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La journée de Rosa, une infirmière comme les autres
Nous sommes dans un hôpital de province. Les années 1970 sont un souvenir. Les dortoirs sont calibrés en chambres doubles ou individuelles. Les équipes, soudées par un travail difficile se retrouvant aux pauses autour d’une tasse de café, sont devenues des individualités qui ne se rencontrent plus et qu’il faut évaluer en rapport à des objectifs inatteignables.
C’est l’ère du défi. Le culte de la performance. La gloire de l’individu. Mais pour quels résultats ?
La journée de Rosa, une infirmière comme les autres
Rosa, l’infirmière raconte...
(extrait du livre L'hôpital disloqué de Denis Garnier (éditions Le Manuscrit, 2011)
« Je prends mon service à 13h30. Ma collègue du matin n’est pas allée déjeuner afin de pouvoir terminer ses soins, faire sa mise à jour et ses transmissions écrites avant mon arrivée. À mon arrivée, il lui reste environ 4 dossiers à parcourir. Vers 13h45 nous commençons les transmissions avec les collègues aides-soignantes (AS). Nous nous installons à l’écart des salles de soins et du bureau infirmier pour espérer être tranquilles pendant ce moment d’échange. Il ne reste plus qu’une aide-soignante dans les couloirs pour répondre aux sonnettes et une secrétaire pour le téléphone, le reste de l’équipe du matin étant parti déjeuner. Par conséquent, à plusieurs reprises nous sommes dérangées par l’AS car les patients sont douloureux, les pompes à perfusion sonnent, ainsi que par différents intervenants qui ont besoin d’informations par téléphone. À 15h00, nous sortons des transmissions, je me dirige alors vers la salle de soins pour « planifier mon après-midi » en sortant les soins que j’ai à réaliser et en commençant à les préparer sur paillasse.
Au programme :
- distribution des médicaments pour 14 patients,
- évaluation de la douleur, surveillance des voies d’abord, surveillance des constantes,
- antibiothérapie chez 5 patients à 16h00,
- surveillance glycémie + insulinothérapie chez 3 patients avant 18h00,
- poursuite d’une surveillance transfusionnelle chez Mme 108A ayant fait un OAP (œdème aigu du poumon) 2 jours plus tôt, pendant une première transfusion,
- première transfusion chez Mme 107B programmée pour 16h00,
- transfusion d’un CE (concentré érythrocytaire) chez Mme 113 à 16h00, qui est en aplasie donc habillage complet obligatoire avant de pénétrer dans la chambre,
- poursuite de la surveillance de la chimio chez Mme 113,
- permière chimiothérapie chez Mme 114 avec surveillance « tensionnelle » toutes les demi-heures, sachant que le « OK pharmacie » a été donné vers 15h00 par les médecins,
- re-perfuser Mme 108B (qui l’a déjà été par mes soins 3 jours auparavant puis arrêt le lendemain) pour hydratation en vue de débuter chimiothérapie le lendemain.
Je sors de la salle de soins à 15h30 afin de débuter la distribution des médicaments et mes premiers soins de 16h00 (les CE et chimio n’étant pas réceptionnés). C’est alors que l’aide-soignante de mon secteur m’interpelle pour me signaler que la patiente du 113 ne va pas bien : hyperthermie à 39°, dyspnée [1] sous oxygène chez une patiente en cours de chimiothérapie. Je me rends alors dans sa chambre en premier, en ayant pris soin de préparer les soins que je dois lui administrer à 16h00 afin d’éviter les allers-retours dans cette chambre (aplasie [2]).
Je découvre Mme 113 effectivement très dyspnéique [3], tachycarde [4], hypertendue et hyperthermique. Je fais immédiatement appeler l’interne, je recouche la patiente, lui fais un ECG [5], augmente l’oxygène, lui fais une prise de sang et divers autres soins. Je suis par conséquent obligée de déranger mes collègues à plusieurs reprises pour que l’on m’apporte le matériel nécessaire à la réalisation de ces soins et m’évite les allers-retours avec habillage et déshabillage complet à chaque fois. Je leur demande par ailleurs d’appeler l’établissement de transfusion sanguine pour mettre en attente la transfusion programmée chez cette patiente à 16h00. Les médecins font une demande de scanner en urgence. Je sors de la chambre 113 à 16 heures. Je fais les transmissions avec le binôme infirmier-aide soignant qui termine théoriquement à 15h30.
Cela fait deux heures et demi que je suis présente à mon poste et je n’ai vu qu’une seule patiente ! C’est alors que je croise le médecin qui me demande d’instaurer de nouvelles prescriptions chez la patiente du 113. Je prépare donc ces soins et retourne auprès de la patiente pour les lui administrer. Je sens la patiente angoissée par la situation (elle est toujours très dyspnéique), elle est seule dans sa chambre. J’essaie bien évidemment de ne pas lui transmettre mon angoisse et mon stress, au vu de la situation et de tout le travail qu’il me reste à accomplir. Je reste à ses côtés quelques instants pour dialoguer et ainsi la rassurer.
Ma collègue du binôme IDE-AS de l’équipe du matin, décide de rester et de perfuser la patiente du 108B. Elle fera une heure supplémentaire.
L’aide-soignante me fait un bilan des températures et diurèses [6] de notre secteur. Je me lance enfin dans la distribution des traitements à 16h30.
Une autre collègue, qui est théoriquement en consultation post-annonce, monte dans le service et décide de me poser la transfusion chez Mme 107B (je rappelle que la patiente ne l’a jamais été auparavant) et de débuter la chimiothérapie chez Mme 114 (qui, elle non plus, n’a jamais reçu ce produit).
Pendant ce temps, je poursuis mes soins et découvre que Mme 108A a terminé sa transfusion : elle n’a fait l’objet d’aucune surveillance « tensionnelle » depuis 12h30 alors que cette patiente a fait un OAP [7] deux jours plus tôt pendant une transfusion.
- J’ai maintenant vu 5 patients sur 15 (puisque le binôme du matin est parti). C’est alors que l’onco-psychologue m’interpelle. Elle souhaite avoir des nouvelles du patient du 112A qu’elle suit régulièrement.
Je lui fais remarquer qu’il est 17h00 ;
- que je ne l’ai toujours pas vu ;
- que je reviens de repos ;
- que je ne l’ai pas vu depuis 2 jours. Mais je prends tout de même 10 minutes pour lui faire part des transmissions de ma collègue du matin.
Puis, c’est au tour de la cadre qui veut me voir pour mes horaires des jours suivants. Puis retour de l’interne et du médecin qui m’informent que Mme 113 aura son scanner demain et donc qu’il faut la transfuser cet après-midi (je rappelle que la patiente est en OAP). Je les informe que j’accepte seulement si un médecin reste dans l’unité jusqu’à au moins 19h00, car la transfusion ne pourra être posée qu’à 17h45 au mieux, si ma collègue de 10h-18h se détache pour aller la chercher directement à l’établissement de transfusion sanguine. Ces derniers acceptent. La transfusion sera posée à 17h45 par ma collègue.
Entre temps, l’infirmière de consultation m’informe qu’elle quitte le service : j’ai donc 10 patients à voir, 2 transfusions et une chimiothérapie pour lesquelles je dois effectuer des surveillances « tensionnelles » toutes les demi-heures et une patiente en OAP.
Je poursuis mes soins. Il est 18h00 : service du dîner. Les soins de 16h00 ne sont toujours pas terminés, les patients n’auront donc pas tous leurs traitements au moment du repas et certaines glycémies ne pourront être réalisées par manque de temps.
À 18h45, je regagne enfin le bureau infirmier, pratiquement au même moment que ma collègue du secteur opposé. Je découvre de nouvelles prescriptions dont je prends note et organise mon dernier passage en préparant les soins sur paillasses. J’essaie de poursuivre les surveillances tensionnelles des 2 transfusions et de la chimio.
À 19h30, je commence mon dernier passage dans les chambres pour « installer » les patients avant la nuit. Je refais une évaluation de la douleur, distribue les somnifères, les morphiniques, revérifie les voies d’abord et administre les autres soins (antibiotique, prévention thromboembolique [8] et autres perfusions ou sous-cutanées).
Les collègues de nuit arrivent à 20h30. Je suis toujours dans les chambres avec ma collègue. Il me reste 5 patients à voir, dont un pour lequel je dois mettre en marche une alimentation sur SNG [9] ainsi qu’une hydratation pour une chimio à 1h00 cette nuit. J’ai bien évidemment, théoriquement, toujours les surveillances tensionnelles à assurer.
Les salles de soins et les couloirs débordent de matériels non rangés, de poubelles non vidées par manque de temps. Les collègues de nuit commencent par faire du ménage et du rangement pour espérer prendre leurs fonctions dans un service « convenable ». Il leur manque du matériel et des médicaments pour assurer les soins qu’elles sont obligées d’aller chercher dans les étages. La plupart du temps, c’et l’infirmière de 10h-18h qui est chargée des commandes. Elle est obligée de « bâcler » ces dernières puisqu’elle doit en plus gérer environ 4 entrées, aider aux soins sur chaque secteur et préparer les bilans du lendemain.
Pendant ce temps, je termine mon passage dans les chambres. La patiente du 113 appelle pour épistaxis [10]. Je retourne donc à son chevet quelques minutes, après m’être habillée pour Xème fois de la journée.
À 21h00 je m’assois enfin avec ma collègue de nuit pour faire les transmissions. Les 2 AS de l’après-midi ont quitté leur poste. Il n’y a donc plus personne pour répondre aux appels des patients puisque seulement 2 IDE sont présentes la nuit dans ce service.
Nous devons donc gérer les appels des patients pendant les transmissions qui se terminent à 21h45. Je prends les dossiers des patients dont ma collègue a théoriquement besoin pour commencer à planifier sa nuit afin de faire mes transmissions écrites dans les dossiers et, au vu de l’après-midi, il y a de quoi écrire…
- À 22h15, je quitte le service avec l’impression d’inachevé dans mon travail, un gros sentiment de frustration car je n’ai été qu’une simple exécutante de prescriptions médicales. J’ai dû éviter certaines questions aux patients pour ne pas me mettre plus en retard que je ne l’étais, j’ai dû fermer les yeux sur le mal-être de certains patients car actuellement le temps relationnel n’a aucune valeur dans mon métier alors qu’il est la clef de la prise en charge du patient et notamment de l’adhésion au traitement. Je rappelle que je suis dans un service d’onco-hématologie avec 5 lits identifiés « lits de soins palliatifs ».
- De plus, j’ai mis la vie de certains patients en danger car, bien évidemment, je n’ai pu être présente toutes les demi-heures pour assurer les surveillances « tensionnelles » et de ce fait, j’ai également mis mon diplôme et ma vie de professionnelle en danger pour non-respect des règles institutionnelles et éthiques.
À 22h45 je rentre enfin chez moi sans même avoir bu un verre d’eau, ni manger quoi que ce soit, ni être allée aux toilettes. J’ai bien sûr pris soin de laisser tout ceci au vestiaire pour ne pas « parasiter » ma vie familiale.
Il faut que vous compreniez le climat d’insécurité dans lequel les infirmières de mon service travaillent, peu importe leurs horaires, et la souffrance que cela peut engendrer. À la fin de notre service, nous ne nous sentons plus infirmières mais seulement techniciennes de soins, sans âme. Au final sur cette journée, les heures supplémentaires s’élèvent à 7h30 pour les infirmières et malheureusement cette journée est devenue le quotidien de ce service où les patients sont censés bénéficier de respect, de dignité, de bienveillance et d’accompagnement dans cette dure épreuve qu’est le cancer.
Les aides-soignantes confirment en hochant la tête. Le rythme est tout aussi soutenu et l’impossibilité de faire apparaît encore davantage. Elles expliquent « qu’il faut compter au moins 45 minutes pour la toilette d’un patient en phase palliative, sachant que notre unité compte 28 patients pour 4 aides-soignantes le matin ». Le calcul est vite fait. L’organisation du service permet de réaliser ces toilettes entre 9h30 et 12h00, voire jusqu’à 13h00. Au mieux, les aides-soignantes auront dix minutes à deux et par toilette pour des patients en phase palliative, c'est-à-dire totalement dépendants et mourants. « Alors comment on fait ? Il faut qu’on se débrouille ! »
Épilogue : les jeux de l'ombre ne sont pas terminés !
Mais tout ceci se passe dans l’ombre. Les cadres n’ont pas les moyens d’apporter des réponses. Les directeurs doivent recruter des spécialistes de la facturation pour ne pas perdre les euros de la tarification à l’activité. Les médecins sont éreintés.
Mais tout ceci se passe à l’ombre de l’Agence Régionale de Santé qui ne veut pas connaître la réalité du terrain car ce n’est pas son travail. Elle doit gérer un budget qui ne suit pas l’évolution des prix, de la technique, de la nouvelle organisation architecturale des services en chambres individuelles etc.
Mais tout ceci se passe à l’ombre du pouvoir qui est en compétition avec le monde. Il faut être rentable, il faut diminuer les dépenses publiques, réduire le coût du travail, réduire les dépenses de santé etc.
D’accord ! Mais d’un côté il y a des morts qui pourraient être évitées et de l’autre du personnel hospitalier en perdition.
Que le pouvoir politique décide de réduire les dépenses de santé est un choix qu’il lui faut assumer. Ce n’est pas au personnel hospitalier de payer la facture, en travaillant sans être payé (l’équivalent de 20 000 emplois sont en heures supplémentaires non payées ou en compte épargne temps), ou en devenant les victimes de maladies professionnelles, d’accidents de travail, de troubles psychosociaux etc.
Mais tout ceci se passe à l’ombre et ce jeu-là n’est malheureusement pas terminé !
[1] Dyspnée : difficulté respiratoire
[2] Aplasie : cancer de la moelle
[3] Dyspnéique : difficulté respiratoire grave
[4] Tachycarde : palpitations
[5] ECG : électrocardiogramme
[6] Diurèse : mesure les urines
[7] OAP : œdème aigue du poumon. Insuffisance cardiaque gauche
[8] Thromboembolique : pour éviter les embolies
[9] SNG
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