Elagage des branches professionnelles: les dessous d’un faux procès
En octobre dernier s’est tenue une Conférence sociale à l’initiative de la Première ministre. Une journée pour désigner un coupable sur les problématiques salariales actuelles et préparer la reprise du mouvement d’élagage des branches professionnelles.
Cette première permet d’apprécier l’absence de mise en perspective du débat par le Gouvernement. En effet, répondre aux problématiques salariales actuelles par les négociations des branches professionnelles revient à prendre le sujet par le petit bout de la lorgnette, et ce, pour plusieurs raisons.
La branche a un impact limité sur les salaires réels
La première raison consiste à souligner que la branche professionnelle négocie des salaires minima hiérarchiques. Concrètement, elle détermine, pour chaque niveau de la grille de classification de branche, le niveau de salaire en deçà duquel un salarié d’une entreprise de la branche ne peut être rémunéré. Il ne s’agit pas de déterminer les salaires réels.
Cela est flagrant lorsque l’on rappelle qu’un niveau en deçà du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) n’est pas appliqué, le salarié étant rémunéré au niveau légal qu’est le SMIC. Il faut par ailleurs considérer la proximité des salariés par rapport aux salaires minima hiérarchiques pour apprécier la probabilité de la négociation de ces minima d’avoir un impact immédiat sur les salariés.
Dans les branches des services, pour lesquelles le poids de la main d’œuvre est important sur le plan financier, la probabilité est plus grande d’avoir des salariés rémunérés à proximité de leur niveau de classification. La probabilité est encore plus grande lorsque ces entreprises de services emploient des salariés à faible niveau de qualification.
Rideau de fumée
C’est pourquoi, par exemple, depuis près de quatre années, notre Organisation revendique, dans la branche des prestataires de services, une étude éclairant la répartition des salariés des entreprises de la branche au regard de leur niveau de classification, ainsi que la proximité de leur niveau de rémunération avec ce niveau de classification.
Cette revendication, intégrée chaque année dans notre projet de revendication des salaires minima hiérarchiques (prêt à signer), n’a jamais fait l’objet du moindre intérêt par le patronat.
Enfin, si l’on peut attendre que cette négociation obligatoire au niveau de la branche ait un impact sur la négociation d’entreprise, les études démontrent que cet impact n’est pas automatique et que son intensité dépend de nombreux facteurs.
Par conséquent, mettre en lumière la négociation de branche pour dynamiser dans l’urgence les salaires réels relève davantage du signal que de la volonté de trouver une solution immédiate et concrète.
La branche permet une régulation sur le temps long
La raison suivante consiste à souligner que la négociation de branche se situe dans un temps long, en partie lié à son objet. La branche professionnelle est un niveau de régulation économique et sociale, sur un champ professionnel déterminé. Sur le thème des salaires minima hiérarchiques, la branche professionnelle se place donc au-delà du seuil légal du SMIC, et fixe la contrepartie minimale versée par l’employeur à son salarié en fonction de son positionnement au sein de la grille de classification.
Les activités occupées par les salariés dans les entreprises de la branche déterminées, et pour chacune d’entre elles un niveau de rémunération minimale fixé, tout employeur doit respecter ce minimum, bridant ainsi les possibilités de concurrence par les coûts salariaux. Dans cette matière relevant tant de l’économie que du social, le pilotage opéré par la branche doit permettre une juste rémunération de l’activité du salarié, tout en apportant des garanties quant à la capacité des entreprises de la branche à verser ces niveaux de rémunération.
Ce pilotage s’inscrit par hypothèse dans un temps long, rendant difficile des à-coups et mesures de rattrapage.
La branche ne peut réagir aux éruptions de l’inflation
Une autre raison consiste à souligner une fois encore la différence entre le SMIC et les salaires minima hiérarchiques (1) . En effet, ces minima ont vocation à fixer le salaire minimal versé au salarié en fonction de l’activité de ce dernier. Le SMIC est revalorisé en fonction de l’inflation, ce qui est prohibé pour la négociation des minima de branche. En période d’inflation et pour les branches professionnelles comportant un premier niveau proche du SMIC, il apparaît logique que la négociation de branche accuse un retard par rapport à la revalorisation du SMIC.
C’est ce qu’a constaté le Gouvernement en titrant que « les négociations salariales de branche sont en décalage par rapport au rythme de progression du SMIC (2) ».
A qui profite le verdict ?
Cette ingérence de l’Etat dans les négociations collectives est bienvenue pour les organisations patronales.
En effet, depuis 40 ans et surtout sur les 20 dernières années, les tenants de la logique néolibérale ont triomphé, affaiblissant le niveau de la branche professionnelle au bénéfice du niveau de l’entreprise.
A coups de remise en cause du principe de faveur, d’inversion de la hiérarchie des normes, d’interdiction des clauses de désignation des régimes santé et prévoyance, de possibilités de dérogation par accord d’entreprise, … Il en résulte des niveaux de salaire minima en deçà du SMIC (et parfois pour plusieurs niveaux), et un affaissement des grilles.
Autant dire une incapacité de ces grilles à répondre à leur objet. Les tenants de cette idéologie se retrouvent tant au sein des Gouvernements successifs que dans la majorité des organisations patronales. Supprimer la branche professionnelle est conforme à l’idéologie du marché, et permet de s’affranchir d’une négociation entravant la libre concurrence (sur les coûts salariaux).
Ainsi, stigmatiser les branches professionnelles n’a pas pour objet de trouver une solution à la faiblesse des salaires, mais constitue une nouvelle agression contre le niveau de régulation économique et sociale qu’est la branche professionnelle .
Cette conférence sociale, qui constitue une occasion pour l’Etat de s’approprier ce levier de régulation économique et sociale, devait être combattue en tant que telle. Les décisions qui en sont la suite doivent l’être tout autant. Elles feront l’objet d’un prochain .
1. Debout, octobre 2021.
2. Document du Gouvernement, « Salaires, carrières, emplois : ensemble pour avancer », Conférence sociale, 16 octobre 2023, p. 4
Le précédent procès intenté aux branches
Une telle intervention de l’Etat dans les négociations des branches professionnelles n’est pas nouvelle. Mme Borne, alors ministre du Travail, avait opéré de la même manière à l’occasion de la période Covid.
Dans un jeu de théâtre savamment construit, elle avait stigmatisé les branches professionnelles, avait convoqué certaines d’entre elles au Ministère, et s’était assurée que le patronat consente une revalorisation ramenant ces branches à un niveau plus proche du SMIC.
Plus proche du niveau du SMIC car, pour prendre l’exemple du travail temporaire, l’accord conclu le 19 novembre 2021 et étendu en janvier 2022 était déjà inférieur au minimum légal le premier jour de son application à la suite de la revalorisation du SMIC au 1er janvier 2022.
Qu’importe la réalité, l’image voulue s’était imprimée dans l’opinion publique.
La fermeté et l’efficacité de l’exécutif valaient davantage que la réalité des salaires.
A ce jour toutefois, les permanents des agences de travail temporaire sont garantis par un accord de branche présentant un premier niveau de salaire minimum hiérarchique inférieur à 33,20 € en deçà du SMIC, à la faveur d’un accord conclu en janvier 2023 qui était déjà inférieur à la loi lors de sa signature…
Si les organisations syndicales de salariés avaient revendiqué sur des valeurs mieux-disantes, sur la problématique des salaires minima, force est de constater que c’est l’organisation patronale qui prévaut.
C’est d’autant plus le cas que c’est la branche professionnelle, et non l’organisation patronale, qui est stigmatisée
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Une mise à mort des branches professionnelles qui se dessine
Cette Conférence sociale s’est achevée par la création d’un Haut Conseil des rémunérations. Cette instance marque une mise sous tutelle des branches professionnelles.
Par sa création même, les branches professionnelles ne sont plus autonomes.
Mise sous tutelle des branches
Quelle que soit la majorité, les gouvernements successifs ont lutté de toute leur force pour éviter tout coup de pouce au SMIC.
Le Groupe d’experts sur le SMIC, chargé d’éclairer ou de légitimer la décision de chaque gouvernement, a rendu chaque fois un avis négatif pour une revalorisation du SMIC au-delà de ce que le calcul légal imposait.
A l’occasion de son dernier rapport, le groupe d’experts a même appelé à déréglementer les mécanismes de revalorisation du SMIC (1) . Il est illusoire d’attendre que ce Haut Conseil serve une autre idéologie. D’ailleurs, les précisions apportées par la Première ministre au lendemain de la Conférence sociale reprennent les pistes élaborées au fil des ans par le Groupe d’experts sur le SMIC.
Et dans la continuité des rapports des groupes d’experts comme des actes des pouvoirs exécutif et législatif, c’est une mise à mort des branches professionnelles qui se dessine.
A l’issue de cette Conférence sociale, le Gouvernement a acté que les branches professionnelles qui ne respecteraient pas leurs obligations de négociation d’ici le 1er juin 2024 et continueraient d’avoir des minima en dessous du SMIC seront sanctionnées.
Cette décision fait écho à la loi du 22 août 2016 (2) , qui a prévu la possibilité pour l’Etat de décider d’une fusion administrative d’une branche dont l’activité conventionnelle est insuffisante, notamment pour les accords portant sur les minima (3) .
Elle fait écho également à la récente décision du ministre du Travail, annoncée sans concertation avec les représentants de la branche des casinos, de leur fusion administrative au 1er janvier prochain, la branche présentant une activité insuffisante et des salaires minima en deçà du SMIC.
Mise à mort programmée
Cette décision du ministre du Travail prenait acte du refus par certaines organisations syndicales (dont FO) d’un accord revalorisant les salaires minima afin de présenter une grille conforme au SMIC mais sans être suffisante pour les salaires minima des salariés de la branche.
Dans le rapport précité du groupe d’experts sur le SMIC, était mentionnée l’importance des négociations collectives s’agissant des salaires minima.
Le rapport met en lumière une étude selon laquelle la négociation collective permet une anticipation des revalorisations et, partant un taux de conformité plus important des salaires réels par rapport au minimum légal (4). Ce même groupe d’experts, dans ses éléments de synthèse, rappelle que « c’est à la négociation collective qu’il revient de dynamiser les salaires » et « se félicite à cet égard des dispositions […] incluses dans la “loi pouvoir d’achat” d’août 2022 (5) ».
Ces mêmes dispositions sur le fondement desquelles le ministre met à mort une branche professionnelle.
Bonne affaire pour le patronat
Nous ne reviendrons pas sur les arguments permettant d’affirmer que ces rapprochements de branche rendent plus difficile encore la négociation des salaires minima hiérarchiques, les branches hétéroclites recherchant le plus petit dénominateur commun entre leurs activités.
Nous soulignerons ici que ces mesures contre les branches professionnelles font les affaires du gouvernement et du patronat. Faisant ce constat, il est utile de rappeler que, derrière la branche professionnelle, se trouvent des interlocuteurs sociaux comme notre Organisation aime à le rappeler, par contraste avec des partenaires sociaux.
En effet, la branche professionnelle constitue un espace d’échanges et de négociation entre des organisations patronales et syndicales de salariés, partant de volontés contraires pour parvenir à une solution sur un enjeu commun.
Cet enjeu commun est, de manière fondamentale, l’efficience d’un niveau de régulation économique et sociale ; de manière concrète, il est de permettre une juste rémunération de l’activité du salarié, tout en apportant des garanties quant à la capacité des entreprises de la branche à verser ces niveaux de rémunération.
Il s’agit d’un acquis de haute lutte et d’une caractéristique du modèle social français.
Confrontée à une reprise soudaine de l’inflation, la ministre du Travail avait lancé, à la fin de l’année 2020, une série de rencontres avec certaines branches professionnelles présentant un ou plusieurs salaires minima de branche en deçà du niveau légal.
A l’issue de ces rencontres bien orchestrées, des accords de branche avaient été conclus afin de présenter des grilles conformes au SMIC, sans autre ambition et souvent un prix d’un tassement des différents niveaux de la grille.
Cette opération de fin d’année est renouvelée pour la fin 2023, à l’attention des branches « comportant au moins un coefficient inférieur au SMIC » et donc « en situation de non-conformité (6) ».
Dans son courrier, le Ministre rappelle que « lors de la Conférence sociale, la Première ministre a annoncé qu’en l’absence de progrès significatif s’agissant du nombre de branches en situation de non-conformité d’ici juin 2024 des mesures plus coercitives seront mises en œuvre […] (7) ».
Cette nouvelle séquence se distingue de la précédente par un temps plus long laissé aux fédérations professionnelles pour présenter des grilles conformes, la ligne d’arrivée étant placée à la veille de l’ouverture des Jeux olympiques.
Propositions pour remédier à l’inefficience actuelle des grilles
Si les interlocuteurs sociaux que sont les organisations patronales se trouvent en incapacité de construire les grilles des salaires minima des branches, ce ne sont pas les branches professionnelles qu’il faut sanctionner.
Il s’agit de trouver les interlocuteurs ayant un intérêt à construire dans la durée des grilles susceptibles de remplir leur fonction.
Quitte à revoir les règles permettant de déterminer quels peuvent être ces interlocuteurs patronaux en branche. Une autre piste fait écho à la demande de conditionnalité des aides publiques aux entreprises. Sur le principe même, on comprend mal pourquoi l’Etat comme le patronat rechercheraient par obéissance à l’idéologie de marché la suppression des branches professionnelles, mais poursuivrait un interventionnisme forcené par des fonds publics à destination des entreprises privées…
Désespérant, pas désespéré Il convient de souligner que le courrier précité du ministre du Travail adressé aux branches non conformes brandit la menace d’un « [calcul] des allègements de cotisations sur une base moins favorable que celle du SMIC (8 ) ».
Cette menace répond à une demande d’organisations syndicales de salariés et soutient l’idée que la non-conformité aurait pour source l’absence de volonté de négociation des fédérations patronales. Au-delà de la menace, nombreux sont les arguments économiques et sociaux en défaveur de la mise en œuvre effective d’une telle mesure.
Parmi ces arguments, elle ne permettrait pas de lutter efficacement contre la pauvreté. La lutte contre les emplois réputés non qualifiés, les temps partiels subis ainsi que les contrats courts exigent l’activation d’autres leviers.
La hache est donc brandie mais personne ne souhaite qu’elle s’abatte.
Une autre piste s’ouvre en constatant l’appropriation par l’Etat de fonds auparavant gérés paritairement (formation, assurance chômage, …).
Le retour à une gestion paritaire favoriserait la recherche d’un équilibre entre la répartition de ces fonds et la construction de grilles de salaires minima conformes à leur objet : en substance, le retour d’un champ de la négociation collective et du paritarisme et une légitimité des interlocuteurs sociaux sans ingérence de l’Etat .
Les chances sont minces de trouver un accord avec le patronat et/ou le gouvernement sur de telles solutions, puisque ces dernières sont diamétralement opposées à la convergence de leurs intérêts manifestée à l’occasion de cette Conférence sociale.
Mais de la même manière que la branche professionnelle constitue un progrès social forgé dans le feu des confrontations, celle de sa régénérescence requerra notre mobilisation sans faille
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1. Rapport du groupe d’exe 2022. Disponible à l’adresse https:// www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2018/12/21/rapport-annuel-du-groupe-d-experts-smic. Concernant les propositions de déréglementation, voir p.7
2. Debout n°156, juillet-août 2022.
3. Disposition codifiée à l’article L. 2261-32 du code du travail.
4. Ibid, p.123.
5. Ibid., p.8
6. Courrier du ministre du Travail aux organisations syndicales de salariés et aux fédérations professionnelles des branches présentant des grilles de minima présentant au moins un niveau en-deçà du SMIC.
7. Ibid.
8. Ibid