Plan social 2.0 : Capgemini innove
Aujourd’hui, cette grande entreprise qu’est Capgemini s’essaye à un exercice expérimental et innovant dans le secteur des services, mettant en jeu Sogeti France, l'une de ses grosses filiales et l'un de ses petits concurrents, Alteca.
- Le projet présenté au comité d'entreprise prévoit le transfert de 230 salariés, jugés inemployables, chez Alteca. Il s'agit d'une cession d’activité avec reprise du personnel en sous-traitance.
Il faut dire ce qui est : le montage est bien fait. On identifie une catégorie du personnel d’un ou plusieurs bassins d’emplois, on cède le personnel à une société tierce, potentiellement non implantée dans le bassin cible, beaucoup moins chargée en structure et pouvant donc amortir la moins bonne valeur ajoutée des prestations.
Pour les clients, la modification est transparente : ils commercent toujours avec Capgemini et les « prestataires physiques » sont toujours les mêmes. Mieux : les coûts pourraient même baisser. Seuls les ex-salariés de Capgemini verront la différence…
Une différence de taille, même, puisque pour eux, c’est le changement d’employeur, le changement des règles, la « rupture du contrat moral » qu’ils avaient donné à Capgemini.
Pas de PSE
En moins de 10 ans, le temps de laisser passer la dernière crise, les partenaires sociaux et le patronat ont constitué bon nombre d’outils permettant d’amortir l’effet des crises dans les métiers des services, premiers touchés quand l’industrie va mal. Parmi ces outils, la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) dans sa dimension sociale, la prévention des risques psycho sociaux (RPS), et la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC).
Quand cela ne suffit pas, la législation offre un dernier outil : le plan social (PSE).
En matière de séparation, s’il y a une chose complexe à lancer dans une SSII, comme dans tous les métiers de prestations intellectuelles, c’est bien un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE, plan social) : trop peu de catégories professionnelles pour distinguer parmi les salariés ceux qu’on veut garder de ceux qu’on veut laisser partir, impossibilité d’embaucher pendant une longue période, « cassant » de fait l’activité commerciale (dans la branche, l’embauche est la plupart du temps conditionnée par le gain d’un nouveau contrat client), le tout accompagné d’une publicité dont on se passerait souvent…
Aujourd’hui, Capgemini a donc décidé de se débarrasser de 230 salariés. Nous allons vous montrer qu’elle ne passera pas par le plan social et que, sans réfuter la RSE, les RPS et la GPEC, elle se met en situation de parvenir à ses fins. Y a-t-il un intermédiaire entre ces deux types d’outils, entre le préventif et le curatif ? D’autres entreprises pourront-elles s’inspirer de la situation ?
Non-rentabilité et dégringolade marseillaise
Le métier du développement applicatif n’a plus le vent en poupe depuis longtemps : prestations à faibles valeurs ajoutées, multirisques, chères en management et en structure, dont le personnel et les technologies sont globalement vieillissants, leurs gestions n’apportent que peu de retour sur investissement dans la volonté de croissance à 2 chiffres d’une entreprise du CAC40.Un morceau de filiale « coule », un autre résiste : pourquoi ?
Mais paradoxalement, on sait mieux le rentabiliser dans certaines filiales que dans d’autres, au sein d’un même bassin d’emploi ; on voit ainsi, dans de mêmes conditions structurelles, économiques et géographiques, un morceau de filiale « couler » et un autre résister. Pourquoi ? Comment ?
Capgemini est composée de plusieurs filiales, conséquences de divers rachats et restructurations, qui se chevauchent partout dans les territoires, se faisant concurrence les unes les autres, sur des métiers souvent identiques, souvent même chez les mêmes clients. Parfois on travaille ensemble, parfois en concurrence. On pourrait donc imaginer une fusion de ces entités, de leurs employés, pour restaurer une visibilité cohérente vis-à-vis du marché. Mais lorsque l’entreprise estime que le nombre de salariés concernés par un même métier atteint un seuil critique dans une zone géographique donnée, la fusion n’est pas envisagée.
Le choix de se séparer de l’activité « doublonne » ne surprendra donc personne, dans cette logique.
C’est l’histoire de la dégringolade qu’a vécu, de près ou de loin, la moitié de ces 230 personnes qui aujourd’hui sont pointées du doigt par le groupe. Depuis mi-2009, les délégués du personnel marseillais constatent une anomalie de taille dans une société commerciale comme Capgemini : le dernier ingénieur commercial est parti. À la question « quand sera-t-il remplacé ? », la réponse est systématique : « on cherche ». On a cherché pendant près d’un an. Une SSII sans commerce pendant un an : absurde ! On confie aux salariés eux-mêmes la tâche du foisonnement, les clients (ni les salariés) ne savent plus à qui s’adresser, les contrats à renouveler se perdent, faute de responsable pour les signer, certains clients se « fâchent » et les salariés commencent à « revenir » en inter-missions. Le bassin d’emploi n’est plus ciblé, ou marginalement pour « rendre service à un client », « on ne gagne pas assez d’argent avec ces prestations, la concurrence est rude », dit-on…
- Mais pour se séparer d’une partie de son personnel, quand on est aussi visible en bourse, on ne peut pas faire n’importe quoi. Surtout quand près d’un tiers de ses presque 20 000 salariés exerce ce même métier dans le groupe, et que « seulement » 230 personnes sont en doublons en France… Pour l’instant…
- Dans l’ancien modèle structurel de l’« agence-type », les commerciaux étaient attachés à un métier, les salariés leur étaient également attachés, et ils devaient donc prospecter une cible « métier ». On « finissait », donc, par trouver une mission pour chaque prestataire. Depuis 2009, un commercial est attaché à un certain nombre de clients ou à une typologie de clients (marchés publics, bancaire etc.), quelle que soit l’offre (le métier) présentée. Quand les nouveaux commerciaux arrivent enfin, fin 2010, le modèle est en place et il leur est donc facile de « sélectionner » les prestations les plus rentables, laissant de côté certaines activités, moins intéressantes pour le chiffre d’affaires.
Dans ce laps de temps, l’écœurement, la lassitude, les incohérences de directives ont fait démissionner une partie du personnel de « pilotage », la région marseillaise se retrouve dépourvue de décideur, dépourvue de commerce, ses chefs de projets « key people » s’étiolent vers la concurrence, le carnet de commandes se réduit comme peau de chagrin sur l’un des trois secteurs majeurs de l’entreprise.
Alors on essaye de rapatrier des morceaux de projets d’autres régions, pour « maintenir des emplois », dit-on. Mais ces projets souffrent déjà d’une marge réduite (chaque entité prend sa part du gâteau) et rapportent également peu, en regard de l’exigence de remontées de bénéfices vers les strates supérieures du groupe (Holdings).
La gestion des carrières est mise de côté, mais la gestion des clients aussi.
Dans la logique du pire, certains projets, laissés sans encadrement ni suivi (« delivery »), « explosent » au point de doubler le déficit de l’unité économique de la filiale en quelques mois avec un seul projet en dérive. Sur le métier en question, le « management » change tellement (17 managers et « leaders » en 2 ans et demis, certains partent et reviennent) que personne ne sait plus qui fait quoi, à qui demander quoi et est-ce que les promesses seront tenues par le suivant. La gestion des carrières est mise de côté, mais la gestion des clients aussi.
Enfin, l’activité du développement d’applicatif est donc comme « mise de côté », « attentiste ». Pourtant, sur le même bassin d’emploi, les autres filiales s’en sortent sur cette activité-là. En presque trois ans, en annihilant la culture commerciale, en confiant à des managers tout juste promus en interne la responsabilité du contact clients, en laissant partir les « key people » les uns après les autres, un métier particulier a été posé sur le piédestal de la non-rentabilité.
- Aujourd’hui, Capgemini estime que sa concurrence interne et externe l’oblige à se séparer des derniers salariés qui ont résisté au sein de cette activité. La résilience de ces salariés est d’autant plus symptomatique que des vagues entières de leurs collègues sont parties, incapables de résister à un contexte qu’ils percevaient comme délétère.
Vive la GPEC pour cibler le personnel à céder
Dans les grandes entreprises, auxquelles la loi a imposé de prendre en compte la GPEC, la rupture conventionnelle, survenue ces dernières années, ne peut pas être utilisée.
- Ainsi, dans les métiers de l’informatique, le recours au « départ négocié » est devenu monnaie courante et, depuis une dizaine d’année, le « chèque » est devenu l’usage observé pour limoger proprement ; quand bien même son encadrement juridique n’offre pas la « sérénité » absolue, tout le monde est content.
Mais qu’arrive-t-il lorsque, la conjoncture du marché du travail étant celle qu’elle est, le personnel n’est plus d’accord pour être limogé « proprement » ? Que se passe-t-il lorsque le turn-over « naturel » se grippe et que l’engorgement de l’inter-missions ne parvient plus à être absorbé, même avec des artifices, et qu’on ne veut toujours pas procéder à un plan social sans mettre l’entreprise entière en péril, ni licencier « sec » des gens qui n’ont pas commis de faute, ni aller chercher des missions qui paieraient pourtant les salaires, même à gain zéro ? Ah oui, ça ne rapporte pas assez…
L’identification elle-même du personnel « choisi » est bien pensée : la CCN Syntec possède très peu de catégories professionnelles. Les plafonds de verre se situant vers les catégories 2.1 et 2.2 pour la plus grande majorité du personnel, à 80 % constitué de cadres.
Pour différencier deux personnes de même catégorie, de même emploi (et ainsi conserver « le bon ») il faut recourir à un découpage, à une dilution, de ces catégories, de manières à les rendre plus nombreuses. C’est là qu’entre en jeu la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Cet outil a pour vocation d’anticiper les retournements des marchés et d’identifier les métiers devenant désuets et pour lesquels une requalification du personnel deviendra nécessaire à court ou moyen terme. L’objectif évident étant d’éviter le recours au PSE lorsqu’une activité décline.
L’intention est noble et peut être de très bon sens lorsqu’elle est appliquée avec éthique sociale.
Dans une GPEC doivent être identifiés les différentes compétences de l’entreprise, recensées dans un référentiel élaboré par l’employeur. Une multitude de petites cases servant à différencier des salariés de catégories contractuelles identiques, petites cases qui permettent en interne de transformer l’« emploi » (et donc, le seul terme à retenir dans la relation contractuelle) en « fonction » totalement interne.
D’un emploi d’« ingénieur d’études » (stipulé dans le contrat de travail, bien encadré dans la convention collective), on se retrouve dans une fonction « développeur débutant », sans avoir rien demandé, parfois sans le savoir, car la seule trace visible (et anormalement présente) sur la feuille de paye est un acronyme. Ainsi, en interne, on peut affecter n’importe quel « ingénieur » (métier Syntec sur lequel pourrait porter un PSE, par exemple ; les « ingénieurs » représentent plus de la moitié du personnel…) à n’importe quelle « fonction interne » de n’importe lequel des référentiels des métiers de l’entreprise, contournant de fait la notion même de l’« emploi » pour lequel on a été embauché par contrat.
Du coup, le nouvel « emploi » considéré par l’entreprise, qui au passage invente et utilise une grille interne dé-corrélée de celle de sa convention collective, n’est qu’une fonction interne non contractuelle, utilisée comme si elle l’était : l’emploi est transformé en fonction, qui est retransformée en un nouvel emploi qui n’est défini nulle part mais qui sert de base dans la relation contractuelle future...
Il est aisé de comprendre qu’il sera plus facile d’identifier le personnel par sa fonction interne arbitraire de « développeur débutant », même après 15 ans d’ancienneté, que par son emploi contractuel d’« ingénieur ».
- Ainsi, si la volonté d’une entreprise est de céder l'une de ses activités jugée peu rentable ou de procéder à un plan social, loisir lui est donné de placer au bon endroit (dans la bonne case) dans son référentiel des compétences, l’ensemble de son personnel pourtant embauché pour un même emploi, puis de pointer du doigt les cases souhaitées.
La mécanique a simplement été rendue « possible » grâce à la GPEC.
Une entreprise comme Capgemini peut donc désormais « cibler » les salariés, chose qui lui était impossible dans un PSE « classique ».
Une cession socialement responsable ?
Sur la présentation du projet, éviter à Pôle Emploi de prendre en charge ce personnel est plutôt astucieux de la part du géant de l’informatique, et les pouvoirs publics l’en féliciteront : tant que les quelques projets en cours survivront, les salariés auront leur salaire !Certes aujourd’hui, le phénomène n’est pas très spectaculaire : quelques 230 personnes sur 20 000, c’est presque marginal, ça passerait presque inaperçu si on ne parlait pas de la seconde plus grosse filiale de Capgemini, société emblématique de l’informatique française, si on ne parlait pas d’un métier qui « rapporte » toujours.
Mais les « niches non rentables » de Capgemini sont nombreuses, les concurrences internes également et 2013 est bientôt là… Cette cession est « la dernière de 2012 », dit-on.
Mais qu’arrivera-t-il à ces 230 personnes lorsque leur « contrat client en cours » sera terminé, puisque les bassins cibles sont présentés comme trop concurrentiels et pas assez rentables ?
À plus court terme, qu’arrivera-t-il aux salariés actuellement en inter-missions ?
Le repreneur aura-t-il les mêmes « valeurs » que Capgemini (Capgemini et ses 7 valeurs : honnêteté, audace, confiance, liberté, solidarité, simplicité et plaisir) ?
- Aura-t-il moins peur du qu’en-dira-t-on s’il procède à une fermeture de site, confiant en cascade à Pôle Emploi le personnel que Capgemini n’a pas voulu assumer, requalifier, réaffecter, malgré ses engagements de gestion de carrière au travers de sa GPEC, signée avec ses partenaires sociaux ?
Est-il normal pour une société du CAC40, fleuron de l’industrie française, société qui perçoit des subventions au travers du crédit impôt recherche et ce, dans des sommes conséquentes permettant parfois d’avoir un bénéfice positif en fin d’année sur plusieurs de ses filiales, de pouvoir ainsi se débarrasser d’une activité qu’elle juge arbitrairement comme de moins en moins attractive, en confiant à un autre, moins « visible », le soin de « gérer les fins de carrière » ?
Est-il acceptable, dans un marché soumis à la libre concurrence, quand ses propres concurrents n’ont pas la capacité à faire de même, qu’on puisse se débarrasser des inconvénients d’une convention collective (l’inter-missions est rémunéré, contrairement à l’intérim), pour n’en garder que les avantages (conserver les relations clients et une part des marges de prestations qu’on aurait abandonnées autrement) ?
Le législateur a-t-il omis, dans sa réflexion, de prévoir ce genre de situation ?
L’industrialisation d’un tel processus pourrait-elle permettre, à l’image de ce que Capgemini propose déjà en termes d’externalisation de prestations, de créer une nouvelle offre en matière d’ingénierie sociale ?
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