Organisations
SAP invente la croissance génératrice de chômage
L’affaire pourrait faire grand bruit dans le landerneau des experts en politiques économiques ; même si nombre d’économistes atterrés ou alternatifs avaient déjà analysé (et cela depuis plus de 10 ans) que le lien entre croissance et emploi était loin d’être immédiat.
Mais aujourd’hui, le groupe SAP, troisième plus grand fabricant mondial de logiciels (16,8 milliards de chiffre d’affaires et 3,3 milliards de bénéfice après impôts), entend démontrer concrètement que la croissance « gérée » d’une entreprise doit s’accompagner de licenciements et de la mise au chômage de salariés.
En mai 2014, Bill McDermott (grand patron de SAP) exposait, peu après sa prise de fonction, son plan de réorganisation : simplifier & optimiser. Il s’agirait d’assurer la croissance et le développement de la profitabilité de l’entreprise. Aussitôt, la presse se faisait l’écho d’un plan de réduction d’effectif évalué entre 1 500 et 2 500 emplois. Quant aux salariés français, ils apprenaient au même moment que le comité d’entreprise européen (CEE) de SAP travaillait sur un plan de réduction des effectifs : 567 postes en Europe, dont 83 en France.
De mai à fin août 2014, les directions générales de SAP France et SAP France Holding adoptaient une position attentiste, refusant de recevoir les experts mandatés par le comité d’entreprise et reportant à septembre la négociation d’un éventuel plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).
Début septembre, ces directions décident enfin d’engager la négociation d'un PSE avec les organisations syndicales représentatives et 75 suppressions de postes sont présentées, soit 8 de moins qu’en mai. Mais elles refusent d’aborder les motifs économiques d’un tel plan : seules les mesures sociales sont exposées aux syndicats. Le 15 septembre 2014, la CGT@SAP dénonce l’absurdité de ce projet de licenciement collectif. Elle stigmatise (voir communiqué de presse CGT@SAP), le gaspillage de ressources humaines alors que le groupe dispose de tous les moyens (financiers, matériels et humains) pour réaffecter ses ressources au bon endroit. Les autres syndicats s’inscrivent au contraire dans une démarche d’accompagnement : ils réclament des mesures sociales à la hauteur des moyens financiers du groupe. Mais les négociations échouent et les partenaires sociaux expriment leur colère dans leurs tracts (voir tracts CFTC, CGC et CFDT joints).
Conséquences sociales
Les directions SAP réorientent alors la procédure vers le comité d’entreprise. Cette fois, elles se doivent (articles L.2323-6 et L.2323-15 du Code du travail) d’aborder les motifs économiques qui conduisent à réduire les effectifs. Un document d’information de 44 pages « Présentation du projet économique de mise en place d’un nouveau business model au sein de l’UES SAP France SAP France holding et ses conséquences sociales » est soumis aux membres du CE. Les 40 premières pages sont un florilège de présentation grandiloquente du groupe SAP, de comptes financiers excédentaires, de clichés managériaux sur la concurrence toujours plus exacerbée qu’hier mais bien moins que demain, de la nécessité de se réorganiser, de s’adapter aux clients, de réorienter ses activités… Elles aboutissent abruptement (page 41) à « …dans cette perspective, il est envisagé les suppressions des postes suivants…».
Le lecteur attentif, qui ne se sera pas lassé d’une rhétorique à noyer un poisson dans l’eau, en sort subjugué par le savoir-faire SAP en matière de leurre.
Cela est d’ailleurs parfaitement exprimé dans le tract d’un syndicat : « La CFE-CGC a le sentiment d’avoir été leurrée depuis plusieurs réunions ». La réalité est sans doute bien pire que le constat. Force est de constater que les tenants d’un « dialogue social devant primer sur le conflit, le déni et la gesticulation politicienne » (dixit CFDT) apparaissent comme de doux naïfs face à une direction que la loi du 14 juin 2013 sur la sécurisation de l’emploi ne saurait contraindre… à la loyauté dans les négociations. L’approche dominatrice de SAP envers les « parties faibles au contrat de travail » se révèle ainsi dans la mise en œuvre du plan « simplifier et optimiser ».
En Allemagne, le comité d’entreprise (Betriebsrat) dispose d’un réel pouvoir face aux réorganisations de l’entreprise. Le CE de la maison mère (SAP SE, société européenne) s’est donc opposé à la direction centrale. Cela a provoqué plus de vagues au sein de l’entreprise que prévu... Les négociations n’ont pu aboutir. Elles ont cependant conduit le DRH du groupe, Stefan RIES, à admettre que « la croissance devrait permettre de reclasser les salariés concernés grâce à des formations et des requalifications ».
S’agit-il d’un revirement de l’approche dirigeante ou simplement d'une déclaration diplomatique face à une résistance organisée ? Pour l’instant et partout ailleurs, les licenciements restent d’actualité, quand ils n’ont pas été déjà effectués.
En France, les directions locales continuent d'exécuter le plan du groupe, même si elles procèdent, fin septembre, à des adaptations mineures (66 suppressions d’emploi au lieu des 75 ou des 83 initialement prévues dans le document de travail du CEE). Elles montrent ainsi une très faible marge de manœuvre. Car elles ne remettent pas en cause le principe des licenciements.
Le management de SAP voudrait montrer son incapacité à utiliser les talents internes pour assurer la croissance, qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
Les actionnaires et autres investisseurs sauront ils en tirer les conséquences ?