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30 / 11 / 2016 | 16 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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L’épuisement professionnel des patrons : des conséquences variables sur les salariés selon la taille de l’entreprise et la formation des dirigeants

L’épuisement professionnel des dirigeants demeure un tabou dans notre pays. Avouer son effondrement pour un responsable de premier plan ou un chef d’entreprise reste rare. À peine quelques patrons emblématiques ont-ils osé faire état dans les médias, de ce syndrome d’épuisement professionnel (SEP) pour préciser aussitôt dans une résilience revendiquée comment ils avaient fait front et su rebondir. Comment ils s’étaient repris après cette faiblesse qui n’était que passagère.

Des dirigeants du CAC 40 épargnés par l’épuisement professionnel

Le parcours sans faute qui conduit un jeune au sortir d’une sélection précoce à 18 ans, à l’âge de l’immaturité.

À l’évidence, l’échec professionnel dans notre culture reste stigmatisé. Notre système d’éducation est en effet calé sur un seul modèle de réussite celui du parcours d’excellence. Symbolique et emblématique, le parcours sans faute qui conduit un jeune au sortir d’une sélection précoce à 18 ans, à l’âge de l’immaturité, sur la base d’une note obtenue en mathématiques, à atteindre les plus hautes fonctions en passant par les classes préparatoires, puis les grandes écoles. L’accès au nirvana des postes de commandement dans les grandes  entreprises étant accéléré par le tremplin qu’offre le passage dans les cabinets ministériels. C’est pour cette raison que l’on a coutume de dire qu’en France la réussite de la carrière professionnelle se mesure à 23 ans tandis qu’en Allemagne la mesure s’établit à un âge beaucoup plus tardif, à 48 ans. Il est vrai que chez notre grand voisin, le mode de sélection des jeunes futurs dirigeants intervient plus tard, vers 25 ans, à l’âge de la maturité sur la base le plus souvent d’un travail de recherche au cours duquel le jeune se coltine les travaux de ses aînés, ce qui contribue à renforcer sa modestie et lui apprend à maîtriser son ego. De plus, les Allemands forment l’ensemble d’une génération et pas simplement une petite élite hautement « raffinée » par un système à bout de souffle qui fait perdurer en France les privilèges qui tiennent plus à l’ancien régime aristocratique qu’au monde globalisé. En Allemagne, le système d’apprentissage (même s’il concerne plus spécifiquement les classes populaires) n’est pas forcément rédhibitoire pour accéder aux hautes fonctions dans l’entreprise. Une grosse dizaine de grands dirigeants a commencé en bas de l’échelle. En Allemagne, les jeunes sortis de l’enseignement supérieur doivent démontrer en partant du « middle management et in concreto » leurs compétences pour accéder aux sphères de décisions du top management. Quand ils parviennent au sommet, ils connaissent les métiers, les marchés, les hommes, la culture des entreprises qu’ils doivent diriger. Ils commettent moins d’accidents industriels avec des conséquences lourdes sur l’emploi, même si la récente sortie de route d’un constructeur automobile montre que la financiarisation est aussi à l’œuvre de l’autre côté du Rhin. En France, aucun dirigeant n’a commencé par l’apprentissage. Les dirigeants des grands groupes se répartissent dans trois grandes écoles : HEC, X et l’ENA. En Allemagne, les dirigeants prennent des décisions plus collectives avec les autres dirigeants associés à la réflexion ; en France, les milieux patronaux sont pour la perpétuation du culte du dirigeant omniscient, unique décideur et visionnaire… Quand un homme arrive à  la tête d’une entreprise du CAC 40 en France (il y a une seule femme dans ce cénacle des grands groupes), il connaît beaucoup moins bien en général les métiers, les hommes, les marchés et la culture que ses homologues allemands. La France a ainsi collectionné depuis de nombreuses années des déroutes industrielles et économiques qui ont détruit des dizaines de milliers d’emplois… Encore récemment. Déroute qui pourrait d’ailleurs prochainement toucher des entreprises jugées par ailleurs très solides en façade.

Les dirigeants de grandes entreprises travaillent certes beaucoup mais dans des conditions telles qu’ils évitent généralement les risques et les épreuves de l’épuisement professionnel.Ce parcours « emblématique »  en France  est réservé à une élite infime en regard des cohortes générationnelles dans l’enseignement, dont 120 000 jeunes décrochent chaque année et se retrouvent alors avec un lourd handicap d’insertion. Cette acception du succès, cette vision rabougrie de la réussite qui ne laisse pas de place à l’échec, véhicule un tel degré d’exigence que toute erreur est perçue comme fatale. Ces modalités d’enseignement par la sanction de l’échec tendent à figer les énergies, la créativité des élèves et des étudiants. Elles rendent impuissantes l’enthousiasme, la joie et le plaisir si féconds dans la création et la construction d’une identité solide ancrée dans l’estime de soi. Cette approche est contre-productive tous les classements internationaux sur le plan de l’éducation le montrent. L’école de la France doit changer ses modalités d’enseignement en donnant confiance en eux à l’ensemble des écoliers, en transmettant le goût de l’effort par le plaisir de la connaissance et le développement de l’esprit critique. En réhabilitant le travail de la main et l’œuvre plus collective. En favorisant chez les élèves le goût de la prise du risque par le renforcement de la confiance en eux.   
Mais il paraît essentiel de bien différencier la situation de ses top managers de celle des petits patrons. Les dirigeants de grandes entreprises travaillent certes beaucoup mais dans des conditions d’assistance, de soutien et de reconnaissance telles qu’ils évitent généralement les risques et les épreuves de l’épuisement professionnel. Par ailleurs, les sources de l’épuisement professionnel se trouvent souvent dans une perte de sens. Or, les grands capitaines des entreprises ne se trouvent pas vraiment traversés par ce type de questionnement.

Des patrons de PME plus exposés car plus isolés

« Surtout ne pas échouer ! » : ce mantra mène les dirigeants d’entreprises et responsables d’exploitation à puiser au-delà du raisonnable  dans leurs ressources physiologiques et psychiques et à mettre en danger leur santé, si ce n’est leur vie. Leur sur-engagement s’alimente dans un travail compulsif et renforce une activité professionnelle excessive qui tend à évacuer toutes les autres activités sociales. Ainsi, les responsables de PME font deux fois moins de sport et dorment en moyenne 30 minutes de moins que les salaries ; il est vrai que leur âge est en moyenne plus élevé puisque deux sur trois ont plus de 50 ans. Il n’empêche que la surchauffe permanente conduit à étalonner les envies, à réduire les enthousiasmes, à asphyxier le sens trouvé dans le travail même pour ceux qui ont la passion de leur métier. Parfois, la vocation du départ chevillée au corps se trouve questionnée, l’envie s’éteint peu à peu et le plaisir de faire devient simple contrainte.

C’est alors que le fléau de cet épuisement professionnel guette. Il peut mener à la dépression, à des risques cardiovasculaires et à de nombreux suicides. Plusieurs études et constats font état de ces dégâts collatéraux. Ainsi, on est en droit d’estimer que l’effondrement professionnel des dirigeants selon le travail du Professeur Olivier Torres, chercheur à Montpellier et animateur de l’observatoire de la santé des dirigeants (Amarok), provoque plusieurs dizaines de suicides par an. Environ un tous les deux jours. L’étude de janvier 2014 de Technologia a, elle aussi, souligné l’ampleur de ce phénomène d’épuisement. Ce dernier s’explique par les contraintes, parfois inextricables, qui enserrent les responsables d’unités économiques.

Plusieurs facteurs sont à l’origine d’un stress chronique. Les relations avec les clients qui s’organisent plus sur le mode de la tension permanente que sur celui de la coopération. Délais de livraison contraignants (si ce n’est impossibles à tenir), régimes de pénalités douloureux, délais de paiement étirés qui fragilisent le sous-traitant, allongement illégal mais nullement sanctionné car l’exploitant ne peut attaquer aussi simplement que cela son donneur d’ordres, la rupture du contrat commercial pouvant mener à la faillite. À ces points, il faut ajouter le transfert des risques et de responsabilités en cas de sinistre et la pression inexorable sur les prix. Sans oublier les relations avec les salariés qui peuvent aussi être parfois éprouvantes et celles tout aussi tendues avec les administrations. Ces dernières sont multiples et de diverses sortes.

SOS entrepreneurs en difficultés

L’image de l’entrepreneur est désormais plus positive auprès de l’administration. Les relations se sont améliorées. Des progrès ont été réalisés en raison de cette ressource rare qu’est un patron de PME susceptible de créer de l’emploi et d’animer un bassin de vie mais ces efforts devraient être amplifiés pour mieux  soutenir l’activité des entrepreneurs, surtout quand ils sont en difficulté. L’association « 60 000 rebonds », reconnue d’utilité publique et fondée par Philippe Rambaud, s’emploie ainsi à accompagner les 60 000 dirigeants en post-faillite chaque année en France. À leur apporter réconfort, compétences et soutien pour entamer une nouvelle vie en pariant que l’échec sera profitable et permettra à la victime un renouveau, à l’image d’un phénix. Les financeurs de capital risque sont désormais attentifs à cette expérience par l’échec, à l’image du slogan de l’association : « il n’existe pas d’occasion unique. La vie offre toujours d’autres chances ».    

L’association APESA, elle, a été créée au tribunal de commerce de Saintes par Marc Binnie qui en est le greffier. Elle s’est rapidement étendue à une majorité de tribunaux de commerce, elle apporte soutien psychologique et accompagnement aux responsables d’exploitations en faillite ou en redressement judiciaire. Situations professionnelles qui débouchent souvent sur l’explosion du couple et la solitude de l’exploitant défait. APESA a déjà sauvé des dizaines de vies. Cette association connaît parfaitement le quotidien de ces petits patrons, de ces responsables ballotés par les vents contraires qui ont tout sacrifié à leur carrière. Même dans la difficulté, ces derniers portent en eux le désir de ne jamais se soumettre et refusent de composer avec un paramètre « eux-mêmes ». Outrepassant leurs limites, le corps souvent dit « non » mais le cerveau veut poursuivre ; l’individu, quoiqu’il en coûte à sa santé, veut prendre le dessus sur son propre corps et forcer son destin.   

Comment piloter un collectif le nez sur le guidon ?

Comme souvent, le trop-plein de travail mène à une efficience altérée. Dernièrement, au cours d’un déjeuner, un avocat responsable d’un cabinet de taille moyenne avouait qu’il travaillait beaucoup trop, qu’il était toujours dans l’urgence du quotidien et que, sans cesse le nez sur le guidon, il avait du mal à envisager les réponses adaptées pour faire face à la révolution numérique qui commence à bousculer le métier des avocats. « Les plates-formes étaient prévisibles mais trop occupé, on ne les a pas vu venir. Il nous faut aujourd’hui réagir mais on a pris une longueur de retard ». À n’en pas douter à travailler trop, on travaille mal !

L’animation des équipes se ressent profondément de la fatigue chronique du chef d’orchestre de l’entreprise.

Le patron de PME en phase d’épuisement se trouve aussi sans recul pour la conduite des gens ce que l’on appelle le management. Le terme de management est ambigu comme l’est souvent la langue anglaise, incapable de trouver un mot pour différencier le homard de la langouste. Plus l’entreprise est dépendante d’un individu, plus un fait s’impose comme une évidence. L’animation des équipes se ressent profondément de la fatigue chronique du chef d’orchestre de l’entreprise. Les tensions et l’absence de résolution des scories qui peuvent alors altérer les relations entre les êtres humains au travail mènent aussi de facto à une crise latente ou avérée.

Très souvent, l’épuisement du responsable le conduit à une vision négative de ses salariés, auxquels il peut même parfois attribuer la léthargie de ses affaires, voire son désastre économique. Sur ce plan, il est intéressant de constater les évolutions de comportement et d’attitude quand des salariés reprennent leur entreprise en difficulté. Le changement de posture mène alors à des constats intéressants « Je ne savais pas que c’était si difficile. Je ne sais pas si je tiendrai longtemps à ce rythme ».

Comme toujours, le mieux est de « marcher dans les chaussures de l’autre » pour le comprendre et pour trouver les bonnes pratiques et bons compromis pour, à partir d’ajustements permanents, mobiliser au mieux les énergies et maintenir ce qui fait sens pour tous : le travail et les grands équilibres de l’entreprise. L’employeur doit saisir que les salariés aspirent au travail mais que le travail n’est pas forcément toute leur vie. Aussi, un bon responsable jugera ses subordonnées autrement que sur leur seule capacité sacrificielle. C’est-à-dire sur leur aptitude à tout sacrifier à leur travail, à abandonner ainsi à son profit les autres pans de vie qui ont aussi un sens pour eux : le sport, la culture, les loisirs et bien sûr la famille. Dans l’évaluation, la capacité sacrificielle des salariés est trop souvent privilégiée au détriment des qualifications, des compétences techniques ou relationnelles. Ce faisant, la porosité de la vie professionnelle et de la vie privée peut entraîner en retour un épuisement professionnel chez certains salariés sur-sollicites et demeurant dans une dépendance sans limite que permettent désormais les nouveaux outils de communication numérique, véritable laisse électronique. Cette mobilisation sans limites de toutes les énergies peut être comprise et s’avérer essentielle à certaines périodes charnières ou à des moments clefs de la vie de l’entreprise afin de sauver le poumon économique mais elle ne saurait durer sur long terme sous peine d’épuisement et d’altération de la santé. Les salariés et leurs représentants doivent comprendre à leur tour que le poste de dirigeant est exposé sur de multiples fronts ; il est très difficile à tenir. Ce poste requiert une disponibilité et un sens des responsabilités si ce n’est un courage de tous les instants. Dans les petites et moyennes structures, le responsable doit disposer de compétences élargies et d’une santé de sportif de haut niveau. Les salariés, à l’aune des citoyens, admettent une large différence entre les petits patrons, les animateurs d’association d’une part et les grands capitaines d’industrie.  

Le stress chronique mène trop souvent à la no-nécoute de ses salariés par le dirigeant. Les tensions qui le traversent sont reportées sur son entourage et lui font perdre de vue l’essentiel au profit de l’accessoire. L’essentiel, c’est le fait que chacun se donne à son travail comme il le peut. À l’aune d’un chômage de masse et de longue durée (1 million de personnes sont sans emploi depuis plus de deux ans et 2 millions le sont depuis au moins un an), toutes les études depuis de nombreuses années démontrent que les Français sont attachés à leur travail et sont à peu près satisfaits de ce dernier aux deux tiers et souhaitent avant tout travailler et avoir les conditions réunies pour faire un bon travail. L’accessoire existe, bien sûr. Il peut parfois menacer l’essentiel, par exemple lors d’un conflit prudhommal exacerbé.

Face à la tentation de l’épuisement professionnel, le dirigeant garde néanmoins des ressources et des leviers. Sa latitude décisionnelle et son autonomie restent plus importantes que celles des cadres salariés. Son pouvoir d’agir et sa capacité à gérer le temps et à prendre des initiatives sont des atouts et des leviers de santé psychique. L’étude de Technologia a ainsi montré une capacité plus importante chez les patrons de PME à se régénérer et à repartir d’un bon pied à l’aube vers leurs activités que celle constatée chez les cadres du privé abimés eux aussi par le sur-engagement. Sans doute leur statut (la reconnaissance qui s’y attache et dont ils bénéficient) leur permettent-ils à niveau de stress chronique équivalent de mieux se relever le matin après les épreuves multiples de la veille, afin d’assumer leurs responsabilités. Fort heureusement car ce sont les PME  qui créent aujourd’hui les emplois et plus tellement les grandes entreprises.

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l’exercice de responsabilités à la direction d’une PME représente en effet des risques psychologiques liés à la surcharge mentale et au stress : faire face à un faisceau de contraintes économiques et humaines, à des conflits sociaux, commerciaux, fiscaux…, assumer une responsabilité financière, juridique et morale, éventuellement personnellement et directement, expose souvent à un excès de charge mentale qui génère des conditions de travail stressantes, responsables de risques psychosomatiques (maladies cardio-vasculaires, troubles musculo-squelettiques, troubles gastro-intestinaux, états d’anxiété et dépressifs, addictions) : mesures de prévention indispensables ! : http://www.officiel-prevention.com/protections-collectives-organisation-ergonomie/psychologie-du-travail/detail_dossier_CHSCT.php?rub=38&ssrub=163&dossid=469