Participatif
ACCÈS PUBLIC
22 / 05 / 2014 | 6 vues
Audrey Minart / Membre
Articles : 186
Inscrit(e) le 25 / 07 / 2011

« Des managers, de leurs arrangements et de la souffrance… »

Après avoir travaillé sur les managers de proximité d’EDF, dans le cadre de sa thèse de sociologie, Emmanuel Martin se penche désormais sur l’encadrement face à la souffrance psychique au travail. Un projet de recherche en cours, soutenu par le DIM.

Emmanuel Martin est l'un des lauréats 2013 du DIM Gestes.

« Ce que les dirigeants ont du mal à concevoir, c’est que les « arrangements » existent toujours. Et ce, quel que soit le niveau de prescription. » Un constat qui se nourrit de plusieurs années de recherches, notamment au sein d’EDF dans le cadre de sa thèse. Emmanuel Martin, aujourd’hui âgé de 31 ans, s’y était alors interrogé sur les plus ou moins grandes marges de manœuvre dont disposaient les managers de proximité.

Comment en est-il arrivé à cet objet de recherche ? La question, qui le pousse à l’effort autobiographique, l’ennuie visiblement. « Les sociologues ont horreur de ça… », sourit-il. Il finit cependant par se prêter (toujours avec précautions) au jeu : « Il y a une grande part d’aléatoire dans mon parcours ». Celui-ci est plutôt « classique », juge-t-il : une formation en sociologie, réalisée entre autres au sein de l’École Normale Supérieure (ENS), où il a choisi de suivre le master « enquêtes, terrains, théories », de l’ex-laboratoire de sciences sociales de l’ENS (aujourd’hui Master PDI).

« Il s’agissait de se pencher sur les usages de la sociologie dans le management. Plus précisément, sur la manière dont des éléments de théories, des concepts, des méthodes d’enquête et d’analyse sont mis à profit par des organisations qui, sans être en contact direct avec l’académie, ont néanmoins recours à de petits bouts de sciences sociales », précise-t-il. Avant d’ajouter : « Les sciences sociales n’aiment pas trop reconnaître qu’elles sont appliquées. Alors que c’est le cas. Il suffit de regarder le parcours des personnes chargées des ressources humaines… »

Les « arrangements » des managers de proximité

Un an de stage plus tard à PSA Peugeot-Citroën, où il espérait trouver un terrain pour sa thèse avant de rencontrer quelques obstacles, il change finalement d’objet de recherche. « Je me suis demandé en quoi consistait l’encadrement des salariés dans des organisations profondément renouvelées ». Le jeune doctorant pousse alors la porte d’EDF, grâce à une convention passée entre l’EHESS, dont il était allocataire de recherche, et l’Observatoire national de la qualité de vie au travail d’EDF. Celui-ci avait été créé suite au suicide de trois salariés de la centrale nucléaire de Chinon en 2007. À l’époque, une mission d’audit avait pointé du doigt le manque de marges de manœuvre des managers, en particulier ceux dits « de proximité ». Autant d’éléments pouvant être à l’origine d’atteintes à la santé psychique des salariés.

Pendant trois ans donc, Emmanuel Martin s’entretient avec 110 salariés d’EDF SA et ERDF *. « Comment fait-on pour gérer l’absence imprévue d’un salarié qui rencontre un problème de santé alors que l’on doit recevoir le chef de division et que le planning n’est pas fini ? Ce qui m’intéressait était de comprendre comment l’on « fait tenir » tout cela. Ces « arrangements » ». Des « arrangements » incontournables (1), justifiant même l’importance du travail de ces managers, qui échappent par ailleurs aux procédures visant à rendre les activités les plus transparents possibles. C’est donc là, au sein de ce petit espace et dans l’angle mort des prescriptions et dispositifs de surveillance, que se situe leur marge de manœuvre. « C’est là aussi qu’elle se rétrécit et que tout se joue en termes de santé. Il ne faut pas les enserrer dans des procédures trop précises. Au risque de les pousser à les contourner ». Avec tous les autres risques que cela comporte : stress lié à ce contournement, voire problèmes de sécurité, notamment dans les banques ou l’industrie.

Le sociologue s’en réfère par ailleurs aux travaux d’Yves Clot, en clinique de l’activité. « La diversité du travail réel est inépuisable. Il y a des imprévus, des situations difficiles à cadrer etc. Il faut donc préserver ces espaces, dans lesquels des discussions peuvent se mettre en place entre managers. Un échange de savoir-faire, difficiles à transmettre hors contexte et nécessitant donc un apprentissage collectif ».

Laisser davantage de marge de manœuvre aux managers, autant pour le bien des salariés que pour celui de l’entreprise… Quel écho au sein des directions ? « Elles l’entendent plus ou moins. Mais ce que les dirigeants ont du mal à concevoir, c’est que les « arrangements » existent toujours et ce, quel que soit le niveau de prescription. Il vaut donc mieux y penser avant et intégrer cet espace dans l’organisation du travail. Mais ce n’est pas un message facile à faire passer. Les entreprises qui y sont les plus sensibles sont celles qui ont déjà rencontré de graves problèmes ».

Managers, entre victimes et bourreaux

C’est pour prolonger ces premières recherches qu’il a reçu une allocation post-doctorale du DIM Gestes en 2013. Son nouveau projet, « l’encadrement face à la souffrance psychique au travail : sociologie d’un conflit de responsabilité », est financé sur 12 mois et sera mené sous la direction de Marc Loriol (IDHE).

Le jeune sociologue a donc diversifié les terrains, aujourd’hui au nombre de cinq. En plus d’EDF, il se penche également sur les secteurs du développement, de la banque, de la propriété intellectuelle ou encore de la grande distribution. « L’objet est de voir ce que fait l’encadrement, ce qu'il est possible de faire, face aux situations dans lesquelles il est accusé d’être à l’origine de la souffrance psychique des salariés, qu’il s’agisse de harcèlement, de stress ou de tout ce que l’on met derrière « les risques psychosociaux » », explique-t-il. Cette fois-ci, tous les managers sont concernés. « Ce qui m’intéresse, c’est la position assez ambiguë du manager à qui l’on demande de ne pas « faire souffrir » ses collaborateurs, mais qui peut, du fait de sa position, se retrouver à la fois victime et bourreau ». Ce qui implique de se pencher sur toutes les formes de critiques du travail, des négociations aux poursuites juridiques mais surtout à leurs effets : comment sont-elles traduites en termes de relations de travail, de contrôle, de surveillance, ou d’évaluation… « Finalement, la question que je pose c’est : agir par le biais de la santé permet-il de modifier véritablement l’organisation du travail ? »

Comment aurait-il tendance à répondre après quelques mois de recherche ? « Ca dépend », une réponse de sociologue. « En réalité, il y a très peu de changements. Je constate que quelle que soit la manière dont les questions sont posées, parfois très radicale, avec des implications pénales, ou de manière plus sereine dans le cadre de longues négociations, les conséquences sont relativement peu importantes sur le travail de l’encadrement. Le fait est que les employeurs sont rarement enclins à modifier profondément l’organisation du travail ». Quels types de réponses offrent alors les entreprises ? « La formation. Mais la professionnalisation des managers ne répond qu’à une partie du problème : on oublie les énormes charges de travail et le lien avec les salariés… Sachant qu’ils sont, en France, particulièrement liés à leur manager, à leur équipe, et plus globalement à l’entreprise ». Autre réponse : la prévention, via des chartes de bonne communication, des lignes d’appel pour les salariés « en détresse », ou encore la mise en place de dispositifs de convivialité… « Un peu faible ». Mais on insiste toujours sur le manager, qui doit prendre soin de sa manière de communiquer. Un manager alors soumis à d’innombrables (et parfois paradoxales) injonctions. À suivre, donc.

« Sanitarisation » du discours syndical

Ses références sociologiques ? « J’ai tendance à être éclectique ». Elles vont en effet de Luc Boltanski dans les débuts, à Steven Vallas plus récemment, en passant par les auteurs ayant travaillé sur le « labour process » dans les années 1970 (Richard Edwards, Michael Burawoy…). Sans oublier Pierre Bourdieu, « dont la découverte a été une sorte de révélation intellectuelle, comme pour beaucoup de jeunes chercheurs de ma génération ». Comment se positionner comme sociologue, sur ces questions, dans le champ de la recherche sur la souffrance au travail ? Répondre à cette question était justement le but d’un « dossier-débat », auquel le jeune chercheur a participé (3). Il y évoquait, avec Pascal Marichalar, la « sanitarisation » du discours syndical, une analyse portant donc sur la manière dont les acteurs pouvaient s’emparer du thème de la souffrance au travail. Quelle grille d’analyse choisir pour l’expliquer ? Illusion médiatique ? Dégradation des conditions de travail ? Fragilisation de l’individu ?

« C’est difficile à dire et ce n’est pas réductible à un seul facteur… Les enquêtes statistiques menées depuis les années 1980 par Serge Volkoff et Michel Gollac sont très claires : les individus font face à des charges de travail de plus en plus importantes… Concernant le rapport des individus à leur travail. Il y a certainement des évolutions sociales qui jouent sur le long terme : le travail est de plus en plus divisé, individualisé, on ne sait pas toujours quel est son titre, c’est notamment le cas du « chargé de mission ». On assiste aussi à une forte diffusion du langage psychologique, que beaucoup s’approprient pour interpréter leur propre situation. Mais à l’échelle de la société, c’est difficile à évaluer… Les médias jouent aussi un rôle : quand je demandais aux enquêtés comment ils avaient entendu parler de souffrance au travail, cela semblait en effet venir de l’extérieur ». Les sociologues ont donc bien quelque chose à apporter à cette réflexion.

Références
(1) Emmanuel Martin, « Pourquoi a-t-on encore besoin de managers de proximité ? Une analyse du travail d’encadrement à EDF », Revue de l’IRES, 2013/1 (n° 76).
(2) Marlène Benquet, Pascal Marichalar, Emmanuel Martin, « Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d’EDF-GDF (1985-2008), Sociétés contemporaines, 2010/3 (n° 79).
(3) Michel Lallement, Catherine Marry, Marc Loriol, Pascale Molinier, Michel Gollac, Pascal Marichalar, Emmanuel Martin, « Maux du travail : dégradation, recomposition ou illusion ? » (dossier-débat), Sociologie du travail, n° 53 (2011), p 3-36.

Afficher les commentaires

Oui, les « arrangements » existent toujours et les dirigeants refusent de l'admettre ! Pourquoi ? D'abord parce que la précéduralisation du monde du travail avait promis de tout prévoir et de tout normaliser ; ensuite parce que cela devait permettre l'utilisation de salariés interchangeables et enfin parce que la responsabilisation de la première ligne supposait que l'on puisse économiser les salaires d'agents de maîtrise et de cadres de premier niveau. Oui, mais voilà, les choses ne sont pas aussi simples : nous ne sommes pas des nord-américains. En France, la CONDUITE DES HOMMES s'apprend : donner du sens ; communiquer utilement ; associer aux décisions ; déléguer ; respecter la parole donnée ; valoriser, encourager, remercier ... rémunérer correctement ... Sans cela pas de motivation, pas de bons résultats ! Cf. http://astouric.icioula.org/