Organisations
Enjeux et tabous de la prévention des risques psychosociaux
« La prévention des risques psychosociaux doit devenir un challenge managérial pour sonner aux oreilles des directions. Cela sous-entend une appropriation interne pour piloter des indicateurs mesurant les gains liés à une stratégie de prévention », estime Victor Waknine, de Mozart Consulting qui milite pour l’Ibet (Indice du Bien-Être au Travail), en mode « open consulting », en miroir au pendant financier symbolisé par l’Ebit (Earning Before Interest and Taxes). « Il faut être capable de mesurer la performance sociale sinon on en restera aux constats avec de simples mesures d’ajustement », estime cet ancien cadre dirigeant du groupe France Télécom qui s’emploie à faire passer son message auprès des directions. À quand le premier cas d’une direction qui pilotera une série d’indicateurs sociaux avec le bien-être comme nouveau critère de l’accord d’intéressement aux résultats ? Aujourd’hui, le cas de figure confine à de la science-fiction.
Une volonté modérée de changement
Sur 15 interventions CHSCT chez France Télécom du cabinet Ircaf, la direction en a contesté 5 en justice, dont une avec succès. Les demandes d’expertise des CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) pour risques graves ou projets importants intègrent désormais quasiment systématiquement un volet risques psychosociaux, et sont souvent conflictuels. Sur 15 interventions CHSCT chez France Télécom du cabinet Ircaf, la direction en a contesté 5 en justice, dont une avec succès. Sur les dix autres, « l’acceptation a été relative. Il n’y pas eu d’obstacle mais pas non plus d’effort particulier pour faciliter la mission », rapporte René Dagand, le directeur de ce cabinet. De fait, les actions correctives acceptées par les directions sur la base des préconisations de ces rapports CHSCT remettent rarement en cause l'organisation du travail et jouent plutôt sur des variables d'ajustement comme la formation.
C’est encore largement sous la contrainte conjuguée des syndicats, des CHSCT, des médias et désormais du politique que les directions se décident à « avancer » sur ce terrain sensible. « Le commun accord se construit. J’ai l’exemple récent d’une direction qui a d’abord contesté la justification du recours à l’expertise du CHSCT. Elle l’a ensuite accepté et y a même participé pour prendre in fine l’initiative d’un audit organisationnel », explique Michel Rousseau, le responsable de Cedaet, un cabinet au statut coopératif qui intervient à la demande des CHSCT.
Parfois l’électrochoc est tel que la direction ne pense même pas à contester. Comme dans cette entreprise de service employant un millier de salariés où une personne s’est suicidée alors que les plaintes pour harcèlement pleuvaient. Ircaf a mené une expertise à la demande du CHSCT en démontrant que l’organisation du travail induisait en grande partie ces harcèlements. « Ce sont les salariés qui ont été impliqués pour définir la nouvelle organisation du travail, les cadres les plus enclins aux harcèlement ont été débarqués et l’ensemble de l’encadrement a été formé », explique René Dagand qui assure travailler aussi en direct avec des directions dès lors que les CHSCT se bornent à traiter les questions d'hygiène. « Nous appliquons alors la même méthodologie qu’avec les CHSCT et nous tenons à ce qu’il y ait une restitution aux élus du CHSCT et ensuite à l’ensemble du personnel », précise-t-il.
Quid des prérogatives des CHSCT ?
« Les accords traduisent une approche par le haut qui peut réduire les capacités d’analyse des CHSCT » - Dominique Lanoë, Isast
Les accords de prévention de stress que le Ministre du Travail entend voir se généraliser dans les entreprises de plus de 1 000 salariés, sous peine de coup de projecteur sur les mauvais élèves, vont permettre aux partenaires sociaux de s’accorder. « Ce n’est pas honteux de travailler avec des directions », estime Dominique Lanoë, du cabinet Isast qui voit tout de même un risque inhérent au développement à venir de ces accords. Pour lui, « les accords traduisent une approche par le haut qui peut réduire les capacités d’analyse des CHSCT qui reflètent une approche terrain. Il y a un risque d'étouffement des prérogatives de ces derniers. » Les accords déjà signés dans la branche des Caisses d’Épargne ou encore chez PSA référencent ainsi un ou deux prestataires. Quelle sera la légitimité des demandes d’expertises des CHSCT des entreprises « couvertes » par des accords ?
« Il n’y a pas d’équivalent des CCE (Comité Centrale d’Entreprise) pour les CHSCT. Voilà qui explique un manque de coordination et le retard dans la prise de conscience des directions » - François Cochet, SecafiPour gagner en efficacité, le fonctionnement des CHSCT serait à revoir. « Les directions n’ont pas vraiment d’interlocuteurs centraux sur le volet des conditions de travail du côté des institutions représentatives du personnel. Il n’y a en effet pas d’équivalent des CCE (Comité Centrale d’Entreprise) pour les CHSCT. Voilà qui explique un manque de coordination et le retard dans la prise de conscience des directions. Il faudrait introduire des CHSCT centraux avec de véritables pouvoirs. Pas comme celui de France Télécom », lance François Cochet, le responsable de l’activité CHSCT de Secafi (Groupe Alpha). Le comité national fédérant l’ensemble des CHSCT de l’ex-ANPE a disparu avec la fusion. Idem pour celui qui était en place entre EDF et GDF.
Quid de l’exploitation nationale des milliers de rapports d’expertises CHSCT pour mettre en perspective les constats et préconisations ? Le Ministère du Travail serait en droit de demander aux cabinets d’expertise qu’il agrée de faire remonter l’ensemble de leur rapports. Lors des demandes de renouvellement de leur agrément, les cabinets doivent pour le moment seulement adresser un bilan d’activité établissant la liste des expertises réalisées. Les experts de l’Anact et de l’INRS, qui participent par délégation de l’État à ce processus d’agrément, tirent alors au sort les rapports qu’ils veulent recevoir afin de s’assurer que les méthodologies déployées sont dans les clous. Les analyses ne portent par sur le fond.
Xavier Darcos, le Ministre du Travail a annoncé son intention d’exploiter la matière première de ces rapports. Qui sera en charge des analyses ? La charge du travail potentiel s’annonce monumentale... Pour Jean Baptiste Obéniche, le directeur général de l’Anact, « il est essentiel de faire le lien entre le diagnostic et l’action. C’est ce que nous nous efforçons de faire lors de nos interventions dans les entreprises. Elles sont peu nombreuses car nous les choisissons. Nous n’intervenons pas à chaud par exemple. » À noter que l’Anact anime un réseau d’échanges d’expériences entre une vingtaine de grandes entreprises sur la prévention des RPS.
Les approches paritaires se multiplient
« Il faut rassembler le plus grand nombre. Il ne s’agit pas de stigmatiser le management. Nous conjuguons les démarches socio-organisationnelles et managériales » - Jean-Claude Delgenes, Technologia
Directions et syndicats sont donc désormais de plus en plus contraintes de faire converger leurs approches. Il est question d’approches paritaires. En avril 2008, un groupe de travail paritaire (GTRPS) dédié à l’étude et à la prévention des risques psychosociaux s’est mis en place chez Thales Security Systems (TSS). Il est composé de représentants du personnel, de membres du CHSCT, du médecin du travail et de représentants de la direction. La mission que mène actuellement le cabinet Technologia chez Renault ne se déroule pas non plus dans le cadre d’un recours à expertise d’un CHSCT. C’est dans le cadre d’une négociation avec les syndicats, en dehors des CHSCT, que les modalités de cette nouvelle mission ont été fixées. « Il faut rassembler le plus grand nombre. Il ne s’agit pas de stigmatiser le management. Nous conjuguons les démarches socio-organisationnelles et managériales », souligne Jean-Claude Delgenes, le directeur général de ce cabinet qui intervient actuellement chez France Télécom après que la direction ait proposé trois cabinets aux syndicats qui en ont choisit un. Technologia et Secafi, deux cabinets agréés CHSCT par le Ministère du Travail et le cabinet Stimulus qui s’est quant à lui vu refuser il y a trois ans sa demande d’agrément comme experts CHSCT, étaient en lice. En attendant que le processus d’agrément ministériel évolue, voilà qui n’a pas empêché Stimulus d’être le prestataire unique de l’accord sur la prévention du stress de PSA. Dans la branche des Caisses d'Épargne, l’accord a référencé deux prestataires susceptibles d’intervenir. Chaque entité pourra choisir Stimulus ou bien Secafi...
Des étiquettes qui se décollent
« À défaut d’unanimité, il y désormais une majorité de consensus à propos des interventions que nous conduisons » - Patrick Légeron, StimulusLes clivages sont de moins en moins marqués entre les prestataires étiquetés « direction » et ceux associés aux expertises CHSCT. Parmi les premiers, certains ont bien compris qu’ils ne pouvaient pas en rester à mesurer simplement le niveau de stress, au travers de questionnaires occultant largement les contraintes organisationnelles, à de la formation à la gestion du stress ou à de l’accompagnement faisant reposer les solutions correctives sur les personnes. « Certains modes d’organisation du travail devraient être interdits par la loi », a ainsi lancé Patrick Légeron, le directeur général du cabinet Stimulus, lors d’une rencontre organisée par l’Ajis. Du côté des experts CHSCT, si l’approche collective et organisationnelle reste la priorité, les cabinets font de moins en moins l’impasse sur les cas individuels. Cabinets étiquetés « direction » et experts CHSCT usent chacun d'un même outil, non exclusif : le questionnaire de masse. « Le questionnaire suscite une attente chez les salariés qui participent à mettre la pression sur les directions et les représentants du personnel », souligne Jean-Marie Vayssière, le responsable de l'activité CHSCT de Syndex.
Sociologie des organisations, ergonomie, psychologie, psychiatrie, psychodynamique du travail : le développement de la pluridisciplinarité des approches favorise la convergence des partenaires sociaux. « À défaut d’unanimité, il y désormais une majorité de consensus à propos des interventions que nous conduisons », remarque Patrick Légeron, qui se réjouit de voir des directions qui se sentent désormais à l’aise pour communiquer sur leur pratique en matière de préventions. Et ce psychiatre entrepreneur de poursuivre, « beaucoup de directions n’ont pas attendu pour faire de la prévention mais elles ne tenaient pas à le faire savoir, par crainte que cela soit mal interprété. » Peut-être qu’un jour les employeurs contribueront à l’intégration des maladies psychosociales dans le tableau des maladies professionnelles afin de faciliter leur reconnaissance ?