Organisations
A quoi sert la démocratie mutualiste ?
A quoi sert la démocratie ? Répondre à cette question est ambitieux et risqué, cela nous conduit à défendre l’indéfendable, à conforter nos aprioris socioculturels occidentaux : « la démocratie est nécessaire, car la démocratie c’est le meilleur modèle possible et donc elle sert toujours ».
Or, la démocratie n’est ni un modèle d’organisation ni un type de gouvernement (Gombert 2022) : elle peut s’accoutumer de systèmes de gouvernance, de gouvernements et de gouvernementalités très différents. Elle peut être décentralisée, libérale ou autoritaire dans la cité comme sociocratique, hiérarchisée ou autogestionnaire dans l’entreprise. Il nous faut donc être modestes et concentrer l’analyse à un niveau où observations et expérimentations nous permettrons d’appréhender cette question. A l’institut ISBL, ce champ est bien évidement constitué des familles de l’ESS : associations, coopératives, fondations et mutuelles. D’autant plus que, depuis la loi de 2014, les organisations de l’ESS sont légalement tenues d’adopter une « gouvernance démocratique ».
Notre réflexion ici va se concentrer sur une de ces familles : le mutualisme version « code de la mutualité ».
Même si les principes qui guident les mutuelles de l’autre code (des assurances) sont identiques, les trajectoires passées, présentes et futures sont différentes, parfois divergentes et les observations des premières ne valent pas automatiquement pour les secondes.
Pour autant, la généralisation, ou du moins l’élargissement, de la réflexion sur la démocratie aux autres types d’acteurs, dans ou hors de l’ESS, et pourquoi pas, mutatis mutandis, à tous les espaces de démocratie, fait partie des ambitions qui guident ce premier pas.
L’affadissement de la démocratie mutualiste.
Historiquement, le mutualisme s’est construit autour de 3 principes : la solidarité, la non-lucrativité et la démocratie.
Ces trois principes sont inscrits dans le Code de la Mutualité et il n’est donc pas juridiquement possible d’y déroger. Cette inscription a matérialisé l’élan qui a porté les premiers mutualistes : l’entraide au bénéfice des plus fragiles. Une entraide désintéressée et égalitaire : une personne, une voix. Et un modèle économique où les bénéfices restent dans la mutuelle.
Pour de multiples raisons, les mutuelles ne sont plus perçues comme incarnant ces trois valeurs. Il serait trop long d’en détailler les causes. Mais le constat est là.
Nous pensons qu’une des raisons majeures – à tout le moins celle qui nous concerne ici – est le défaut de réflexion sur l’affadissement et l’absence de confrontation au réel de l’idéal-type qui était l’horizon de la démocratie mutualiste hier.
Selon nous, il est impossible de « réinventer la démocratie mutualiste » sans une révolution conceptuelle qui déconstruira les doxas sur lesquelles elle s’est construite pour lui redonner un horizon aujourd’hui bouché.
Pour mener à bien cette révolution conceptuelle, nous pourrions être tentés de repenser la mutuelle comme un espace de démocratie limitée. L’idée serait alors de déléguer à des « administrateurs experts », élus bien entendu pour respecter les formes, le soin d’organiser la solidarité tout en minimisant les coûts qu’elle ferait peser sur les adhérents, conséquence directe de la non-lucrativité.
Nul doute qu’une telle option ferait plaisir à Peter Thiel conseiller de D. Trump ou au petit-fils de Milton Friedman, qui sont engagés dans une bataille idéologique féroce contre la démocratie. Précisément, c’est ce que nous refusons.
Nous arguons ici qu’une solidarité non-démocratique est dangereuse car elle tirerait la logique mutualiste vers une logique assurancielle classique matinée de philanthropie : une relation contractuelle entre un adhérent-client qui paye pour la couverture de ses risques propres et juste un peu plus pour faire œuvre de charité.
A vue d’œil, sur les retraites par exemple, un système par capitalisation amendé d’octroi de coups de pouces pour les plus fragiles, n’est pas loin d’incarner cette idée. Ce faisant, c’est l’édifice conceptuel du mutualisme qui s’effondre : la solidarité organisée collectivement versus la couverture individuelle consumériste ; la non-lucrativité au profit d’un utilitarisme qui ne dit pas son nom.
A la question de savoir ce que nous abandonnerions avec la démocratie mutualiste, la réponse est donc simple : nous abandonnerions le mutualisme lui-même. Il sera sans doute utile, dans un autre article, d’étayer cette affirmation qui repose sur la conviction que les valeurs consubstantielles à la forme mutualiste sont « insécables ». Sans la solidarité, le mutualisme n’a pas d’objet, sans la non-lucrativité il perd son âme, sans la démocratie il abandonne à la fois le chemin et l’idéal qui le guident.
Repenser la démocratie mutualiste ?
Rappelons que nos mutuelles sont des entreprises soumises à des contraintes techniques (comment exercer notre métier ?), règlementaires (comment nous assurer que nous sommes conformes ?), concurrentielles (comment être compétitifs ?) et que nous agissons dans un univers économique idéologiquement et pratiquement dominé par les acteurs capitalistes (au sens factuellement économique).
Ces contraintes sont partagées par tous les acteurs du secteur. La démocratie mutualiste doit affronter cette réalité sans la masquer sous des déclarations de vertu et faire l’effort d’incarner ses agirs en partant de ce qui la fonde en propre.
En dépit du fait que la démocratie actionnariale (qui n’a rien d’une démocratie selon nous) n’a pas de sens pour le mutualisme (les mutuelles n’ont pas de capital mais des fonds propres et les adhérents n’ont aucun droit individuel sur ceux-ci), nous confions le pilotage de nos organisations à une oligarchie technocratique qui fait « comme si ».
Par exemple en proposant de rapporter le résultat comptable aux fonds propres et en comparant le ratio ainsi obtenu aux Return On Equity des concurrents capitalistes. Ce ratio n’a évidemment aucun sens pour nos adhérents alors qu’il en a pour les actionnaires. A l’appui de cet exemple, nous affirmons que piloter par ce ratio est confiscatoire de tout un pan d’exercice de la démocratie mutualiste. Evidemment, il sera nécessaire d’étayer cette affirmation en dévidant la pelote des enjeux qui sont évacués par cette absence de réflexion sur la nature spécifique du résultat économique d’une mutuelle et son déport vers des référentiels hétéronomes.
Elargir la radiographie de cette confiscation à tous les domaines d’activité, institutionnelle, financière, commerciale, managériale de nos mutuelles est à notre portée. Nous en vivons les illustrations tous les jours quand nous répondons à des appels d’offre, quand nous produisons nos rapports prudentiels, quand nous soumettons nos bilans à nos Commissaires aux Comptes, quand nous établissons les ordres du jour de nos instances de gouvernance ou élaborons les plans de contrôle de nos activités.
A défaut, le risque premier pour les mutualistes est de se sacrifier à une démocratie de façade où les assemblées générales sont des chambres d’enregistrement et l’adhérent noyé dans un système qu’il gouverne (du moins dans lequel il est souverain) sans le maitriser.
Si nous ne répondons pas à la question titre « A quoi sert la démocratie mutualiste ? » nous continuerons de l’abandonner par morceaux au profit de la vision managériale qui imprègne les sociétés de capitaux.
Conclusion
Les questions qui ont agité le mutualisme par le passé sont-elles encore d’actualité ? Et quand bien même le seraient-elles, les réponses ou les silences que nous leur avons apportées ne méritent-ils pas d’être revisités ? Mais surtout, n’y-a-t-il pas de nouvelles questions qui mériteraient d’être soulevées ?
Proposer des thérapies ou même simplement tracer des pistes de recherche avec l’espoir de sauver la démocratie mutualiste ne relève pas de l’évidence tant que l’on n’a pas les éléments de diagnostic.
Pourquoi cette incertitude aujourd’hui plus qu’hier ? Simplement parce que nous n’en débattons plus !
Et au fond à la question titre « A quoi sert la démocratie mutualiste ? » on peut apporter cette réponse toute simple : à débattre de la question suivante « A quoi sert le mutualisme ? »
Question existentielle s’il en est !