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Comment développer la collaboration entre les entreprises et les chercheurs en sciences sociales ?
Veolia Propreté et la mairie de Paris ont accepté qu’une équipe de chercheurs de l’Université Paris Dauphine interroge un échantillon représentatif de leur équipe de collecte de déchets pour analyser les déterminants professionnels et organisationnels de l’absentéisme. L’idée étant de comparer les résultats entre ces deux structures.
C’est ce projet de recherche, porté par Stéphane Lelay, sociologue, et Grégor Bouville, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Paris Dauphine, qui a été primé en juin 2012 dans le cadre du premier prix Malakoff Médéric innovation pour la santé au travail.
- Une démarche originale, dont Miroir Social est partenaire, visant à contribuer au développement de la collaboration entre les entreprises et les chercheurs en sciences sociales.
« Ce prix a été l’occasion d’illustrer comment des entreprises pouvaient ouvrir leurs portes à des chercheurs », explique Anne-Sophie Godon, directrice de la prévention et des nouveaux services de Malakoff Médéric. « Notre intérêt dans la démarche est très clair. Nous avons besoin de toujours plus de données différentes pour mieux comprendre l’absentéisme et ainsi accompagner nos clients à mettre en place les bonnes actions préventives. Soutenir des programmes de recherche dans les entreprises est un moyen de compléter les études que nous menons sur la base de nos 2,5 millions de salariés couverts et sur le panel des 7 000 salariés de notre baromètre annuel santé au travail », annonce Anne-Sophie Godon
- Le Café Social du 1er octobre dernier, organisé par Miroir Social, était l’occasion de faire le point sur le niveau d’avancement de ce premier programme de recherche à bénéficier d’un financement.
Le calendrier a glissé de quelques mois. Initialement, le programme devait se mettre en route à partir de septembre 2012 sur 12 mois. Les questionnaires ont d’ores et déjà été remplis sur l’échantillon représentatif des quelques 300 équipiers de collecte de la ville de Paris, tandis que le recueil est encore en cours dans les centres de Veolia Propreté. Il restera ensuite à mener 50 entretiens qualitatifs en face à face puis à traiter l’ensemble des informations récoltées.
Le temps de la recherche
Comment expliquer ce retard ? Il a d’abord fallu que les quatre parties prenantes du projet (Malakoff Médéric, Paris Dauphine, Veolia Propreté et Mairie de Paris), qui ne se connaissaient pas, s’accordent sur les termes de la pierre fondatrice du programme : la convention de recherche. Celle qui cadre la méthodologie de la recherche et les conditions de son exploitation. « La dimension comparative du programme est potentiellement sensible mais il y avant tout matière à faire progresser chacune des deux structures qui ont accepté de nous ouvrir leurs portes. Il a été convenu avec Veolia Propreté et la Mairie de Paris que le moment opportun pour cadrer définitivement les conditions d’exploitation coïnciderait avec la fin de l’analyse des questionnaires. L’essentiel à mes yeux résidait dans le respect du protocole de recherche que nous avions prédéterminé », souligne Stéphane Lelay qui n’a encore aucune idée de la tournure des résultats.
Le temps de la recherche est assurément un temps long car une fois la convention ficelée, il restait encore de prendre le temps de rassurer à la fois les opérationnels et les instances représentatives. Un passage obligé, notamment auprès des élus des CHSCT. Première priorité : établir la confiance pour dissiper les craintes de flicage et autres instrumentalisation des témoignages recueillis. D’où l’intérêt que les conditions d’indépendance de la recherche soient garanties dans la convention. Dans le même temps, l’équipe de chercheurs s’est employée à démontrer en quoi cette démarche pouvait potentiellement permettre à l’encadrement et aux représentants du personnel de mieux comprendre les sources de l’absentéisme. L’occasion de créer les conditions pour qu’ils relaient la démarche.
Le besoin d’accompagnement est bien présent pour convaincre des salariés, dont le français n’est pas la langue maternelle pour une partie d’entre eux, de passer environ 30 minutes pour répondre à un questionnaire anonyme après leur journée de travail. C’est donc souvent collectivement que se sont déroulées les passations des questionnaires. Selon Stéphane Lelay, « cette approche méthodologique n’est pas pure mais mieux vaut être humble quand on se frotte à la réalité du terrain. Le plus important est d’être transparent sur les conditions dans lesquelles les salariés ont répondu aux questionnaires ». Initialement, il était prévu que les salariés passeraient dix minutes à remplir un questionnaire.
L’échantillon représentatif n’est donc pas facile à atteindre. « Cet accompagnement est d’autant plus difficile à mettre en œuvre qu’il se rajoute au temps de travail », souligne Stéphane Robert-Hautemulle, préventeur santé et ergonomie chez Veolia Propreté Île-de-France. Un département de la prévention des risques qui compte 20 salariés, rien qu’en Île-de-France, pour un effectif global de 5 000 personnes réparties dans 80 établissements. « Les sources de l’absentéisme sont multifactorielles. L’intérêt de cette recherche réside justement dans l’indépendance de son approche méthodologique qui lui permet d’explorer des axes auxquels nous n’avions pas pensé. C’est une différence de taille avec l’approche que nous avons quand nous faisons appel à un cabinet de conseil. Dans ce cas de figure, nous savons pour le coup ce que nous voulons », précise Stéphane Robert-Hautemulle.
Deux mondes qui convergent
Le fossé existant entre le « praticien » et le chercheur n’est pas aussi profond qu’il y paraît. « Le chercheur est avant tout là pour observer et c’est une capacité à laquelle les entreprises sont de plus en plus sensibles, mais il doit aussi contribuer à l’action tout en gardant son propre ADN. Il est en effet difficile d’être à la fois efficace dans l’observation et dans l’action », considère Loup Wolff, chercheur au Centre d’Études de l’Emploi (CEE) et co-directeur du Gestes (Groupe d’étude sur le travail et la souffrance au travail) qui fait partie de l’un des 16 DIM (domaines d’intérêt majeur) labélisés par le conseil régional d’Île-de-France dans tous les domaines scientifiques pour la période 2012-2015. Un DIM qui fédère 30 laboratoires partenaires et qui prépare pour 2015 un colloque visant les praticiens (DRH, représentant du personnel, médecin du travail, ergonome, préventeur…). « Les colloques que nous avons organisés jusqu’à maintenant s’adressaient avant tout à un public académique. Il est en effet difficile de pouvoir s’adresser en même temps aux chercheurs et aux praticiens car les premiers cherchent à prendre un maximum de recul tandis que les autres sont logiquement en quête de pratiques. Pour autant, je pense que les chercheurs sont capables de s’adapter et de répondre aux besoins des praticiens. C’est en tout cas notre objectif lors de ce colloque de 2015 », avance Loup Wolff. Ce sera dans tous les cas l’occasion d’inciter au décloisonnement des données. Comme celles dont regorgent les services de santé au travail mais qui se trouvent encore sous-exploitées. Pour Anne-Sophie Godon, «sur le plan des études de santé au travail, il y a un manque de culture de partage des données alors que les besoins sont d’autant plus grands que les modes d’organisation sont étendus. Les recherches devraient à la fois porter sur les effectifs des donneurs d’ordres, leurs sous-traitants et les intérimaires ».