Organisations
La prise en charge humaine : un impensé managérial ?
Enseignant-chercheur en sciences de gestion et du management, Damien Collard[1] a eu l’occasion d’étudier un service gériatrique polyvalent accueillant des patients aux pathologies variées : les uns se remettaient d’une chute, les autres présentaient un début d’Alzheimer ou des troubles psychiatriques, d’autres pouvaient être alcooliques, en perte d’autonomie ou en fin de vie.
Les soignants doivent composer avec la souffrance et sont confrontés à la maladie, la mort, la déchéance physique, la douleur, et parfois à la violence des patients ou de leurs proches. Les tâches qu’ils réalisent ne sont guère gratifiantes : changer les protections des incontinents ; accompagner les patients lors des repas ; les aider à se laver, à s’habiller… Ces actes demandent de la technicité, doublée de compétences émotionnelles et relationnelles. C’est dire la complexité de ces métiers.
Un grain de folie pour supporter l’insupportable
Le premier étonnement de Damien Collard a été de découvrir la bonne humeur des soignants, dont les conversations légères et les plaisanteries contrastaient avec la gravité des situations. Son deuxième étonnement a été de constater qu’ils se moquaient les uns et des autres, y compris des chefs, de l’institution et d’eux-mêmes. Ils singeaient même les patients et les collègues. Ils chantaient, ils dansaient, ils riaient aux éclats. Ils se disputaient parfois, mais la page était vite tournée.
À l’évidence, cette ambiance inattendue était un moyen efficace, peut-être le seul, de faire face psychiquement à ces situations dramatiques et de tenir dans la durée. Pour se protéger de l’insupportable, l’équipe avait mis en place ces moments carnavalesques. Formels ou informels, ces échanges abritaient des débats parfois très poussés – par exemple, comment, éviter des fausses routes en faisant manger les patients ? Il est difficile de tout formaliser et figer dans des protocoles, guides de bonnes pratiques, chartes de bientraitance, et ce ne sera sans doute jamais le cas complètement.
Ouvrir des espaces de discussion
Quand le bon fonctionnement d’une équipe confrontée à de telles situations repose sur de tels ressorts, le management doit soutenir cette dynamique en préservant des espaces et des moments de discussion, formels et informels : en salle de pause, devant la machine à café, lors des repas, dans les couloirs, lors des transmissions entre soignants au moment des relèves. Il en va de la bonne santé mentale et physique de l’équipe, et donc de sa capacité à prendre en charge avec humanité la détresse des patients. Quand la parole circule entre les soignants, elle est aussi plus fluide dans leurs relations avec les résidents. Encore faut-il que la charge de travail soit supportable, avec quelques temps morts assumés, l’idéal étant d’avoir un léger sureffectif pour permettre de préserver du mou. Les vertus du slack organisationnel, énoncées en 1956 par James G. March et Richard M. Cyert, sont très connues des chercheurs et enseignants en gestion, mais souvent ignorées des gestionnaires.
Autres éléments clés : la circulation des informations au sein de l’équipe et la coordination des missions. Les réunions médicales pilotées par les médecins permettent de faire le point sur la situation de chaque patient et de prendre ensemble certaines décisions difficiles. Dans l’établissement étudié par Damien Collard, les deux médecins qui les pilotaient pratiquaient un management très participatif et invitaient chacun à s’exprimer, y compris les aides-soignants. Là encore, la réduction des temps morts ne peut que conduire à réduire la communication et le partage des émotions.
Les réunions animées par la cadre de santé responsable de l’équipe des infirmières et des aides-soignants étaient l’occasion d’aborder des questions touchant à l’organisation du travail, à la répartition des tâches et des rôles, à la qualité des soins et aux difficultés rencontrées. Là encore, le management était très participatif et chacun pouvait parler librement.
Enfin, les transmissions entre soignants au moment des relèves étaient des occasions de partager non seulement des informations, mais aussi et surtout des émotions. La cohésion de l’équipe se jouait dans ces échanges, au cours desquels on observait régulièrement des séquences carnavalesques ne rentrant pas directement dans le temps de soin.
Quand la vitalité de l’équipe n’entre pas dans les tableaux Excel
La richesse de cette vie d’équipe se marie mal avec la découpe rationnelle de l’activité en tâches officielles et directes de soin au patient. La pression de la productivité exercée par l’administration pèse au quotidien sur les cadres du système hospitalier, qui sont les interfaces entre les équipes de soin et le système administratif et gestionnaire chargé d’optimiser les ressources. Dans le service observé, la cadre de santé pratiquait malgré tout un management participatif, mais elle a fait un burn-out et a démissionné au bout de quelques mois. Elle était trop en porte-à-faux vis-à-vis de sa direction, qui estimait qu’elle accordait trop de faveurs aux soignants dans sa gestion des plannings.
Comment prendre soin des autres si on ne peut pas prendre soin de soi-même ?
Comment concilier la qualité des soins aux patients et la productivité du service ?
Faut-il attendre les démissions, les arrêts maladie (qui ne sont pas comptabilisés dans les tableaux Excel du service…) pour espérer une réconciliation de trois réalités, prendre soin à la fois des soignants, des patients et des budgets ?
Ne vaudrait-il pas mieux travailler à une meilleure compréhension de ce que “bien gérer” veut dire, qui peut difficilement faire l’économie d’une compréhension fine de l’activité exercée en interaction avec les acteurs de terrain ?
Les indicateurs et tableaux de bord ont bien sûr leur utilité, mais ils sont porteurs du risque de pousser à gérer de loin, de manière désincarnée, des situations complexes, et de faire obstacle à des rituels de communication essentiels à la vie des équipes, et donc à leur engagement à assurer la qualité du service et, in fine, à leur productivité.
Pour en savoir plus : Damien Collard, « Maltraitance des personnes âgées, fausses pistes et vraies solutions », séminaire Vie des affaires de l’École de Paris du management, compte rendu de la séance du 31 mars 2022.
[1] Auteur de Gériatrie : carrefour des souffrances, L’Harmattan, 2021.