Organisations
Engagement des salariés : un problème de management ou de gouvernance ?
Hubert Landier, consultant en relations sociales du travail, s'appuyant sur le modèle de coopération de Sir Richard Layard, professeur à la London School of Economics, explique en quoi l'existence d'un contrat de confiance entre salariés et employeurs est un contrat gagnant/gagnant pour les deux parties. Un rappel qui n'est pas inutile...
Parlons du travail : Hubert Landier, quel est, selon vous, l’origine du désengagement des salariés ?
Hubert Landier : La tendance au désengagement des salariés est aujourd’hui considérée par les DRH comme un problème majeur. Celui-ci se manifeste de multiples façons : augmentation de l’absentéisme, démissions inopinées, laisser-aller, multiplication des retards ou des erreurs, attitude désinvolte à l’égard du client...
L’origine de cet « absentéisme moral » est souvent attribuée à l’évolution des comportements sociaux : montée de l’individualisme, déclin du syndicalisme et de l’action collective, absence de philosophies porteuses de loyauté. L’entreprise, autrement dit, ne serait pas responsable de ce qui serait un « fait de société » indépendant de sa politique à l’égard des salariés.
Il est une autre façon d’envisager le problème : et si le désengagement des salariés était le reflet du désengagement que manifestent eux-mêmes les actionnaires à l’égard de l’entreprise ? L’absence de confiance des salariés en l’engagement durable de ces derniers susciterait, par une sorte de mimétisme, leur propre désengagement.
Si cette hypothèse se révélait fondée, il ne s’agirait plus d’un problème de management, mais d’un problème de gouvernance. Un actionnariat durable et une politique de développement durable seraient alors la condition nécessaire pour que les salariés se sentent eux-mêmes engagés dans leur activité au sein de l’entreprise qui les emploie.
Parlons du travail : Qu’est ce qui pourrait instaurer/réinstaurer un contrat de confiance entre actionnaires de l’entreprise et salariés ?
Hubert Landier : Sir Richard Layard, professeur à la London School of Economics de Londres, dans son ouvrage sur Le prix du bonheur pose à sa façon le fameux « dilemme du prisonnier ». Deux chasseurs doivent coopérer en vue d’une chasse au cerf. S’ils coopèrent loyalement, ils tueront 4 cerfs, ce qui en procurera deux à chacun. Si le premier d’entre eux décide de tricher, il peut espérer revenir avec trois cerfs, alors que le second, resté loyal, reviendra bredouille ; si celui-ci décide de se montrer déloyal alors que le premier se montre loyal, il en tirera de même un gain de trois cerfs et l’autre reviendra bredouille ; si tous deux se montrent déloyaux, ils reviendront chacun avec un seul cerf. Que faire ?
Le premier chasseur, ignorant ce que sera le comportement du second, peut se dire qu’en trichant, il a toutes les chances de gagner plus que s’il se montrait loyal et que c’est donc la bonne solution.
Mais, poursuivant son raisonnement, il se dit aussi que le second chasseur aura, lui aussi, intérêt à se montrer déloyal et que, tous deux se montrant déloyaux l’un à l’égard de l’autre, ils reviendront alors tous deux bredouilles. L’idéal serait sans doute d’inciter l’autre à coopérer, tout en trichant soi-même. Mais lui-même fera le même raisonnement, ce qui mène au même résultat. Il est également possible de considérer qu’il s’agit d’un imbécile, que sa loyauté est assurée quoi que fasse son partenaire, mais il s’agit là d’un risque car loyauté et déloyauté ne sont pas nécessairement affaire d’intelligence. Bref, le problème est insoluble.
La morale de l’histoire, en tout cas, est assez claire : lorsque les deux chasseurs ont de bonnes raisons de se faire confiance, ils en tireront ensemble un gain maximal. Mais si cette confiance n’existe pas, l’attitude que l’un et l’autre adopteront risque de conduire au désastre. La prospérité collective ne peut être fondée que sur la confiance. La tricherie partagée conduit au désastre. Quant à l’attitude intermédiaire, qui pousse le premier joueur à tricher en espérant que le second, lui, se montrera loyal, c’est une politique à courte vue. Le second joueur ne s’y laissera pas prendre deux fois.
Parlons du travail : En quoi cette « parabole » de la chasse peut-elle s’appliquer à la vie d’une entreprise ?
Hubert Landier : Cette « parabole » s’applique exactement au cas de l’entreprise. Le gain total maximal suppose de la confiance de part et d’autre. Si l’entreprise est dirigée d’une façon déloyale vis-à-vis des salariés, ou du moins d’une façon telle qu’ils la jugent déloyale, ils apprendront vite à se montrer déloyaux eux-mêmes. Changeons de vocabulaire : l’engagement durable des uns et des autres conduit à une réussite collective maximale. En revanche, le désengagement des uns produit le désengagement des autres, ce qui finit par aboutir à un résultat catastrophique. Reste à savoir si c’est cela qui se produit dans la réalité et si c’est là l’origine du comportement des salariés à l’égard de l’entreprise, tel que s’en plaignent nombre de DRH.
Parlons du travail : Pouvez-vous développer ?
Hubert Landier : Traditionnellement, l’entreprise française était fondée sur un contrat moral implicite entre les salariés et les investisseurs. Les investisseurs, qui se confondaient avec la direction de l’entreprise, s’efforçaient d’en assurer le développement sur le long terme, tout en en tirant pour eux-mêmes un profit raisonnable. Les salariés apportaient à celui-ci leur contribution en travail moyennant un salaire lui aussi raisonnable. La sécurité de l’emploi était plus ou moins garantie, parfois sur plusieurs générations. Bien entendu, ce modèle n’avait rien d’idyllique : les salariés pouvaient être objets d’injustices et il y avait parfois des conflits en vue d’un rééquilibrage de la valeur créée entre les salariés et les investisseurs. Mais ces conflits intervenaient sur fond d'une règle du jeu implicite, que certains théoriciens avaient décrite sous l’appellation d’« association capital-travail ».
Ce modèle demeure vivace dans les PME et dans certaines grandes entreprises dont le capital reste détenu par le fondateur ou par sa famille. La garantie qu’il offre aux salariés est celui d’un engagement des investisseurs sur le long terme. En contrepartie, ils doivent faire preuve de loyauté. L’entreprise devient un bien commun entre la société de capitaux et la communauté des salariés. Quels que soient les conflits qui peuvent survenir, ce contrat moral est fondé sur la confiance. Comme le dit la charte d’une grande entreprise américaine, dont le capital est toujours exclusivement détenu par la famille, « la réussite durable est une réussite partagée ». Les salariés sont associés à ce type d’entreprise sous forme de primes liées aux résultats, d’un intéressement lié à ces mêmes résultats et d’une participation aux bénéfices. Lorsque la conjoncture économique est difficile, ils se montrent souvent capables d’accepter provisoirement un gel des salaires et une réduction des avantages dont ils bénéficiaient, dans la mesure où il s’agit d’assurer la survie de ce bien commun que représente à leurs yeux « leur » entreprise. Là encore, bien entendu, il ne s’agit pas d’idéaliser la réalité, mais de décrire un modèle qui a sa logique.
Dans les services publics tels qu’ils étaient assurés sous forme d’un monopole d’État (administration ou établissement publics), le contrat moral assurait de même un lien fort entre le salarié et l’institution. Ce lien était fondé sur une valeur qui transcendait les intérêts en présence : le service public. Celui-ci donnait tout son sens au travail, créait une fierté d’appartenance et conférait son identité à chacun des « agents ». On était facteur, cheminot, électricien ou gazier. Cette identité était portée par toute sorte de symboles et un riche patrimoine historique commun, largement embelli, qui justifiait les accusations à l’adresse de quiconque, du côté de la direction, tendait à s’en éloigner par ses initiatives personnelles.
Parlons du travail : Mais ce n’est plus le modèle dominant aujourd’hui dans un pays comme la France ?
Hubert Landier : Ces deux modèles, celui de l’entreprise familiale et celui du service public, ont largement reculé en France, derrière le modèle de la « public company » de type américain. Ce modèle donne la prééminence à la société de capitaux, c’est-à-dire aux investisseurs, par rapport aux attentes du corps social. Toutefois, il ne s’agit pas d’investisseurs directement impliqués dans le management de l’entreprise, mais d’inconnus qui ont placé leur argent dans un fond d’investissement avec l’espoir d’en tirer un rendement maximal et dont les représentants au conseil d’administration sont donc, eux aussi, soucieux d’abord de ce rendement, mesuré parfois sur le long terme, mais parfois aussi sur le court, voire le très court terme. Dans ces conditions, l’intérêt des salariés vient en deuxième lieu : ils ne sont que des mercenaires, liés par un faisceau de contrats individuels de travail, à caractère plus ou moins précaire, excluant toute appartenance durable à l’entreprise.
Ce type de relations semble ne pas excessivement choquer le travailleur américain, pour lequel la mobilité va de soi. On va, on vient, d’une entreprise à une autre, selon l’intérêt que l’on y trouve et l’intérêt qu’elle a elle-même à vous employer. Le contrat moral est limité et le sentiment d’appartenance limité lui-même au temps que l’on y passe. Mais ce n’est pas le cas du travailleur français, dont le sentiment d’appartenance est souvent beaucoup plus fort. Avoir à quitter l’entreprise, c’est se trouver jeté par dessus bord et cela suscite, au-delà de la perspective de difficultés matérielles, un sentiment de trahison. Quant à l’omniprésence des objectifs de rentabilité, elle est perçue non comme une nécessité de la survie et du développement de l’entreprise, mais comme une prébende injustifiée de ces prédateurs que seraient les investisseurs.
Le caractère jugé moralement injustifié des exigences de ces inconnus, la rupture du contrat qui liait la communauté des salariés à un entrepreneur ou à une famille, la transformation des anciens services publics en « public companies », représentent une rupture par rapport à l’ordre ancien qui servait de cadre au salariat et fondait son statut. Il est permis de penser que ce point de vue changera avec le défilement des générations, mais ce n’est pas encore le cas et rien ne dit que ceci le sera pour la majorité des salariés français. D'où cette réaction : si les investisseurs ne sont pas durablement engagés à l’égard de l’entreprise, si leur politique consiste à en titrer un maximum de rentabilité, pourquoi faudrait-il que les salariés se montrent plus royalistes que le roi et qu’ils militent pour une cause qui n’est pas la leur en s’engageant à fond dans la réalisation des objectifs qui leur sont imposés ? À défaut de pouvoir s’opposer collectivement, leur attitude sera donc celle de l’évitement : éviter d’en faire trop, exploiter toutes les possibilités de se défiler devant l’effort, et évidemment, éviter de se faire prendre.
Parlons du travail : Donc ce « désengagement » serait une fatalité et il n’y aurait rien à faire sauf attendre le remplacement naturel démographique des anciennes générations par des nouvelles plus « américanisées » ?
Hubert Landier : C’est à cette attitude générale d’évitement, qui va croissant, que se trouve aujourd’hui confrontées les DRH. Les entreprises de culture anglo-saxonne et les cabinets d’origine anglo-saxonne qui les conseillent s’efforcent de trouver des palliatifs : primes au mérite, combinaison d’avantages séduisants quoique proposés au meilleur coût pour l’entreprise… Il ne semble pas que cette « artillerie » soit d’une totale efficacité. Elle repose en effet sur des présupposés psychologiques empruntés aux behaviouristes des années 1930, dont les représentants les plus connus sont Pavlov et Stazkanov.
D’autres, à défaut de pouvoir mettre en place des techniques efficaces, mettent en cause l’évolution de la société. Les Français seraient devenus individualistes, paresseux, incapables d’efforts soutenus et se comporteraient en assistés, incapables d’entreprendre. Si tel était le cas, ne faudrait-il pas y voir, au moins en partie, une conséquence des valeurs morales que la « public company » diffuse dans son sillage ? L’investissement dans un « public fund » est-il fondé sur l’effort et la prise de risque ?
Dès lors, les techniques de management venues des États-Unis risquent très vite de trouver leurs limites ou plutôt, d’étaler leur impuissance. C’est que, pour réellement s’investir dans leurs fonctions, il faudrait que les salariés aient le sentiment de mettre leurs efforts au service d’un bien commun. Ils veulent bien se montrer loyaux avec leur « partenaire à la chasse au cerf », mais ils se refusent à se montrer loyaux dès lors que celui-ci leur donne le sentiment de tricher systématiquement. La loyauté au service de ce bien commun aux investisseurs et aux salariés reste entièrement à reconstruire, ce qui n’est plus un problème de management, mais un problème de gouvernance.
Parlons du travail : Comment ce problème peut-il être abordé ?
Hubert Landier : Le cadre légal dans lequel s’inscrivent les relations entre salariés, dirigeants et investisseurs n’est certes pas neutre. Toutefois, il ne faudrait pas en faire un prétexte pour renvoyer sine die les solutions à promouvoir. Le principe cité ci-dessus, « toute réussite durable est une réussite partagée », montre que les investisseurs eux-mêmes peuvent ne pas être indifférents à la question. La rentabilité qu’ils attendent de leurs placements peut s’inscrire dans un jeu « gagnant-gagnant » qui laisse sa place à l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes, dont les salariés. Certaines études montrent ainsi que l’investissement socialement responsable serait, sur la durée, un peu plus rentable que celui qui ne s’en préoccupe pas. On citera aussi ce patron d’un grand groupe de distribution, se définissant comme un « patron de patrons », chacun des magasins étant conçu comme une entreprise à part entière, où peut se reconstruire un « vivre ensemble » porteur de dynamique et de réussite. Il y a un point commun à toutes ces démarches : créer un bien commun porteur de sens et de confiance. Et remettre l’argent à sa juste place : celle d’un moyen au service d’autre chose.
Parlons du travail : Hubert Landier, quel est, selon vous, l’origine du désengagement des salariés ?
Hubert Landier : La tendance au désengagement des salariés est aujourd’hui considérée par les DRH comme un problème majeur. Celui-ci se manifeste de multiples façons : augmentation de l’absentéisme, démissions inopinées, laisser-aller, multiplication des retards ou des erreurs, attitude désinvolte à l’égard du client...
L’origine de cet « absentéisme moral » est souvent attribuée à l’évolution des comportements sociaux : montée de l’individualisme, déclin du syndicalisme et de l’action collective, absence de philosophies porteuses de loyauté. L’entreprise, autrement dit, ne serait pas responsable de ce qui serait un « fait de société » indépendant de sa politique à l’égard des salariés.
Il est une autre façon d’envisager le problème : et si le désengagement des salariés était le reflet du désengagement que manifestent eux-mêmes les actionnaires à l’égard de l’entreprise ? L’absence de confiance des salariés en l’engagement durable de ces derniers susciterait, par une sorte de mimétisme, leur propre désengagement.
Si cette hypothèse se révélait fondée, il ne s’agirait plus d’un problème de management, mais d’un problème de gouvernance. Un actionnariat durable et une politique de développement durable seraient alors la condition nécessaire pour que les salariés se sentent eux-mêmes engagés dans leur activité au sein de l’entreprise qui les emploie.
Parlons du travail : Qu’est ce qui pourrait instaurer/réinstaurer un contrat de confiance entre actionnaires de l’entreprise et salariés ?
Hubert Landier : Sir Richard Layard, professeur à la London School of Economics de Londres, dans son ouvrage sur Le prix du bonheur pose à sa façon le fameux « dilemme du prisonnier ». Deux chasseurs doivent coopérer en vue d’une chasse au cerf. S’ils coopèrent loyalement, ils tueront 4 cerfs, ce qui en procurera deux à chacun. Si le premier d’entre eux décide de tricher, il peut espérer revenir avec trois cerfs, alors que le second, resté loyal, reviendra bredouille ; si celui-ci décide de se montrer déloyal alors que le premier se montre loyal, il en tirera de même un gain de trois cerfs et l’autre reviendra bredouille ; si tous deux se montrent déloyaux, ils reviendront chacun avec un seul cerf. Que faire ?
Le premier chasseur, ignorant ce que sera le comportement du second, peut se dire qu’en trichant, il a toutes les chances de gagner plus que s’il se montrait loyal et que c’est donc la bonne solution.
Mais, poursuivant son raisonnement, il se dit aussi que le second chasseur aura, lui aussi, intérêt à se montrer déloyal et que, tous deux se montrant déloyaux l’un à l’égard de l’autre, ils reviendront alors tous deux bredouilles. L’idéal serait sans doute d’inciter l’autre à coopérer, tout en trichant soi-même. Mais lui-même fera le même raisonnement, ce qui mène au même résultat. Il est également possible de considérer qu’il s’agit d’un imbécile, que sa loyauté est assurée quoi que fasse son partenaire, mais il s’agit là d’un risque car loyauté et déloyauté ne sont pas nécessairement affaire d’intelligence. Bref, le problème est insoluble.
La morale de l’histoire, en tout cas, est assez claire : lorsque les deux chasseurs ont de bonnes raisons de se faire confiance, ils en tireront ensemble un gain maximal. Mais si cette confiance n’existe pas, l’attitude que l’un et l’autre adopteront risque de conduire au désastre. La prospérité collective ne peut être fondée que sur la confiance. La tricherie partagée conduit au désastre. Quant à l’attitude intermédiaire, qui pousse le premier joueur à tricher en espérant que le second, lui, se montrera loyal, c’est une politique à courte vue. Le second joueur ne s’y laissera pas prendre deux fois.
Parlons du travail : En quoi cette « parabole » de la chasse peut-elle s’appliquer à la vie d’une entreprise ?
Hubert Landier : Cette « parabole » s’applique exactement au cas de l’entreprise. Le gain total maximal suppose de la confiance de part et d’autre. Si l’entreprise est dirigée d’une façon déloyale vis-à-vis des salariés, ou du moins d’une façon telle qu’ils la jugent déloyale, ils apprendront vite à se montrer déloyaux eux-mêmes. Changeons de vocabulaire : l’engagement durable des uns et des autres conduit à une réussite collective maximale. En revanche, le désengagement des uns produit le désengagement des autres, ce qui finit par aboutir à un résultat catastrophique. Reste à savoir si c’est cela qui se produit dans la réalité et si c’est là l’origine du comportement des salariés à l’égard de l’entreprise, tel que s’en plaignent nombre de DRH.
Parlons du travail : Pouvez-vous développer ?
Hubert Landier : Traditionnellement, l’entreprise française était fondée sur un contrat moral implicite entre les salariés et les investisseurs. Les investisseurs, qui se confondaient avec la direction de l’entreprise, s’efforçaient d’en assurer le développement sur le long terme, tout en en tirant pour eux-mêmes un profit raisonnable. Les salariés apportaient à celui-ci leur contribution en travail moyennant un salaire lui aussi raisonnable. La sécurité de l’emploi était plus ou moins garantie, parfois sur plusieurs générations. Bien entendu, ce modèle n’avait rien d’idyllique : les salariés pouvaient être objets d’injustices et il y avait parfois des conflits en vue d’un rééquilibrage de la valeur créée entre les salariés et les investisseurs. Mais ces conflits intervenaient sur fond d'une règle du jeu implicite, que certains théoriciens avaient décrite sous l’appellation d’« association capital-travail ».
Ce modèle demeure vivace dans les PME et dans certaines grandes entreprises dont le capital reste détenu par le fondateur ou par sa famille. La garantie qu’il offre aux salariés est celui d’un engagement des investisseurs sur le long terme. En contrepartie, ils doivent faire preuve de loyauté. L’entreprise devient un bien commun entre la société de capitaux et la communauté des salariés. Quels que soient les conflits qui peuvent survenir, ce contrat moral est fondé sur la confiance. Comme le dit la charte d’une grande entreprise américaine, dont le capital est toujours exclusivement détenu par la famille, « la réussite durable est une réussite partagée ». Les salariés sont associés à ce type d’entreprise sous forme de primes liées aux résultats, d’un intéressement lié à ces mêmes résultats et d’une participation aux bénéfices. Lorsque la conjoncture économique est difficile, ils se montrent souvent capables d’accepter provisoirement un gel des salaires et une réduction des avantages dont ils bénéficiaient, dans la mesure où il s’agit d’assurer la survie de ce bien commun que représente à leurs yeux « leur » entreprise. Là encore, bien entendu, il ne s’agit pas d’idéaliser la réalité, mais de décrire un modèle qui a sa logique.
Dans les services publics tels qu’ils étaient assurés sous forme d’un monopole d’État (administration ou établissement publics), le contrat moral assurait de même un lien fort entre le salarié et l’institution. Ce lien était fondé sur une valeur qui transcendait les intérêts en présence : le service public. Celui-ci donnait tout son sens au travail, créait une fierté d’appartenance et conférait son identité à chacun des « agents ». On était facteur, cheminot, électricien ou gazier. Cette identité était portée par toute sorte de symboles et un riche patrimoine historique commun, largement embelli, qui justifiait les accusations à l’adresse de quiconque, du côté de la direction, tendait à s’en éloigner par ses initiatives personnelles.
Parlons du travail : Mais ce n’est plus le modèle dominant aujourd’hui dans un pays comme la France ?
Hubert Landier : Ces deux modèles, celui de l’entreprise familiale et celui du service public, ont largement reculé en France, derrière le modèle de la « public company » de type américain. Ce modèle donne la prééminence à la société de capitaux, c’est-à-dire aux investisseurs, par rapport aux attentes du corps social. Toutefois, il ne s’agit pas d’investisseurs directement impliqués dans le management de l’entreprise, mais d’inconnus qui ont placé leur argent dans un fond d’investissement avec l’espoir d’en tirer un rendement maximal et dont les représentants au conseil d’administration sont donc, eux aussi, soucieux d’abord de ce rendement, mesuré parfois sur le long terme, mais parfois aussi sur le court, voire le très court terme. Dans ces conditions, l’intérêt des salariés vient en deuxième lieu : ils ne sont que des mercenaires, liés par un faisceau de contrats individuels de travail, à caractère plus ou moins précaire, excluant toute appartenance durable à l’entreprise.
Ce type de relations semble ne pas excessivement choquer le travailleur américain, pour lequel la mobilité va de soi. On va, on vient, d’une entreprise à une autre, selon l’intérêt que l’on y trouve et l’intérêt qu’elle a elle-même à vous employer. Le contrat moral est limité et le sentiment d’appartenance limité lui-même au temps que l’on y passe. Mais ce n’est pas le cas du travailleur français, dont le sentiment d’appartenance est souvent beaucoup plus fort. Avoir à quitter l’entreprise, c’est se trouver jeté par dessus bord et cela suscite, au-delà de la perspective de difficultés matérielles, un sentiment de trahison. Quant à l’omniprésence des objectifs de rentabilité, elle est perçue non comme une nécessité de la survie et du développement de l’entreprise, mais comme une prébende injustifiée de ces prédateurs que seraient les investisseurs.
Le caractère jugé moralement injustifié des exigences de ces inconnus, la rupture du contrat qui liait la communauté des salariés à un entrepreneur ou à une famille, la transformation des anciens services publics en « public companies », représentent une rupture par rapport à l’ordre ancien qui servait de cadre au salariat et fondait son statut. Il est permis de penser que ce point de vue changera avec le défilement des générations, mais ce n’est pas encore le cas et rien ne dit que ceci le sera pour la majorité des salariés français. D'où cette réaction : si les investisseurs ne sont pas durablement engagés à l’égard de l’entreprise, si leur politique consiste à en titrer un maximum de rentabilité, pourquoi faudrait-il que les salariés se montrent plus royalistes que le roi et qu’ils militent pour une cause qui n’est pas la leur en s’engageant à fond dans la réalisation des objectifs qui leur sont imposés ? À défaut de pouvoir s’opposer collectivement, leur attitude sera donc celle de l’évitement : éviter d’en faire trop, exploiter toutes les possibilités de se défiler devant l’effort, et évidemment, éviter de se faire prendre.
Parlons du travail : Donc ce « désengagement » serait une fatalité et il n’y aurait rien à faire sauf attendre le remplacement naturel démographique des anciennes générations par des nouvelles plus « américanisées » ?
Hubert Landier : C’est à cette attitude générale d’évitement, qui va croissant, que se trouve aujourd’hui confrontées les DRH. Les entreprises de culture anglo-saxonne et les cabinets d’origine anglo-saxonne qui les conseillent s’efforcent de trouver des palliatifs : primes au mérite, combinaison d’avantages séduisants quoique proposés au meilleur coût pour l’entreprise… Il ne semble pas que cette « artillerie » soit d’une totale efficacité. Elle repose en effet sur des présupposés psychologiques empruntés aux behaviouristes des années 1930, dont les représentants les plus connus sont Pavlov et Stazkanov.
D’autres, à défaut de pouvoir mettre en place des techniques efficaces, mettent en cause l’évolution de la société. Les Français seraient devenus individualistes, paresseux, incapables d’efforts soutenus et se comporteraient en assistés, incapables d’entreprendre. Si tel était le cas, ne faudrait-il pas y voir, au moins en partie, une conséquence des valeurs morales que la « public company » diffuse dans son sillage ? L’investissement dans un « public fund » est-il fondé sur l’effort et la prise de risque ?
Dès lors, les techniques de management venues des États-Unis risquent très vite de trouver leurs limites ou plutôt, d’étaler leur impuissance. C’est que, pour réellement s’investir dans leurs fonctions, il faudrait que les salariés aient le sentiment de mettre leurs efforts au service d’un bien commun. Ils veulent bien se montrer loyaux avec leur « partenaire à la chasse au cerf », mais ils se refusent à se montrer loyaux dès lors que celui-ci leur donne le sentiment de tricher systématiquement. La loyauté au service de ce bien commun aux investisseurs et aux salariés reste entièrement à reconstruire, ce qui n’est plus un problème de management, mais un problème de gouvernance.
Parlons du travail : Comment ce problème peut-il être abordé ?
Hubert Landier : Le cadre légal dans lequel s’inscrivent les relations entre salariés, dirigeants et investisseurs n’est certes pas neutre. Toutefois, il ne faudrait pas en faire un prétexte pour renvoyer sine die les solutions à promouvoir. Le principe cité ci-dessus, « toute réussite durable est une réussite partagée », montre que les investisseurs eux-mêmes peuvent ne pas être indifférents à la question. La rentabilité qu’ils attendent de leurs placements peut s’inscrire dans un jeu « gagnant-gagnant » qui laisse sa place à l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes, dont les salariés. Certaines études montrent ainsi que l’investissement socialement responsable serait, sur la durée, un peu plus rentable que celui qui ne s’en préoccupe pas. On citera aussi ce patron d’un grand groupe de distribution, se définissant comme un « patron de patrons », chacun des magasins étant conçu comme une entreprise à part entière, où peut se reconstruire un « vivre ensemble » porteur de dynamique et de réussite. Il y a un point commun à toutes ces démarches : créer un bien commun porteur de sens et de confiance. Et remettre l’argent à sa juste place : celle d’un moyen au service d’autre chose.
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Ce n'est pas le fond du problème !
À Hubert Landler,
Une approche très intéressante mais qui ne touche pas le fond du problème.
Mais tout d’abord :
1/ La parabole de Sir Richard ne peut s'appliquer au cas de l'entreprise, comme vous le suggérez. Elle n’est pas de grandeur comparable. La “psychologie” de 2 individus est différente de celle de 2 groupes. Un groupe est un agrégat d’individus dans lequel chaque individu “fonctionne” avec une dimension / une dynamique supplémentaire.
2/ Vous évoquez une entreprise familiale américaine, donc s’exprimant au sein d’une société fondée sur des mécanismes sociaux et d’équilibre sociétaux très différents de ceux de l’Europe et plus spécifiquement de la France.
Ni gouvernance, Ni partage, Ni individualisme !
En 50 ans, nous sommes passé d’une société Fraternelle à une société Solidaire. Cette différence est énorme car elle déplace la régulation depuis l’individu vers le groupe.
Le pacte de Fraternité entre individu s’appuyait sur un principe simple : la moralité est détenue par chacun et c’est donc à chacun d’en assurer sa mise en œuvre. Il s’agit donc d’une dichotomie fonctionnelle, chacun disposant de la latitude d’agir et d’impacter l’autre dans la limite de la latitude de celui qui est en face d’en faire de même.
La “solidarité” introduit une 3ème partie, un groupe suprême, qui a mission d’assurer la prise en charge des dysfonctionnements entre les deux premiers. Mais pour l’assurer, il faut retirer de la latitude fonctionnelle à chacun. Ceci se traduit immédiatement en moins de ressources, puisqu’il faut financer ce 3ème intervenant, et en moins de liberté, puisqu’il faut garantir le sécurité à 3 parties.
Mais, c’est ici qu’est introduit un déséquilibre fonctionnel : La sécurité maximale pour un seul des deux premiers intervenants qui se retrouve privilégié par rapport à l’autre, hyper protégé même.
Traduction. Pour bonne que soit l’idée d’avoir introduit des fonds de solidarité du travail, donc des salariés, pour bonne également qu’ait pu être l’idée d’avoir introduit un droit du travail très ficelé, la sur-protection des salariés a induit une quasi disparition de la mécanique fonctionnelle bi-partite patronat-salariat en réduisant très profondément la latitude du patronat au profit du salariat.
L’organisation opérationnelle de l’entreprise se retrouve alors devant un problème systémique fort qui se traduit par : puisque l’entreprise nantie chèrement la sécurité des travailleurs par un fond général de solidarité, c’est avec le fond de solidarité que nous régulerons notre organisation opérationnelle. En d’autres termes : le salarié devient klenex et c’est sans état d’âme, puisque sa sécurité est assurée.
L’autre partie, celle du salarié, se trouve dans une position diamétralement identique. Sécurisé ou assuré d’une sécurité importante, il se sent désormais libre d’être passif (ou moins actif).
On a donc affaire à une déresponsabilisation générale involontaire. Il ne peut plus y avoir l’exercice de la Fraternité puisqu’il n’existe plus suffisamment de latitude pour l’exercer, mais surtout, il n’existe plus de raison de l’exercer.
La dichotomie fonctionnelle initiale, traditionnelle, suppose un rapport de contrainte mutuelle, qui peut aller d’une relation d’efficacité jusqu’à un rapport de force morale quand les choses dysfonctionnent. Dans le fonctionnement d’aujourd’hui, il n’y a plus ce liant. Chaque partie opère de manière totalement isolée. Mais ce n’est pas un désengagement, c’est mécaniquement institué par le centralisme qui moule nos sociétés.
Et ce mécanisme ne vaut pas que pour le monde de l’entreprise et du travail. La judiciarisation de la société est un des autres effets de cette centralisation. L’absence de prise en compte de son voisin encore un autre. Le non interventionnisme de proximité auprès des jeunes un troisième.
Toute notre société repose désormais sur l’état-divin qui doit prendre en charge tout ce qui traditionnellement reposait sur la masse collective de nos individualités et de notre responsabilité citoyenne.
La solution ?
Elle se trame sous nos yeux. Le statut d’auto-entrepreneur à ouvert une brèche dans le bloc tri-partite. Un entrepreneur d’un côté, un “entrepreneur” de l’autre. Plus aucune règle si ce n’est celle de la valeur mutuelle représentée d’un côté par le client et de l’autre par le fournisseur. Et on peut avoir autant intérêt à garder un client que garder un fournisseur.
Un danger, une dérive. Sans doute, mais il ne faudrait pas perdre de vu que pour redistribuer les cartes, il est nécessaire de mettre à plat 50 ans de régulation qu’un certain nombre d’entre nous gardent tel un autel sacré. Et pour que tout ça se rééquilibre, il faudra encore que les gardiens du mausolée réalisent que la délocalisation du travail commencée en 1990 a été causée par la perte de l’équilibre entre entreprise et emploi, la perte de l’attitude du premier au profit de second.
Est-ce que “ toute réussite durable est une réussite partagée “ ? Non ! Pas dit comme ça.
Mais : La réussite de l’un peut exister quand la réussite de l’autre peut exister aussi, quand bien même les réussites seraient très éloignées l’une de l’autre.
La “connerie” de l’entreprise reine, c’est de vouloir faire croire que les salariés doivent partager les objectifs de l’entreprise. Un salarié peut contribuer aux objectifs d’une boite sans partager (faire sien) ces objectifs. Tout autant qu’une entreprise peut contribuer aux objectifs d’un salarié sans partager les objectifs du salarié.
C’est aux organisateurs à prendre en compte cette forte nuance et de faire avec. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils sont payés plus que les autres, parce que c’est loin d’être simple, surtout dans un contexte où une grande partie de la latitude fonctionnelle a disparue.
Quant au bien commun, je pense qu’il faut arrêter de faire miroiter des chimères. Les propriétaires de l’entreprise resteront toujours les propriétaires et, même s’il peut exister un sentiment d’appartenance des salariés à l’entreprise, il n’en restera pas moins qu’à l’heure du bilan, ils se seront enrichis un tout petit peu, pendant que les premiers auront pu devenir très riches.
La solution est finalement simple. Pour rétablir l’équilibre, il faut que les travailleurs finissent par posséder l’entreprise autant que leurs propriétaires historiques. Pour cela un simple levier. L’établissement d’une parité entre la valeur capital-argent et capital-travail.
Mais dans le contexte actuel, ne serait-ce pas du suicide ?