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28 / 10 / 2024 | 78 vues
Christian Babusiaux / Membre
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Responsabilité et mise en cause personnelle des agents publics: faire évoluer des textes, adapter des pratiques

Dans la situation actuelle de notre pays, la recherche d’une efficacité accrue de l’action publique est majeure. Elle doit conduire à réformer résolument l’Etat et, au-delà de réformes ciblées, à viser des évolutions plus globales et transversales, structurées par des principes fondamentaux, au premier rang desquels le principe de responsabilité.


Le mot « responsabilité » a une double dimension : liberté et autonomie pour agir de la manière la plus adaptée d’une part, répondre de l’action menée d’autre part. Le deuxième sens se rattache à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen aux termes duquel « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

 

Cette responsabilité juridique peut être civile, disciplinaire, pénale et financière.

 

Liberté-autonomie et responsabilité juridique, toutes deux importantes, peuvent cependant entrer en contradiction. La prise d’initiatives pour s’adapter aux réalités et répondre aux objectifs définis peut conduire à s’écarter des règles prévues par les textes.


Parallèlement, une réglementation trop stricte peut freiner l’action de la personne qui se trouve à la tête d’une administration ou d’un service et donc la possibilité de répondre aux objectifs de fond qui lui sont assignés par un texte, une autorité hiérarchique ou de tutelle.

 


La tension entre la nécessaire marge d’appréciation des agents publics et leur non moins nécessaire obligation de répondre de leurs actions est d’autant plus sensible que deux réformes ont été menées ou annoncées dans la période récente : une refonte et une affirmation plus forte de la responsabilité financière des gestionnaires publics résultant de l’ordonnance n’ 2022-408 du 23 mars 2022 d’une part, l’annonce du maniement plus actif des procédures disciplinaires et du licenciement pour insuffisance professionnelle qui pourrait faire l’objet d’un prochain projet de loi, d’autre part.

 

Aux termes de l’ordonnance précitée, la Cour des comptes (septième chambre appelée « chambre du contentieux ») remplace l’ancienne Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) et reçoit le pouvoir de sanctionner aussi bien les gestionnaires que les comptables publics. Le régime de responsabilité désormais unifié comporte dix infractions. Le Procureur général près la Cour des comptes peut se voir transmettre des déférés par des autorités plus nombreuses, parmi lesquelles les chefs des services d’inspection de l’Etat, les présidents d’exécutifs locaux, les préfets et les DR/DDFiP pour le champ du secteur local. L’objectif affiché est de faire passer le nombre de décisions de 6/7 par an en moyenne à 100. Cette réforme intervient alors même que l’utilisation des dispositifs pénaux s’était faite déjà plus intensive dans toute la période récente.

 


Chacun des systèmes de responsabilité doit, en lui-même, être cohérent et il doit être juste, en premier lieu en garantissant le respect des droits de la défense. Mais il faut s’assurer aussi de la cohérence globale des quatre systèmes de responsabilité et de leur lisibilité.

 

Les deux niveaux d’exigence sont des éléments centraux de l’Etat de droit et conditionnent l’acceptabilité des systèmes de responsabilité. Il faut, par ailleurs, veiller à leur compatibilité avec la recherche essentielle de l’efficacité des services publics. La réflexion doit aussi prendre en compte la modification de la frontière entre responsabilité financière et responsabilité pénale que le précédent gouvernement avait envisagée et, dans la perspective de laquelle il avait confié une mission à trois hauts magistrats sur la responsabilité pénale des décideurs publics.

 


Le Cercle a examiné méthodiquement les étapes des différentes procédures en analysant le droit positif, la pratique et les inter-croisements, notamment par l’étude de dossiers concrets.


Cet examen montre qu’un ensemble de réformes du cadre juridique et d’évolutions des pratiques est indispensable dès lors que des agents publics sont susceptibles d’être personnellement mis en cause en raison de l’exercice de leurs fonctions.


14 points de vigilance ont été mis en évidence.


En amont, les enquêtes administratives, déterminantes puisque c’est sur leur base que des poursuites seront ou non engagées et qu’elles constituent un élément d’appréciation des juges en cas de contentieux ultérieurs, ne sont pas, contrairement aux enquêtes judiciaires, encadrées par le droit. Dès lors, la manière dont elles sont menées varie d’une situation à l’autre et, en tout état de cause, elles ne sont pas soumises au respect du principe du contradictoire imposant que l’agent mis en cause puisse être entendu. Ce dernier peut d’ailleurs être informé très tardivement qu’une enquête administrative a été diligentée à son encontre.

 

Cette situation peut se révéler inique en particulier lorsque le mis en cause a été le lanceur d’alerte. Sur un autre registre, les rapports issus des enquêtes administratives et transmis, sur leur demande, à d’autres services, à des organes de presse ou à la Justice ne le sont pas toujours dans des conditions garantissant la protection de la vie privée des agents mis en cause.


Enfin, au moment de leur enclenchement ou de leur déroulement, des enquêtes administratives sont menées par des personnes qui peuvent se trouver en conflit d’intérêts en raison de leurs relations avec l’agent en question ou avec l’entité dont il dépend ou a dépendu.


Si l’on regarde l’ensemble des procédures, trois autres problèmes peuvent être relevés. La protection fonctionnelle accordée à l’agent public mis en cause est à géométrie variable. Elle n’existe pas dans l’hypothèse d’une responsabilité disciplinaire ou dans celle, désormais beaucoup plus fréquente, de la responsabilité financière. Le montant pris en charge par la personne publique peut également être limité par les conventions d’assurance qu’elle a conclues. A pu être constatée également, alors que les autorités hiérarchiques ou de tutelle ont joué un rôle majeur dans la prise de décision de l’agent public, une absence de recherche de leur responsabilité et une absence quasi-totale de leur audition au cours
des enquêtes administratives. Enfin, pour toutes les procédures, les pièces dont peut avoir besoin l’agent pour se défendre sont loin de lui être toujours communiquées, a fortiori s’il a quitté son poste.


Le recours à la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) ne se révèle pas une garantie suffisante, les avis de cette dernière n’étant que consultatifs et n’étant pas toujours suivis d’effet.


L’absence de communication de certaines pièces résulte parfois du souci du juge de concilier les droits de la défense avec la protection des personnes qui ont témoigné et qui souhaitent garder leur anonymat. Cependant, le cas de refus de communication par les autorités administratives de tout ou partie de son dossier à l’agent est beaucoup plus fréquent.


Au-delà des sanctions, des mesures sont fréquemment prises par l’autorité administrative qui ont un impact considérable sur la situation professionnelle du mis en cause et l’évolution de sa carrière. C’est le cas des mesures administratives organisationnelles, par exemple, la suppression d’un poste, la modification d’un organigramme, le recrutement d’un autre agent pour exercer des fonctions similaires ou encore de la mutation de l’agent dans l’intérêt du service sans qu’un lien explicite puisse être établi avec le comportement supposé ou avéré de l’agent.


Concernant les procédures pénales, la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, dite « plaider-coupable », peut se révéler dans les faits un piège redoutable pour l’agent public. Soucieux de diminuer la sanction qu’il est susceptible de se voir infligé, l’agent peut être conduit à reconnaître des faits qu’il n’a en réalité pas commis et qui pourront par la suite être utilisés contre lui devant d’autres juridictions, par exemple, financières. La question de la possibilité pour l’agent mis en cause de produire, dans le cadre d’une procédure parallèle, des documents issus de la procédure pénale est aussi un point d’attention important. Si les textes prévoient une exception au secret de l’instruction en cours d’une enquête pénale dès lors qu’est en cause l’exercice du droit de la défense d’une partie, la pratique montre une crainte très forte, ici de l’agent public, de produire de telles pièces parce qu’il redoute de ne pouvoir démontrer qu’il se situe effectivement dans l’exception légale.

Concernant les procédures devant les juridictions financières, des garanties importantes ont été apportées par le droit positif dans le déroulé des contrôles non juridictionnels et juridictionnels de la Cour des comptes et dans la protection des droits des agents publics mis en cause.

 

Les dossiers examinés montrent cependant qu’au niveau de l’instruction devant les chambres chargées des contrôles de gestion, le principe du contradictoire n’est pas toujours appliqué dans des cas de mise en cause personnelle. De même, l’ordonnance de 2022 n’a pas conduit à une modification des pratiques concernant l’affectation entre les chambres de la Cour des magistrats. Lorsqu’ils sont nommés à la Cour ou lorsqu’ils reviennent après un détachement, les magistrats sont fréquemment affectés entre les chambres de la Cour au regard de l’expérience alors acquise. Or, avant leur entrée à la Cour ou pendant ces périodes de détachement, ils peuvent avoir été en relations avec le mis en cause.

 

Une question majeure touche aussi la définition des infractions financières, et notamment la délimitation des contours de la nouvelle infraction, qui est un point très important de la réforme, la faute grave de gestion entraînant un préjudice financier significatif. Enfin, la diffusion par la Cour, de ses observations définitives, via son site internet ou les réseaux sociaux (et sans qu’existe de procédure de rectification), faite au stade de son contrôle de gestion alors que la chambre du contentieux ne s’est pas encore prononcée comporte un risque d’atteinte à l’honneur et à la réputation de l’agent public.

 


L’analyse des procédures et l’examen des cas concrets montrent la fréquence des situations de cumuls entre les différentes responsabilités. La ligne de partage entre responsabilités pénale et financière n’est pas totalement claire. Elle résulte principalement des évolutions spécifiques qu’a connues, au fil des temps, chacun des deux systèmes de responsabilité et cela sans qu’il y ait eu une réflexion d’ensemble.


A un cumul de procédures, peut s’ajouter un enchevêtrement.

 

Ce dernier mot rend compte, beaucoup mieux que celui d’enchainement, des procédures qui ne font pas que se succéder mais qui se superposent, voire se tiennent les unes les autres, cela pendant plusieurs années. L’enchevêtrement ne met pas seulement en jeu des juridictions. Il faut compter aussi, par exemple, avec la procédure intentée devant la CADA ou devant la CNIL, avec les refus de suivre les avis de ces autorités administratives indépendantes et avec les recours exercés en appel contre ces refus.

 


La circulaire du ministre du 29 juin 2023 - CRIM 2023-7/G3-29/06/2023 - sur les relations entre l’autorité judiciaire et les juridictions financières est positive mais est loin de régler l’ensemble des questions. Des solutions doivent d’autant plus être trouvées que la création d’un nouvel ordre de juridictions est par nature source de complexité dès lors que les périmètres des différentes infractions peuvent se recouper et que les enquêtes administratives menées en amont sont utilisées simultanément dans différents types de procédures.


Cet enchevêtrement est particulièrement redoutable pour le justiciable en termes de délais (9 ans pour aller au bout du faisceau de procédures jusqu’à la reconnaissance de l’absence de responsabilité) mais aussi de coûts qui peuvent s’inscrire dans une fourchette de 40 000 à 100 000 euros engagés (dont tout ne sera pas couvert par la protection fonctionnelle).


4 axes de progrès apparaissent indispensables (le détail des 16 recommandations figure dans la note « Responsabilité et mise en cause des agents publics : points de vigilance et recommandations »).(1)


Un premier axe est un encadrement juridique et une professionnalisation accrue des pratiques de déroulement des enquêtes administratives.


Leurs modalités, dès lors qu’elles concernent une personne, devraient notamment faire l’objet d’un encadrement juridique, allant au-delà, lorsqu’elles existent, des chartes ou des guides de bonne conduite. La vérification qu’aucun conflit d’intérêts entre les personnes chargées d’initier, de mener l’audit ou l’enquête ou de se prononcer à un stade quelconque de la procédure devrait être accrue. Le fonctionnement des comités des pairs ou instances internes équivalentes chargées de vérifier la qualité des rapports devrait être adapté.


Un deuxième axe est la clarification, qu’il s’agisse de certaines infractions ou des objectifs de contrôle



Miser uniquement sur les apports progressifs de la jurisprudence, notamment de la chambre du contentieux de la Cour des comptes et de la Cour d’appel financière, induirait inévitablement une longue période d’incertitudes, sources d’inquiétudes pour les gestionnaires publics mais aussi de perturbations dans l’action de certains services. Des moyens d’éclairer plus rapidement des points essentiels, comme la notion d’impacts financiers significatifs pourraient être recherchés, par exemple par des lignes directrices du Parquet général près la Cour des comptes qui a la maîtrise de l’action publique. Compte tenu des effets négatifs qu’elle peut avoir en générant des comportements de précaution des gestionnaires publics, la fixation, même à titre indicatif, d’objectifs quantitatifs d’engagement de procédures au titre de la responsabilité financière, devrait être utilisée avec prudence, a fortiori tant que le contenu de certaines infractions comporte encore des zones d’incertitudes et que les pratiques d’enquête n’ont pas été adaptées.


Le troisième axe est de ne pas perdre de vue les deux objectifs fondamentaux : la probité des agents publics et l’efficacité de l’Etat.

 

La seconde passe par une suffisante liberté d’initiative et d’action des agents publics qui s’accompagne souvent d’une prise de risque. La mise en cause personnelle plus fréquente des agents publics doit donc s’effectuer dans un respect des droits de la défense plus vigilant et tenant compte de ces deux objectifs.


Parmi les recommandations, la protection fonctionnelle de l’agent public devrait voir son champ d’application adapté à la réforme de 2022 et jouer en cas de mise en jeu de la responsabilité financière. L’acceptation de la procédure de plaider-coupable doit être utilisée avec précaution et l’agent mis en garde sur ses conséquences éventuelles. Lorsque l’agent public demande à la CADA de se prononcer sur la communicabilité d’un document qu’il ne peut obtenir de l’administration, la Commission pourrait rendre une décision exécutoire et non plus un simple avis.


Le quatrième axe est d’engager une réflexion d’ensemble sur l’articulation entre le système judiciaire préexistant et celui sui generis mis en place avec l’ordonnance du 23 mars 2022.

 

Indépendamment des évolutions législatives étudiées par la mission précitée de trois hauts fonctionnaires, l’amélioration de l’articulation entre les différentes responsabilités de l’agent public, civile, disciplinaire, pénale et financière, peut s’effectuer selon deux directions non exclusives, à l’initiative des juridictions et des parquets.


Une voie jurisprudentielle serait de s'inspirer de la décision du Conseil Constitutionnel relative au cumul des sanctions fiscales et des sanctions pénales (essentiellement en matière de fraudes fiscales). Le Conseil cantonne la possibilité de cumul au « haut du spectre » selon des critères qui pourraient être transposés mutatis mutandis. Une voie complémentaire, reposant sur l’action des parquets, serait d’organiser un processus de concertation par des règles de procédure entre le procureur de la République (ou un procureur de l'ordre judiciaire spécialisé du type du Procureur national financier) et le Procureur général près la Cour des comptes, allant ainsi plus loin qu’une circulaire, même si celle de juin 2023 constituait une étape.

 


Dans son étude, le Cercle de la réforme de l’Etat a ainsi identifié 14 points de vigilance et émis 16 recommandations, dans le souci à la fois de l’efficacité de l’Etat et de l’attention à porter aux agents sur la mobilisation desquels tout repose.


Il faut penser global et systémique. Ne pas regarder uniquement le stade aval, celui de la phase juridictionnelle mais aussi les processus d'enquête en amont. Ne pas considérer isolément l'un des systèmes de responsabilité mais leur intrication. Ne pas voir seulement la responsabilité juridique mais également ses conséquence et contre-effets sur les jeux d'acteurs et sur l'efficacité de l'action
publique.

 

(1)  La note complète du Cercle: https://cerclereformeetat.eu/publications/responsabilite-et-mise-en-cause-personnelle-des-agents-publics-points-de-vigilance-et-recommandations/

 

NDLR: La  note a été établie par Elisabeth Mella (MCF-HDR à l’Université Paris Dauphine-PSL, Directrice du Master1 Droit public) et Christian Babusiaux (Président du Cercle de la réforme de l’Etat) avec le concours de Denis Mondon (avocat général à la Cour de cassation(h)), d’un ensemble de contributeurs et de relecteurs .

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