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Transports publics ferroviaires et intermodalité : (vraiment) construire le monde d'après...
Depuis 1981, les propositions et initiatives dans le domaine des transports publics (voyageurs et marchandises) ont été nombreuses. L'intérêt général, l'aménagement du territoire et de défi du changement climatique nécessitent des mesures fortes et plus ambitieuses en termes de financement et d'innovation.
Le transport public ferroviaire a connu deux réformes importantes en moins de cinq ans. Du jamais vu. La seconde loi (n° 2018-515 du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire) n'était absolument pas au programme présidentiel lors de l'élection surprise du candidat Emmanuel Macron. Mais une large partie de son architecture était bien dans l'esprit de l'ancien président de la SNCF, Guillaume Pépy. À savoir la transformation du groupe public constitué d'EPICS par un groupe de diverses SA (à capitaux 100 % publics et inaliénables pour certaines entreprises).
On pourra rappeler les arguments ayant présidé à ce changement juridique beaucoup plus important qu'il n'y paraît. Cela consacre au final quinze ans de gestion par activité qui a transformé le groupe public ferroviaire en ensemble de succursales différenciées et autonomisées. Bien sûr, le prétexte juridique majeur de l'absolue nécessité d'assurer une forme d'indépendance à la SA Réseau (et sa filiale Gares et Connexions) pour permettre d'assurer l'équité concurrentielle à tous les opérateurs de transports publics (comme SNCF Voyageurs) et privés à l'avenir a sans cesse été rappelé par les autorités européennes et les aficionados d'une concurrence totale.
Dernier « service public en réseau » en Europe, le groupe public SNCF connaît une (presque) entière « modernité ». C'était en partie le projet de l'ancien président de la SNCF, qui, dès juillet 2017 s'est empressé de vendre son modèle au nouveau et jeune président français.
La majorité présidentielle du « nouveau monde » de 2017 allait nous montrer sa force réformatrice. L'État s'est engagé à hauteur d'à peine les deux tiers des besoins de financement sur la prochaine décennie, histoire d'obliger l'entreprise publique à poursuivre une stratégie de réduction importante d'effectifs humains, à défaut de pouvoir compter sur les budgets utiles sans doute. Entre-temps, quelques morceaux de lignes dénommées « petites » avec toute la condescendance et le mépris des intellectuels sachant nouveaux gouvernants, ont été mis hors-circulation. C'est ainsi que l'Auvergne, le Limousin et quelques autres régions poursuivent sur la voie d'un déclin ferroviaire bien concret.
Le Président Emmanuel Macron se souvient certainement de la proposition du ministre du budget Emmanuel Macron discrètement transmise au ministre des transports fin 2015 et qui proposait très radicalement la fermeture pure et simple de ces « petites lignes » (30 % du réseau ferré français !). Il est cocasse de constater (au moins dans les discours) un retour en affection ministérielle des lignes les plus modestes pour mieux les transférer aux AOM régionales sans aucun financement public de l'État. C'est la scène du cocu qui est rejouée, avec ces propos médiatiques gouvernementaux sur la revitalisation des voies ferrées régionales. À la fin de la pièce, c'est l'Autorité organisatrice de la mobilité chargé des TER (le Conseil régional) qui devra régler la facture complète pour maintenir voire développer les lignes modestes.
Ouverture à la concurrence : une première étape ratée...
La fin de l'année 2020 a été au moins cocasse sur une information majeure. Le gouvernement a peut-être compris que l'ouverture à la concurrence des trains interrégionaux de voyageurs ne sera pas une solution très solide pour relancer le transport ferroviaire national.
Aucune entreprise privée ou parapublique n'aura pris le risque de faire de vraies réponses sur les lignes BO-NA-LY (Bordeaux-Nantes, Nantes-Lyon) que le gouvernement, dans sa lucidité libérale, a voulu ouvrir « au marché ». Une leçon basique : le retour sur investissements des principales liaisons ferroviaires est si faible qu'il n'atteint même pas le seuil de rentabilité minimal du marché de transports publics urbains le plus modeste.
Retour à l'envoyeur sur cette première expérience qui n'est point surprenante. Était-ce une stratégie conçue ? Fallait-il montrer aux institutions européennes que la France était enfin engagée dans la concurrence du transport ferroviaire national de voyageurs ? Probablement. Mais il semble finalement que cet échec n'était pas vraiment attendu, compte-tenu de la relative assurance de nos nouveaux dirigeants politiques en eux-mêmes.
Le groupe SNCF créé sa concurrence interne pour mieux combattre celle qui arrivera...
Depuis plus de deux décennies, l'activité commerciale et de services de la SNCF s'est montrée particulièrement dynamique. Après avoir complètement adoptée et intégrée le « pricing » et le « yield management », l'entreprise avait déjà pris la mesure de l'horizon concurrentiel. Il est vrai qu'elle avait vu le catastrophique déclin certes de sa partie fret SNCF mais aussi, plus largement, de l'échec de la relance du fret ferroviaire national (toutes entreprises confondues).
Les lendemains qui devaient chanter sous les effets des mesures de libéralisation européennes et nationales pour le fret se sont transformés en feuilleton ridicule puis en ode funèbre. Reconnaissons que les responsabilités sont pour l'essentiel politiques. D'abord, l'incapacité européenne de construire une vraie et grande politique des transports comme la CECA puis la CEE l'avait fait pour le charbon, l'acier, l'énergie et l'agriculture voire l'espace.
Certes, le déploiement de l'European rail traffic management system (ERTMS), système pour harmoniser la circulation des trains en Europe) se poursuit en mode plutôt rapide. Ensuite, les contradictions persistantes entre discours politique national et moyens financiers et humains pour rendre la place que l'on proclame avec tant de puissance vocale au transport ferroviaire sont toujours insupportables.
Depuis l'ouverture du fret ferroviaire à la concurrence, la part de la SNCF a poursuivit son inexorable descente, malgré des efforts internes importants. Mais il faut indiquer que c'est aussi la part modale totale du fret ferroviaire qui a globalement baissé, causant des difficultés économiques significatives à la société ECR (filiale du groupe public allemand DB) qui a réduit ses effectifs de près de 20 % ces quatre dernières années.
La SNCF a bien compris que, sans vrai plan stratégique pour le fret, il lui fallait organiser la protection de son marché essentiel : celui des voyageurs. Ainsi, la filiale Ouïgo a été créée, permettant de réaliser des services « low price » sans le cynisme de la réduction des droits des salariés, comme avec l'emblématique Ryanair. Sous réserve de fonctionner avec un personnel sous statut historique de l'entreprise publique, la paix sociale a assuré la création et un développement sans heurt de Ouïgo. Cette création a refroidi les ardeurs d'autres compagnies françaises et étrangères visant à intervenir au plus vite sur les segments de longue distance rentables, notamment quelques liaisons opérées à grande vitesse ou sur des trajets à forte fréquentation.
Conscients de l'évolution des choix des voyageurs vers un prix toujours plus bas à l'image du secteur aérien, SNCF Voyageurs envisage un nouveau service (nom de code Oslo, pour « services librement organisés ») sur des lignes classiques mais des liaisons « fortement empruntées » comme Paris-Lyon-Marseille dès 2022 et Paris-Bordeaux/Nantes/Rennes, voire un Lyon-Nice audacieux dès 2023. Du Ouïgo à bas prix sur lignes classiques, il fallait y penser et aussi oser. L'avantage est que le coût est réduit car les matériels et les sillons existeront pour un prix modique. Cette initiative pourrait toutefois indélicatement se frotter à des trains TER et fret qui utilisent ces voies et causer des irritations chez certains élus régionaux et locaux. Nul doute qu'il faudra toute l'habilité diplomatique de Jean-Pierre Farandou pour éviter une crise d'offres potentiellement concurrentes.
D'aucuns voient dans Inoui et Ouïgo une formule intelligente d'autoconcurrence protectrice. Un peu peut-être mais l'essentiel est plutôt de continuer de dégager des marges en comprenant (et en construisant aussi) la segmentation du marché des voyageurs de longue distance sur des relations qui connaissent maintenant la suppression des liaisons aériennes nationales de courtes distances décidées très récemment. Il était opportun pour la SNCF de ne pas être en retard.
La fin du recrutement au statut et un paysage syndical crispé
La grève des cheminots de décembre 2019 (et aussi de la RATP et autres services publics) contre la suppression des régimes spéciaux a esquivé un événement historique pour la SNCF : la fin du recrutement au statut des cheminots à compter du 1er janvier 2020. Le groupe public ferroviaire suit la voie de France Télécom et de la Poste qui ont vu la disparition des agents relevant d'un statut public particulier. C'est la fin d'un chapitre de l'histoire sociale de la SNCF qui avait su regrouper l'ensemble des syndicats avec des variantes. Le compte à rebours de la mort du statut est donc engagé et il est fort improbable que d'autres majorités parlementaires ne veuillent (ou ne puissent) revenir sur l'ancienne architecture réglementaire. Par honnêteté, l'on pourra rappeler que cette décision est éminemment politique voire dogmatique compte-tenu de la réalité des conditions statutaires actuelles.
En effet, pour qui connaît un tant soit peu les dispositions du régime particulier cheminot, celles-ci ont considérablement évoluées par la volonté de tous les gouvernements successifs depuis les années 1950, à travers les travaux de la commission mixte du statut (plus de 1 100 réunions rassemblant direction, syndicat et la tutelle publique) et les décisions ministérielles. Tout au long de ces décennies, ça a été une suite de construction-déconstruction de nombreux éléments réglementaires. L'opération de communication démagogique et classique du gouvernement Philippe-Macron présentant les régimes spéciaux comme des privilèges exorbitants n'avait pas totalement convaincu la majorité des citoyens. En revanche, le pourrissement du conflit social fin 2019 a joué favorablement sur la fin de la grève, sans omettre le ras-le-bol croissant des voyageurs à la veille des vacances de Noël.
Que retiendra-t-on de cette période? Une certaine brutalité politique, un dogmatisme proclamé sans argument et un formidable gâchis économique, sans oublier l'absence de volonté présidentielle de reconnaitre l'utilité des « corps intermédiaires » (dont les syndicats), le gouvernement allant jusqu'à mépriser, par le silence d'abord puis par des réponses dilatoires, les appels maintes fois réitérés à une vraie négociation, tel un cri de désespoir de Laurent Berger.
Côté paysage syndical, il paraît plus crispé aujourd'hui. Les élections professionnelles de la SNCF de novembre 2018 avaient connu un premier signal noir avec la baisse de la CFDT. Elle avait fait des choix de communication discutables en faisant passer le personnel contractuel en priorité et la négociation de branche semblant ainsi passer par pertes les droits des agents au statut (formant 90 % du personnel) avec un grand tropisme sur les discussions indispensables avec l'UTP (le patronat du ferroviaire). Toutefois, l'UNSA (second syndicat) avait réussi à nettement améliorer son score, la CGT frémissant modestement à la baisse avec un syndicat SUD Rail (très contestataire) se maintenant plutôt bien.
En décembre 2020, les élections des représentants aux différents conseils d'administration des SA (SNCF tête, SNCF Réseau, SNCF Voyageurs et SNCF Gares et Connexion) ont accéléré la chute de la CFDT (avec -1,5 %) et montré une modeste baisse de l'UNSA (due à la montée de la CFE-CGC re-dynamisée au groupe avec d'anciens responsables UNSA). Mais l'information la plus importante est la nette augmentation de la CGT. C'est un événement car elle connaissait quasiment une baisse plus ou moins modeste mais assez continue de ses résultats électoraux depuis 1983. Aujourd'hui, elle réussit à conforter sa première place de façon nette. Ce score ne devrait pas gêner une direction des RH qui préfère le « déjà-connu » et la « simplicité idéologique » de la fédération la plus dure de la confédération de Philippe Martinez.
L'actualité des RH n'est assurément pas aux propositions innovantes et/ou décalées du camp syndical « réformiste » qui, lui, s'agace de ne pas voir son intelligence de négociateurs reconnue à sa juste valeur (notamment celle des dirigeants cédétistes).
Fin 2020, les cheminots qui ont voté électroniquement ont clairement exprimé un vote d'inquiétude, de protestation et de colère teinté de deuil (du statut). Malgré l'importance de la négociation de la CCN de la branche ferroviaire, seul texte en capacité de protéger les agents de la SNCF statutaires et contractuels lors de leur transfert chez des opérateurs privés (ou semi-privés) à moyen terme, le camp « réformateur » n'a pas été en mesure de répondre aux craintes du corps social cheminot.
Développement du ferroviaire : un « plan Marshall » pour le transport de fret et l'infrastructure
Revenons à la problématique essentielle. Comment développer des transports utiles et efficaces avec nos obligations (et discours) relatifs au développement durable et à l'aménagement du territoire ?
En utilisant la formule de « plan Marshall » pour le fret devant les sénateurs le 15 avril 2020, le président Jean-Pierre Farandou usait d'une formule historique forte mais correspondant bien à la réalité mise en lumière par la pandémie, avec la nécessité du transport ferroviaire de marchandises. Par ces mots, il a posé la majorité parlementaire et mis le gouvernement face à ses responsabilités. Car la réforme Macron de 2018 a placé Fret SNCF dans une situation très dangereuse par son nouveau statut de SAS, donc bien à l'écart des autres sociétés anonymes « classiques » (à capitaux 100 % publics incessibles). L'effort financier public de l'État devra donc être porté pour sa plus large part sur l'accélération des travaux d'infrastructure, notamment de rénovation de lignes encore utilisées pour des trafics de fret mais menacées à court ou moyen terme de déclassement, avant-dernière étape pour la dépose (le démontage) des voies ferrées.
Un plan public pour construire le transport de tous et pour tous
Au risque de paraître atteint d'un TOC de répétition, les différentes études et travaux tous brillants tant des équipes du professeur Jean-Marc Rivier (École Polytechnique de Lausanne) que des délégués motivés de la conférence gouvernementale du Grenelle de l'environnement (2007-2008), le pouvoir exécutif et les majorités parlementaires n'ont toujours pas pris la mesure des enjeux.
Il faut sans cesse et toujours rappeler le préalable de la parfaite connaissance de l'internalisation de l'intégralité des coûts des différents modes de transports. Il faut donc méthodiquement organiser la planification par de nouvelles régulations. La création d'une contribution climat-énergie qui serait la nouvelle appellation de l'« écotaxe » dont le titre semblait tant gêner par sa clarté, revient sur le devant de la scène. Le renoncement de Ségolène Royal a été une faute grave. Il n'existera pas de politique publique de transports publics ambitieuse et répondant aux défis environnementaux sans une ressource budgétaire spécifique et s'inscrivant sur le temps long des infrastructures de transports. Quant au principe du pollueur-payeur, il est facile et compris par l'ensemble des citoyens.
Il ne s'agit plus de penser le train contre le camion ou les autres moyens de locomotion. Il s'agit de comprendre les aspirations des générations actuelles (notamment les plus jeunes), qui exigent des actes forts car concrets, pour qu'une planification publique donne des orientations plus nettes et des prescriptions obligatoires.
Que les obligations à prendre gênent les lobbies des carburants fossiles, de quelques spéculateurs et profiteurs de guerres (économiques et sociales) ne surprendra personne. Car il n'est pas certain qu'avec la fin de la pandémie par la vaccination, le monde d'hier n'efface pas une partie des pensées généreuses et innovantes déployées au cœur de nos foyers et sur nos écrans d'ordinateurs. Cette crise doit être une occasion historique de progresser économiquement, industriellement et socialement pour des transports publics de voyageurs et de marchandises qui répondent enfin aux réalités graves de notre pays, de l'Europe et de la planète.
« Gouverner, c'est choisir ». Il ne s'agit donc pas de courage. Juste faire son devoir (accueillant des Français à Londres en juillet 1940, le Général de Gaulle eut la répartie de ses premiers mots : « Je ne vous dis pas merci, vous n'avez fait que votre devoir ») pour que les générations actuelles bâtissent un avenir meilleur pour elles-mêmes et pour les générations qui leur succéderont.
Propositions
1- Plan national et régional du transport public (incluant schéma directeur des choix et complémentarités modaux et des investissements incluant une programmation sur la décennie 2022-2032).
2- Obligation de l'intégration de l'intermodalité dans tous les plans de déplacements urbains, périurbains et ruraux (voyage « de bout en bout ») comprenant notamment les correspondances, l'information voyageur (situation réelle de circulation).
3- Financement des infrastructures de transports par une ressource budgétaire pérenne (éco-redevance basée sur le principe pollueur-payeur).
4- Accélération des projets de recherche-innovation sur les carburants les moins polluants (énergies renouvelables, hydrogène etc.).
5- Plan européen transports publics: investissements publics d'États pour le financement d'infrastructures de transports répondant aux impératifs du développement durable (exonération des critères européens dits « de stabilité »).
Article rédigé le 10 avril 2021.