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Mobilité professionnelle : comment faire face aux risques cachés ?
La mobilité professionnelle s’avère plus avantageuse pour l’employeur qu’un recrutement extérieur. La personne qui est promue ou qui change de poste est bien identifiée, elle-même connait la culture de l’entreprise et ses métiers. Elle pose donc moins de soucis immédiats d’intégration voire de management. Qui plus est la mobilité envoie un signal fort à l’ensemble de la communauté. Elle signe une fidélisation. Elle incite à l’effort collectif. L’ascenseur social ou transversal fonctionne et récompense les salaries investis, la perspective de promotion renforce la valeur travail au sein des équipes. L’entreprise cherche à satisfaire les aspirations personnelles. La justice organisationnelle y trouve son compte car il apparait plus juste, et moins couteux de confier un poste à responsabilités à une personne issue du rang qu’à un étranger souvent plus couteux et qui prendra des mois à découvrir l’entreprise, ses hommes et sa culture.
Cette exigence de bon sens a été rappelée il y a peu par l’équipe de la rédaction de Europe 1 à Arnaud Lagardère patron du groupe éponyme. Un journaliste talentueux Mathieu Belliard formée par la maison a ainsi été promu pour assumer la responsabilité de la matinale, moment clef pour l’audience. Cette matinale qui avait vu défiler plusieurs années de suite des personnalités connues et très couteuses en rémunération sans pour autant restaurer l’audimat de la station.
Prendre la responsabilité de postes à forte complexité suppose la connaissance des marchés et des produits et services sur lesquels œuvre la firme mais aussi l’appréhension de l’indispensable culture de l’entreprise et des femmes et hommes qui lui donnent vie. C’est là encore le chemin que vient de tenir le conseil d’administration de la SNCF et le gouvernement en choisissant Jean Pierre Faeandou, homme du sérail, pour assurer le remplacement de Guillaume Pepy qui est resté près de 20 ans à la tête de la compagnie ferroviaire certainement l’entreprise la plus difficile à diriger en France avec 15 000 trains qui roulent chaque jour et qui se doivent arriver à l’heure…
Pour une grande partie des salariés la mobilité demeure ressentie comme une évolution positive de leur carrière. Au prix d’un challenge à tenir, c’est en effet un tremplin idéal pour changer de travail après avoir fait ses preuves dans un poste précédent. La mobilité récompense dans ces conditions un investissement préalable, elle couronne des mois ou des années d’efforts si ce n’est une réussite au sein d’un collectif. Cette opportunité de promotion améliore dans ce cas les chances d’une meilleure rémunération. La mobilité favorise aussi le renouvellement du rapport à l’activité professionnelle quelquefois à la suite d’une certaine lassitude dans le travail, ou encore en raison d’une routine ou d’une pénibilité devenue difficile à supporter. La mobilité géographique avec ou sans mobilité fonctionnelle peut aussi servir le bon déroulement du parcours professionnel quand elle est librement consentie et accompagnée.
Choisie la mobilité s’avère le plus souvent favorable pour la personne qui en bénéficie en revanche parfois cette évolution s’impose à des personnes qui n’ont rien demandé ou qui voit même la proposition de leur hiérarchie comme une régression de leurs conditions de travail.
Mobilités forcées
Au cours de la grande crise suicidaire de France Télécom de 2005 à 20I0, cette thématique de l’obligation de mobilité fonctionnelle et/ou géographique est revenue à plusieurs reprises pour expliquer certains passages à l’acte suicidaire en particulier pour les agents en charge de l’installation des câbles téléphoniques ou de l’entretien des réseaux d’infrastructures télécoms. A l’époque l’offre technologique a sensiblement amélioré les capacités de traitement des données et cela à une vitesse vertigineuse, la puissance de calcul des processeurs a ainsi été multipliée par 32 entre 2007 et 2017. Les infrastructures sont devenues de plus en plus performantes en couvertures haut débit permettant la généralisation du téléphone mobile apparu en 1986. Les mutations technologies se sont accélérées et tirées la montée en puissance du téléphone sans fil. Elles ont généré des effets d’éviction pour des activités qui occupaient des milliers d’agents pour la plupart fonctionnaires. Ces personnels dont le métier s’apparentait plus à des fonctions de travaux publics devaient être affectés à un autre emploi. L’opérateur France télécom confronté à une forte concurrence sur son marché intérieur a fait le choix pour ce profil de personnel d’une mobilité vers des plateformes téléphoniques qui se développaient alors en soutien aux clients. Les agents habitués à tirer des câbles par tous les temps au grand air se sont retrouvés du jour au lendemain sans préparation, confinés dans ces espaces avec un sentiment de destruction de leurs conditions de travail. L’enfermement décrit par les victimes ou leurs proches a démontré après coup qu’il aurait mieux valu imaginer d’autres solutions que cette contrainte en mobilité fonctionnelle parfois insupportable pour ces populations. C’est pourquoi a été évoquée à posteriori la création d’une filiale de travaux publics qui aurait pu employer ces agents pour assurer des prestations de services en sous-traitance des sociétés de BTP.
Il a été aussi reproché à Didier Lombard qui avait pris la succession de Thierry Breton en tant que patron de France Telecom d’avoir mis en place un système afin d’exercer de fortes pressions sur certaines catégories du personnel, en particulier l’encadrement en vue de mobilités géographiques dont l’intérêt était plus ou moins fondé. L’opérateur téléphonique imposait à l’époque une mobilité tous les trois ans à tous les managers afin d’organiser un brassage méthodique des individus.
Plus généralement la direction de France Télécom a été accusée d’organiser ces turbulences artificielles afin d’obliger les personnels à quitter l’entreprise. Il était demandé aux fonctionnaires plus notablement, d’assumer des mobilités géographiques dans des conditions ou ils leur étaient difficiles de s’y opposer ou de s’y soustraire en raison par exemple de la fermeture de centres ou d’agences ou encore de la nature de leur contrat de travail adossé au statut de la fonction publique qui suppose l’obéissance pour assurer la continuité du service public. A noter que le droit public qui sert l’intérêt général était mobilisé pour satisfaire en quelque sorte à un intérêt strictement privé France Télécom devenue Orange, étant une société anonyme cotée en bourse.
Ces évolutions forcées qui conduisaient à des éloignements de la famille, ou à des déménagements étaient vécues comme de simples changements par les dirigeants alors qu’ils s’avéraient être des enjeux de vie cruciaux pour ceux qui en pâtissaient. De nombreux conflits en sont survenus. Les tensions suite à ces agressions sociales ont conduit la encore à bon nombre de détresses et d’idées suicidaires. Stéphane Richard s’est opposé dès son arrivée dans l’entreprise à ces pratiques mettant fin aux mobilités forcées. C’était là une des premières propositions fortes du cabinet Technologia choisi le 19 septembre 2019 par un collectif paritaire ou siégeaient direction, organisations syndicales et services santé au travail. Le cabinet avait été chargé d’une mission nationale en vue de la prévention des crises suicidaires. Dés décembre 2019 à la suite d’un questionnaire auquel avaient répondu plus de 80 000 agents soit 80 % du personnel et après déroulement de quelques centaines d’entretiens il apparaissait évident que les mobilités forcées se trouvaient dévastatrices à une grande échelle pour les conditions de travail et les équilibres psychiques des salariés. Le nouveau directeur général qui n’était pas alors encore le véritable patron de l’entreprise a marqué ses distances avec cette stratégie en considérant qu’imposer un changement de région aux cadres et leur famille tous les trois ans était très lourd et représentait des coûts considérables pour un intérêt difficile à percevoir.
Mobilités volontaires sous pression
Même quand elles sont désirées par les salaries des mobilités fonctionnelles, ou géographiques peuvent s’avérer des pièges redoutables. Une mobilité transversale désirée peut aboutir à un poste plus difficile à tenir. Ainsi un informaticien d’une cinquantaine d’années était salarié d’une filiale d’une entreprise automobile. Il désirait à toutes forces rejoindre le centre technologique de cette firme ou étaient conçus tous les modèles du groupe. Il redoutait en effet que la filiale ne soit vendue et qu’il perde les avantages du salariat dans cette grande entreprise. Une première fois sa candidature est rejetée par le service d’évaluation et de gestion des mobilités de la multinationale. Il tente à nouveau sa chance l’année suivante après avoir renouvelé sa volonté d’assurer ce passage. Le service d’évaluation finit par accepter qu’il rejoigne une entité du centre de recherche. Certaines faiblesses dans son spectre de compétences avaient pourtant été soulignées relativement aux exigences de logiciels de dernière génération. Il rejoint une équipe composée essentiellement de jeunes formés aux technologies de pointe. La formation et l’entraide par le collectif ne fonctionne pas. L’informaticien se trouve assez vite en décalage avec les rythmes contraints de délivrance et les exigences de qualité. Il tente de s’adapter en travaillant tard le soir et en se formant les fins de semaine sans vraiment parvenir à se mettre à niveau. A la traîne, l’informaticien est malgré tout soutenu par son encadrement mais avec les mois il apparait que le fossé technique devient aussi relationnel avec le reste de l’équipe. L’informaticien isolé s’enferme d’autant plus dans cette marginalité au sein du groupe qu’il se sent aussi rejeté en raison de son bec de lièvre. Quelques sarcasmes l’ont blessé. Les tensions, les débordements, le peu de répit qu’il se laisse, l’impossibilité d’accomplir le travail de qualité qui lui est dévolu, tous ces facteurs le conduisent à entrer dans un processus de stress chronique et d’épuisement. Un soir à la sortie tardive de son travail il se noie dans un étang à proximité.
Transition de mobilité
Le mal être, en résultat d’une adaptation pour transition de mobilité ne se limite pas forcement au psychisme. Une analyse d’une situation de crise dans un abattoir permet de situer les impacts physiologiques d’un changement d’activité. Un homme d’une cinquantaine d’années travaillait à découper des escalopes de poulet toute la journée. Le métier était rude car il s’agissait pour lui de traiter chaque jour environ 50 kilogrammes de viande. Les escalopes devaient être sculptées selon un grammage strict. Escalopes pour le secteur scolaire de 90 grammes, escalopes pour le marché français de 130 grammes, escalopes destinées à l’export pour le marché allemand de 170 grammes. Chaque jour environ 10 kilogrammes de ses productions étaient analysés par un superviseur. Les erreurs ne devaient pas donner d’écarts supérieurs à 10 %. Les erreurs étaient corrigées le soir même après la dure journée de travail. L’homme souffrait de cette activité répétitive et s’en désespérait. Cette organisation du travail lui laissait peu de marge de manœuvre. Un poste se libérait à la découpe des pattes de poulet. Il demanda sa mutation et l’obtient. Il se mit à déchanter car l’activité dans ce nouveau poste était autrement plus difficile. Toutes les trente secondes, la chaîne apportait le poulet et la cuisse à découper, le geste circulaire de l’entaille devait être précis et ne pas laisser de viande sur le tronc. Très vite l’homme en vint à regretter son poste antérieur. Parfois la superviseuse ne passait pas ou était malade ce qui relâchait la pression mais là dans ce poste il ne pouvait pas échapper au contrôle de la chaine et à son rythme cadencé et soutenu. Cette absence de latitude décisionnelle qui le conduisait à se mettre en mode robot s’avérait sans échappatoire.
En France la gestion de ces évolutions professionnelles apparait en pratique peu adaptée. Réussir une mobilité suppose de cerner au plus près les compétences requises et les diverses exigences pour tenir le poste cible dans un cadre donné. Il convient à partir de cette analyse de rapprocher ces compétences requises des compétences réellement acquises par la personne candidate ou plus ou moins sollicitée. Si les compétences acquises ne correspondent pas totalement aux besoins du nouveau, il convient alors de procéder à une mise à niveau par une formation adaptée. L’aide à la réussite passe aussi par la mobilisation d’un tutorat bienveillant pour accompagner la personne à prendre son poste et à accomplir sa nouvelle fonction. L’étayage demeure crucial afin de réunir les conditions du succès pour la personne qui se lance, perd ses anciens repères, doit en créer de nouveaux et acquérir les bonnes pratiques souvent dans une nouvelle équipe. L’étayage assure une prise de fonction moins risquée et moins douloureuse. Quand existe un dispositif de soutien, de vigilance et de suivi de la mobilité sur un an, on peut réagir à temps et situer la nature des difficultés afin d’établir les points d’étirements, c’est-à-dire les actions dans lesquelles les connaissances ne sont pas encore devenues des compétences avérées. Eviter de générer un stress inutile et dévoreur d’énergie chez la personne passe par une correction rapide des premières dérives quitte en cas d’inadaptation au poste à faire jouer une clause de retour pour revenir à la situation antérieure.
Clause de retour
Dans toutes les mobilités fonctionnelles la possibilité d’un échec dans la prise de responsabilité ou dans l’évolution vers un nouveau poste devrait être mise en discussion, elle devrait faire l’objet dune concertation, et d’une clause de retour, or cette issue n’est que très rarement envisagée. Le candidat est condamné à la réussite. Et s’il ne réussit pas, malheur à lui, il portera l’infamie de ce revers car les discussions qui n’ont pas eu lieu auparavant pour bien anticiper sur les nouvelles fonctions et les accompagner auront pour finir peu de chance de se tenir après. Il aura failli tout simplement et portera la responsabilité du fiasco.
Les dirigeants d’entreprises ne se tiennent pas toujours à l’exigence d’une bonne préparation pour les mises en responsabilité. Un poste doit être pourvu, le choix pour l’affectation se réalise en raison d’un casting qui porte plus sur l’appréciation de la réussite antérieure du postulant qui peut être plus ou moins désigné pour tenir le nouveau poste. Le candidat dans le passé « y est arrivé », et donc il a démontré toutes les qualités pour réussir à nouveau dans ce poste qui lui est proposé. L’adage voulant qu’un « bon » réussisse même sur un poste difficile alors qu’un salarié jugé médiocre échouerait quant à lui sur un poste beaucoup moins contraignant. Dans les faits le travail réel en devenir est en partie occulté. Il y a une forme de cécité de la part des gestionnaires à ne pas appréhender les conséquences potentielles des choix parfois imposés à ceux qui les acceptent dans une asymétrie d’informations ne connaissant pas les affres futures auxquelles ils s’exposent.
Cette logique conduit fréquemment à minimiser les gênes, les manques voire les empêchements qui s’exercent lors de la prise de ces nouvelles responsabilités. La personne désignée ou volontaire va tenter de tenir le poste et d’être à la hauteur de la reconnaissance qui lui est dévolue. Au prix de nombreux efforts elle parvient généralement à se transcender, à acquérir de nouvelles compétences et à accomplir sa mission. Pour cela elle se surinvestit et sacrifie ses temps libres pour s’accrocher à son challenge. La peur de l’échec, l’effroi de la déchéance, voire du chômage explique en partie cet acharnement à la performance. L’implication pour vivre son travail et tenter de lui donner du sens explique aussi ce rejet d’une fragilisation potentielle par un retour en arrière.
Malheureusement quelquefois ce sur engagement débouche sur un échec. D’une réussite exemplaire, reconnue comme « un cador » hier, la personne s’enlise pour finir dans une situation problématique ou le succès ne la nourrit plus sur le plan narcissique. Elle perd la reconnaissance de sa hiérarchie, voire de ses collègues. Elle commet des erreurs dans ce poste nouveau qui ne lui convient pas. Elle en prend conscience. Elle redouble d’efforts pour s’adapter sans toujours y parvenir. L’activité débridée peut conduire alors à une forme d’effondrement psychique, émotionnel et physique que l’on désigne sous le nom de burn-out. Ce syndrome d’épuisement professionnel est un facteur prédictif de suicide.
Des mobilités mal préparées peuvent conduire à un autre extrême et plonger la personne dans une forme léthargie. La perte de repères et la mise au placard plus ou moins volontaire déploient leurs effets redoutables sur le psychisme de la personne qui peut basculer dans un acte suicidaire. Un cadre supérieur dans la fonction publique d’état revient en métropole après avoir occupé un poste à haute responsabilité sur longue durée dans un territoire outremer. Aucune préparation de son retour n’a été effectuée ; sans affectation si ce n’est la promesse d’une vague mission, il se trouve laissé pour compte pendant de longs mois. « Sur le plan matériel je ne me plains pas j’ai mon salaire qui tombe tous les mois mais je me sens un peu coupable de ne rien faire et d’être si bien payé ! J’espère qu’ils ne vont pas me laisser dans l’abandon comme cela, j’ai encore 7 ans avant la retraite. Là-bas, j’étais incontournable, j’étais le roi de l’ile, je me retrouve ici à attendre que le téléphone sonne ! C’est dur à supporter ! Parfois j’ai de drôles d’idées qui me viennent ! »
La gestion d’une mobilité professionnelle impose donc une certaine lucidité et la mise en place de jalons de protection. Une clause de retour ou une clause de sortie doivent être envisagées dès le départ à froid avant une éventuelle dégradation et si possible par écrit. Une supervision et un tuteur agissant en coordination favorisant l’implication et l’avancée vers la réussite qui elle-même peut être renforcée par un apport en compétences et un soutien du collectif. De même les objectifs à atteindre ne doivent pas être trop ambitieux à court terme mais plutôt déterminés, pour une partie, à au moins 4 ans. Cela afin d’éviter une fuite en avant qui s’achève par un départ laissant à la charge de la personne suivante les problèmes à gérer.
Les risques cachés de la mobilité incitent à la prudence. Le choix de l’investissement dans un nouveau poste doit être mûrement réfléchi par les intéressés. Les écueils éventuels doivent être recherchés pour s’en prémunir. En revanche une mobilité bien préparée reste une aventure qui permet de découvrir de nouvelles potentialités en soi et de nouvelles perspectives. Le pays que ce soit au sein des entreprises ou au sein de la fonction publique souffre de cette pauvreté dans les évolutions de carrière. Avoir un but permet de se transcender et de se construire. Favoriser l’investissement dans le travail ne consiste pas à restreindre ou refroidir les enthousiasmes de départ sous prétexte des risques putatifs mais au contraire de bien baliser les évolutions futures de manière concrète pour permettre à chacun de se prendre en main et de se réaliser autant que faire se peut dans sa vie professionnelle.