Organisations
"Donner et Prendre. La coopération en entreprise"
Norbert Alter, dans son dernier ouvrage, propose une analyse neuve et stimulante non seulement pour interroger les dynamiques de la coopération dans le monde du travail mais aussi pour expliquer stress, souffrance ou encore mal-être au travail : l’entreprise, par ses modes de management, serait incapable de reconnaître les contributions de ses salariés.
Par là, l’auteur prend le contre-pied d’une idée aujourd’hui largement répandue : l’entreprise, porteuse d’une logique d’efficacité, chercherait à obtenir le meilleur de ses salariés, tirerait partie jusqu’à l’usure de leurs capacités et de leurs disponibilités.
- En s’inscrivant en faux contre cette explication, Norbert Alter propose de considérer que l’entreprise contemporaine ne pécherait pas par excès (d’exigences, de pressions, de contraintes…) mais plutôt par défaut : défaut de reconnaissance de ce que l’autre apporte, engage et donne dans son travail.
L’ouvrage repose sur de nombreux entretiens avec des acteurs de l’entreprise, qui non seulement témoignent de leurs situations ou expériences mais réfléchissent également, avec l’auteur, aux questions de la coopération et du sens du travail. Il repose aussi sur toute une série d’ « histoires » individuelles et sociales, de cas, d’épisodes que Norbert Alter a rencontré au cours de ses enquêtes en entreprise. C’est cet ensemble de matériaux volontairement hétérogènes et fortement en prise avec les réalités du travail qui est mis en perspective avec quelques unes des théories les plus fondamentales des sciences sociales ; théories dont l’auteur nous montre la singulière actualité …
Dynamique du don
En effet, Norbert Alter nous conduit à redécouvrir le travail d’anthropologues du début du vingtième siècle et à accepter l’idée que l’entreprise est une tribu comme une autre : à ce titre, elle est régie par des règles sociales fondamentales, pour ne pas dire « archaïques ».
Norbert Alter remobilise ainsi de façon originale la théorie du don élaborée par M. Mauss. Cette théorie explique en quoi le fait de donner oblige l’autre à donner à son tour, le don étant un moteur de la construction et du maintien du lien social. Ce qui avait été pensé pour les sociétés «primitives» est aussi valable dans bon nombre de situations modernes, en particulier en ce qui concerne les relations en entreprise où les réseaux informels d’échanges de don et contre-don sont extrêmement nombreux.
Cependant, il ne faudrait pas avoir une vision trop irénique de cette dynamique : elle n’exclut pas les stratégies personnelles, les trahisons, les coups-bas… Tous les secteurs et niveaux de l’entreprise sont concernés et ce qui se donne (représentant toujours un effort pour le donateur) est très divers : il peut s’agir d’informations, de coups de mains, de disponibilité, de soutien moral… Cette dynamique du don, parce qu’elle structure des formes concrètes de coopération, est essentielle pour que le travail s’accomplisse : sans l’engagement et la bonne volonté d’acteurs, sans la multiplicité de leurs initiatives et de leurs échanges, l’organisation ne pourrait pas fonctionner. Cependant, il ne faudrait pas avoir une vision trop irénique de cette dynamique : elle n’exclut pas les stratégies personnelles, les trahisons, les coups-bas…
La logique du don, dont l’auteur nous montre à quel point elle participe à sa manière à l’efficience de l’entreprise, est profondément remise en question aujourd’hui.
Elle est remise en question parce que les conditions « matérielles » qui lui permettent d’exister sont elles-mêmes en cause.
Remise en cause d'une dynamique naturelle
En premier lieu et classiquement, parce que les normes et les principes de gestion reposent toujours sur un objectif fort de rationalisation. Or entrer dans les échanges sociaux, c’est nécessairement y passer du temps, ce qui s’accorde mal avec cet objectif directement productif.
Elle est aussi remise en question sur le fond parce que l’entreprise dénie l’existence même du don. En second lieu et de manière plus nouvelle, le changement permanent dans lequel sont plongées les entreprises depuis une vingtaine d’années bouscule la structure fondamentale des échanges sociaux : l’absence de stabilité organisationnelle, technique, managériale ne permet plus la réalisation du fameux triptyque « donner, recevoir, rendre ». Par exemple, les injonctions à la mobilité personnelle contrarient profondément la logique d’endettement mutuel pourtant nécessaire à la coopération. Dans l’univers du mouvement, où les appartenances sont ponctuelles et donc fragiles, on ne sait jamais si l’autre aura le temps de reconnaître sa dette, de renvoyer l’ascenseur lorsque cela sera nécessaire.
Elle est aussi remise en question sur le fond parce que l’entreprise dénie l’existence même du don. La logique du don/contre-don n’est jamais strictement bilatérale : on ne coopère pas pour provoquer, de manière mécanique, la coopération de l’autre : on coopère aussi au nom d’un tiers, d’un collectif indifférencié et en fonction de l’idée que l’on se fait du métier, de la mission, du projet. Les actions de coopération dépassent les individus qui s’y engagent et produisent du sens, elles donnent le sentiment d’exister en entreprise et contribuent, à leur manière, à son efficacité. Cependant, ce don en provenance des salariés, qui oblige en principe l’entreprise, n’est plus reconnu par celle-ci ; l’entreprise ne sait plus recevoir le don.
Etre quitte plutôt qu’à perpétuer la logique de l’endettement mutuel Norbert Alter, explique très bien la manière ambiguë dont ce refus se met en place : si l’entreprise accepte l’investissement, l’engagement de ses salariés, elle le fait sans célébrer le geste, ce qui revient à ne pas reconnaître sa valeur. Elle cherche à être quitte (ce qui est plus rationnel et plus conforme aux principes du management) plutôt qu’à perpétuer la logique de l’endettement mutuel.
L’exemple des manifestations festives dans l’entreprise est, à ce titre, particulièrement frappant. Les fêtes professionnelles, les moments et plaisirs dérobés dans le travail, expressions rituelles et symboliques d’un collectif vivant (et toujours un peu déviant) sont de moins en moins tolérées alors qu’au contraire les manifestations organisées par l’entreprise et encadrées par elles se font plus nombreuses à l’extérieur du lieu de travail (c’est le cas, par exemple, des « résidentiels »).
Finalement, Norbert Alter montre que les pratiques managériales sont victimes d’elles-mêmes : pour des raisons culturelles (croyances et valeurs mobilisées) elles se trouvent incapables de saisir les ressources spontanées qui s’offrent à elles et dont sont porteurs les salariés.
En d’autres termes, les entreprises sont incapables de produire la reconnaissance qui nécessite d’être associée au don. A ce titre, on peut parler d’une véritable panne dans la dynamique de la reconnaissance que les organisations sont en mesure de générer. Cette panne produit au mieux de la prise de distance des salariés vis-à-vis de leur rôle. Elle produit aussi une partie de ce que l’on range aujourd’hui derrière l’euphémique et managériale bannière des « risques psycho-sociaux ».
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