Fret ferroviaire : Euro Cargo Rail et son président condamnés pour infraction au droit du travail
La « concurrence libre et non faussée » est assurément un dogme qui est devenu un fait historique de l’histoire de la construction européenne.
Tous les services publics en réseau ont connu et connaissent encore aujourd’hui les conséquences de cette idéologie libérale. Elle considère que le principal moteur de la croissance économique est l'accès ouvert par la suppression de tout monopole public, quel qu’il soit. Après les services postaux et l’énergie, le transport ferroviaire est le dernier grand service public en réseau à se mettre au pas de la concurrence.
En France, nous venons de connaître un nouvel exemple qui contredit avec éclat que la libéralisation dans ce secteur ferroviaire risque de tourner court.
Alain Thauvette, président de l’Association française du rail (AFR) et président de la société Euro Cargo Rail (ECR), filiale de fret ferroviaire du groupe allemand DB Schenker, a exprimé son désir de voir cette ouverture à la concurrence accélérée.
Depuis 2006, il précise que les entreprises privées ont investi 570 millions d’euros et embauché plus de 1 500 salariés avec une part de marché supérieure à 20 % (soit plus de 7 milliards de tonnes/km). Il n’hésite pas non plus à affirmer le « savoir-faire » de ces entreprises privées, leur « dynamisme » et « leur capacité à améliorer la qualité des services offerts à leurs clients, tout en réalisant des gains importants de productivité » (1).
Son association, lobby pour le secteur privé du ferroviaire, en appelle à la « responsabilité de chacun pour maintenir dans le fret la compétitivité du rail par rapport à la route ». Quant à l’ouverture à la concurrence, il l’appelle de ses vœux et le plus vite possible, allant jusqu’à prétexter les difficultés des finances publiques et « les exemples européens qui démontrent qu’une concurrence régulée améliore qualité du service » et produit des économies. Alain Thauvette nous dresse le tableau de la concurrence heureuse.
Il faudrait bien être inconscient pour ne pas entendre ce message de la raison pure.
Et pourtant…
- Par un récent jugement (2) rendu le 25 mars 2013 (audience du 1er février 2013), le Tribunal de Police de Paris a exprimé une condamnation qui éclaire les observateurs et experts les plus curieux du transport ferroviaire et au-delà.
Cette juridiction (saisie notamment par la FGTE-CFDT) s’est appuyée sur des faits remontant à 2009, suite aux enquêtes de l’inspection du travail portant sur une semaine et sur un seul et unique site de production de la société ECR. Les fonctionnaires ont étudié l’ensemble des documents relatifs à la production liés à l’organisation réelle du travail et de sa sécurité (temps de travail, amplitudes, repos…). Près de 200 procès-verbaux ont été établis.
Alors que le Parquet n’avaient requis « que » 195 contraventions à la seule charge de la société, le juge a condamné notre fier soutien de la libéralisation, le président de la société ECR, à payer 113 400 euros (81 contraventions à 400 euros et 81 contraventions à 1 000 euros) et la société ECR à payer le même montant. Soit la somme exceptionnelle de 226 800 euros.
La partie civile constituée par la FGTE-CFDT s’est vu allouer des dommages et intérêts (5 000 euros) ainsi que 3 000 euros au titre de l’article 475-1 du Code de procédure pénale (frais irrépétibles).
Imaginons que les infractions constatées soient le juste reflet de l’organisation courante de la société ECR sur tous ses sites de production, cela représenterait jusqu’à 290 millions d’euros de contraventions depuis la création.
- L’absence de respect des règles sociales pose aussi la question de la sécurité ferroviaire alors que le président d’ECR proclame le « respect absolu de la sécurité ferroviaire ».
Mais il y a un autre élément aussi stupéfiant sur le dynamisme de la principale société privée de fret ferroviaire française.
Soutien disproportionné
Depuis sa création en 2006, ECR n’a pas cessé d’être recapitalisée par son actionnaire, le groupe allemand DB.
Or, dans le cadre d’un secteur ouvert à la concurrence, le droit européen ne permet pas un soutien disproportionné au-delà de la 5ème année d’existence.
Par son « dynamisme » et son « savoir-faire », la société ECR annonce des résultats financiers équilibrés au titre de l’année 2012, équilibre qui ne semble pas être le fruit du hasard ni d’une croissance importante ces derniers mois.
Poser la question de cet équilibre, c’est commencer à trouver la réponse. Le soutien très important de l’actionnariat est un premier indice.
Mais le jugement récent ci-dessus serait aussi la raison d’une compétitivité qui passerait d’abord (et avant tout) par le dumping social avec pour méthode concrète le non-respect du Code du travail, des dispositions de la convention collective du fret ferroviaire (négociées par la société ECR, représentée physiquement au sein de la délégation patronale UTP durant 5 années), sans oublier le mépris des accords de l’entreprise elle-même.
- Mais beaucoup semblent s’accommoder de cette situation. À commencer par la SNCF qui n’est pas pressée d’appuyer là où ça pourrait faire mal, à savoir les résultats financiers équilibrés d’ECR au titre de 2012 dans des conditions qui mériteraient une analyse plus fine depuis la création de la société. Le groupe SNCF (comme la holding DB), tout en opposant quelques protestations sur la discrimination et le non-respect des règles concurrentielles entre modestes filiales, n’entend pas être la première à dégainer pour ne pas risquer de se voir exclure du marché ferroviaire en Europe.
Revenons à la question essentielle : comment développer le transport ferroviaire en France et en Europe face aux défis du développement durable, des besoins des usagers, de l’aménagement du territoire et de l’efficacité économique favorisant la croissance de notre continent ?
En France, la part modale du fret ferroviaire ne cesse de décliner. Il paraît illusoire (voire manipulatoire) de comparer le prix bien trop bas du transport routier à celui du fret ferroviaire. Le montant des péages est très élevé et les investissements actuels dans le réseau et son organisation actuelle est très largement insuffisant. Cela ne permettra pas le développement, sauf si la réforme ferroviaire envisagée s’affirme comme ambitieuse dans ses objectifs et moyens, tout en résolvant la dette de l’infrastructure.
En attendant, l’affaire récente de la société ECR nous prouve que l’ouverture à la concurrence permet de dégager des marges bénéficiaires que par le dumping social avec l’absence totale de respect de la règlementation du travail et de la sécurité.
Au moment où les débats sur le projet de IVème paquet ferroviaire et les discussions sur la réforme ferroviaire française prennent force et vigueur, la question sociale redevient, avec celle de la dette, la première à résoudre avec un report modal structuré (notamment) par la fiscalité environnementale répondant à l’intérêt citoyen.
(1) « Pour un système ferroviaire français compétitif » par A.Thauvette (revue Ville Rail et Transports suppl. du 26 février 2013).
(2) Tribunal de Police de Paris, audience du 1er février 2013, Ministère Public contre A.Thauvette et société ECR, FGTE-CFDT partie civile, délibéré du 25 mars 2013.