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Droit d'expression ou loi du silence
C'est le 4 août 1982 qu'a été adoptée la première loi Auroux sur « les nouveaux droits des travailleurs ». C'est une date importante dans l'histoire du droit du travail français puisqu'au bout de ce processus législatif qui s'est terminé en décembre 1982, près de 500 articles du Code du travail ont été ajoutés ou modifiés. Parmi les différentes mesures contenues dans cette loi (révision des règlements intérieurs, procédure pour les sanctions disciplinaires), celle qui est devenue la plus emblématique porte sur le droit d'expression individuel des travailleurs.
C'est une mesure qui a vite mis la CFDT à l'aise puisqu'elle agissait pour la reconnaissance de ce droit depuis 1973. Mais paradoxalement, de tous les dispositifs issus des lois Auroux, c'est celui dont il ne reste plus rien aujourd'hui (si ce n'est quelques articles inscrits dans le Code du travail). Considérée comme innovante, réformatrice et indispensable dans la sphère de l'entreprise au nom de la démocratie économique, cette avancée s'est très vite essoufflée. Le contexte des années 1980, l'arrivée du management participatif et des cercles de qualité, la fin du taylorisme, les freins patronaux et syndicaux... Autant de motifs qui ont eu raison sur ce qui aurait dû être une petite révolution dans les relations sociales de l'entreprise.
Avant août 1982, un salarié n'avait pas le droit à l'expression sur ses conditions de travail. Certains règlements intérieurs d'entreprise l’interdisaient même, bannissant aussi la prise de la parole en public et encore moins de susciter et d'organiser des rassemblements. C'était l'époque où existait encore une multitude d'entreprises taylorisées ou militarisées, orchestrées par des employeurs et des directions du personnel qui ne pouvaient imaginer d'autres formes d'organisation du travail et de management.
L’expression des travailleurs sur leurs conditions de travail est un sujet qui a fait l'objet de longues discussions, aussi bien dans la période précédant la victoire de la gauche en 1981, que dans celle qui a servi à l'écriture législative. Elle est également l'un des points centraux couvrant les différentes lois Auroux adoptées d'août à décembre 1982. Bien qu'elle ait fait couler beaucoup d'encre et qu’elle ait aussi suscité de fortes réactions offensives du côté patronal, la place qu'elle occupe dans le rapport « Les droits des travailleurs », signé par le ministre du travail du premier gouvernement Mauroy, tient à peine sur une page.
Partant du principe que les salariés passent une grande partie de leur temps dans l'entreprise et qu'ils doivent avoir la possibilité de s'exprimer sur leurs conditions de travail, le modèle traditionnel de l'entreprise française ne s’est pas familiarisé avec cette idée. Ainsi le texte précise : « chaque salarié est directement concerné parce qu'il connaît chacun des aspects de son poste de travail et qu'il peut lui-même apporter les solutions aux problèmes susceptibles d'exister ». C'est une démarche qui devait être développée car les salariés supportaient mal les conditions de travail générées par des organisations décidées par la hiérarchie, sans qu'ils aient la possibilité de s'exprimer sur le sujet.
Toutefois, le rapport précise qu'il serait risqué de produire un modèle généraliste à toutes les entreprises, une telle démarche conduirait le projet à l'échec. Instaurer un droit d'expression individuel dans l'entreprise ne se réaliserait pas sans encombres et serait soumis par une forte résistance au changement de la part des employeurs et aussi, il faut bien l'avouer, de la part de certaines organisations syndicales.
À partir de ce fait, les seules orientations données par le rapport Auroux et qui serviront à l'écriture de la loi sont :
- le droit d'expression doit être direct et porter exclusivement sur les conditions de travail ;
- il doit s'organiser autour du groupe ou de la cellule de travail (atelier, service, bureau...) ;
- il doit impliquer l'encadrement ;
- une articulation avec les instances représentatives du personnel doit être prévue ;
- il doit faire l'objet d'un contrôle des syndicats de l'entreprise sur les différentes procédures ;
- la loi ne doit pas avoir un caractère strict mais doit fournir un cadre reconnaissant ce droit ;
- la mise en œuvre de ce dispositif ne doit concerner que les entreprises de plus de 300 salariés et doit faire l'objet d'une négociation.
Le texte prévoit également une expérimentation de deux ans. Au bout de cette période, les résultats recensés serviront à déterminer « les voies qu'il conviendra d'emprunter dans l'optique d'une généralisation ».
Le deuxième volet lié au droit d'expression porte sur la fusion des CHS (comités d'hygiène et de sécurité) et des CT (commissions pour l'amélioration des conditions de travail), qui a fait l'objet de la dernière loi Auroux, votée en décembre 1982.
Entre sa présentation au Conseil des Ministres et sa traduction par la loi, le rapport Auroux a subi de nombreux amendements et modifications entre les différents échanges interministériels, les rencontres avec les partenaires sociaux et les débats à l'Assemblée nationale. Le 4 août 1982 la loi dite « expérimentale » a été adoptée, suivie en juillet 1983 d'une seconde loi, instaurant les conseils d'ateliers et de bureaux dans le secteur nationalisé. C'est le 3 janvier 1986 qu'a été votée, dans une indifférence quasi générale, la loi définitive comportant quelques aménagements.
- Trente ans après, alors que l'héritage des lois Auroux sur la réforme des IRP et la négociation collective est encore bien présent aujourd'hui, pourquoi ne peut-on pas en dire autant sur le droit individuel d'expression ?
Tout d'abord, il faut bien convenir que le patronat à l'époque n'avait pas l'intention de se faire dicter, même par la loi, des modalités relationnelles avec les salariés sur un sujet aussi sensible que les conditions de travail. Certains n'ont pas hésité à donner des instructions ou à établir des stratégies pour détourner la loi et les négociations. D'autres, en revanche, voyaient un moyen pour contourner les organisations syndicales, juste une opportunité pour leur retirer un peu de légitimité et ainsi les marginaliser.
- Ce dernier point est important à souligner car c'est bien ce que craignaient certaines centrales syndicales, d'où une posture visant à ne pas trop s'investir dans la mise en œuvre de ce nouveau droit. Certains syndicats ont même refusé, sur un plan idéologique, une évolution des entreprises, même si elles sont plus favorables aux salariés : pour eux, pas question d'influer sur la gestion, le syndicalisme ne doit pas s'occuper des conséquences patronales. Cette posture a généré un désarroi auprès de certains militants CFDT face à ce nouveau droit, craignant de glisser du terrain de la contestation à celui de la régulation.
Les années 1980, c'est aussi le début d'une longue période habillée d'une conjoncture économique difficile, du coup l’emploi est placé en première ligne. Les salariés sont plus inquiets sur leur avenir dans l'entreprise, plaçant l'expression de leurs conditions de travail au second plan.
Les années 1980, c'est aussi la modernisation des entreprises, les formes de management évoluent. La politique participative est à l'ordre du jour, l'illusion que les salariés participent bien aux organisations du travail, alors qu'ils sont le plus souvent consultés ou informés a priori et non a postériori. Le management participatif et les cercles de qualité, sont devenus de beaux outils pour contrer le droit d'expression.
Aux endroits où ces groupes d'expression existent, apparaît une autre difficulté : le traitement des comptes-rendus (dans certaines entreprises il pouvait y en avoir entre 20 et 50...), quel sens donner à tout ce matériel et surtout comment les exploiter et dans quelle finalité ? Pour cela, le programme « paroles », initié par la CFDT et regroupant plusieurs institutions dont le CNRS, a été mis en place dans le but d'élaborer un rapport qui devait paraître en 1985 et qui a été repoussé en 1989... Malheureusement, les difficultés d'ordre méthodologique entre les chercheurs et les sections syndicales n'ont pas permis de produire une matière exploitable.
Jean-Paul Jacquier (ancien secrétaire national de la CFDT) dans son analyse sur le droit d'expression, explique que les salariés sont pris entre trois feux (des salariés plus préoccupés par leur emploi et leurs salaires, comprenant vite que leur direction utilise le droit d'expression pour améliorer la compétitivité de l'entreprise sans contrepartie) ce n'était qu'une minorité de syndicalistes qui étaient mobilisés pour faire vivre ce droit (un management décidé à récupérer le droit d'expression avec comme objectif de le faire disparaître).
Est-ce aussi l'échec de la traduction en droit d'un besoin humain ?
C'est aussi une grande déception chez le promoteur de la citoyenneté dans l'entreprise, Jean Auroux, qui regrette que ce dispositif n'a pas eu le succès escompté. Il souhaitait que le salarié, qui était aussi un acteur dans la société civile, puisse avoir le droit à la parole dans l'entreprise, cela pouvait aussi constituer une richesse. Il avait constaté également qu'un trop grand nombre de freins patronaux, syndicaux et aussi émanant de l'encadrement immédiat (ayant une crainte des règlements de comptes) a contribué à cet échec. Il rajoute à cela, la peur du salarié de tenir une expression contradictoire et minoritaire pouvant le mettre en difficulté devant la hiérarchie. L'ancien ministre du travail précise que dans les endroits où ces groupes d'expression existaient, la productivité était très faible, se limitant « au récital de la grande gueule de service, du discours autoritaire de la hiérarchie et de la revendication syndicale », alors que l'objectif était bien de créer une autre forme de dialogue social dans l'entreprise.
Les équipes cédétistes se sont fortement impliquées et ont développé une stratégie très volontariste pour faire appliquer la loi, tant sur la phase de négociations que sur la mise en place des groupes d’expression. Elles ont veillé à l’animation des groupes, afin d’éviter que celle-ci soit monopolisée par la hiérarchie. La conséquence de cette stratégie a payé, puisqu’au bout de deux ans, plus de la moitié des entreprises concernées par la loi avaient négocié des accords. La CFDT était présente dans environ 70 % des entreprises et sur celles-ci, elle avait signé 80 % des accords.
Le deuxième temps consacré à la mise en œuvre, a été marqué par des attitudes très diverses dans les sections syndicales. Pratiquement, elles éprouvaient des difficultés à assurer un suivi régulier mais elles avaient aussi à gérer d’autres urgences (négociations collectives, élections…). Elles souffraient aussi de peu de moyens pour assurer le suivi du processus qui donnait lieu à de multiples productions.
La politique de repli adoptée par les équipes CFDT, qui consistait à bien assurer la négociation des groupes d’expression mais à laisser les travailleurs s’exprimer librement, s’est vite estompée. Malgré un bon relais avec les instances représentatives du personnel et les sections, ces dernières se sont aperçues que cette stratégie était utopique et idéaliste et qu’il ne suffisait pas de laisser les salariés s’exprimer pour que les choses marchent bien. À partir de ce constat, les équipes syndicales ont alors décidé de s’impliquer plus fortement à la fois dans les groupes et dans tout ce qui tournait autour (préparation, relais…).
On peut également observer dans le fonctionnement des groupes d’expression une grande diversité dans les résultats. Une diversité dans l’espace, c’est-à-dire entre les différentes entreprises mais aussi entre établissements et même dans les ateliers ou bureaux d’une même entreprise. Une diversité dans le temps, certains groupes démarrent très vite et s’essoufflent vite et d’autres partent lentement et durent bien.
- En 1985, Edmond Maire (ancien secrétaire général de la CFDT) a déclaré lors du congrès confédéral : « Certains dans la CFDT minimisent les droits nouveaux. Pour eux, le droit d'expression, l'obligation de négocier ne sont que des moyens de défendre des intérêts corporatifs et les patrons évolués s'en accommodent fort bien. Pour ceux-là, si l'on comprend bien, seules les grandes transformations nationales du régime de la propriété et de la gestion économique ont une portée socialiste. Comment ne voient-ils pas (et c'est toute la leçon que la CFDT tire de l'histoire du mouvement ouvrier) qu'il n'y a pas de vrai socialisme, qu'il n'y a pas d'autogestion sans le développement d'un processus de prise de conscience et d'autodétermination des travailleurs eux-mêmes ? Sans cela, aucune propriété sociale des grands moyens de production, aucun plan démocratique ne peut conduire à l'émancipation des travailleurs. (...) Comment ne pas voir que le droit d'expression trouve ses racines dans notre démarche autogestionnaire et reconnaît dans l'autonomie des salariés le point de départ d'une maîtrise des salariés sur leur travail ? L'énorme portée transformatrice des droits nouveaux tient à ce qu'ils donnent les moyens aux salariés d'appréhender les enjeux dont dépend l'avenir de leur travail et de leurs conditions de vie. Certes, il ne suffit pas d'avoir les moyens nécessaires. Encore faut-il améliorer la capacité de nos équipes syndicales par un effort accru de formation, bien engagé un peu partout dans la CFDT ».
Il est vrai que vingt-sept années nous séparent de cette allocution et certains mots ont pratiquement disparu du vocabulaire syndical. Il n'en demeure pas moins que, sur le fond, ces quelques mots sont toujours d'actualité au même titre que le rapport Auroux.
Donner la parole aux salariés, pour qu'ils nous disent comment ils vivent leur travail, pour qu’ils puissent exprimer leurs problèmes mais aussi écouter et intégrer les réponses qu’ils peuvent apporter. Cet exercice est devenu une priorité essentielle pour à la fois les hiérarchies et les organisations syndicales. Il faut en finir avec le principe de penser à la place des salariés et du dogme qui consiste à dire que cela ne concerne que le CHSCT.
La crise économique s'est largement intensifiée depuis trente ans. La question de la sauvegarde des emplois mine l’actualité au quotidien. Pour autant, on n'a jamais autant parlé de pénibilité et de souffrance au travail. Le droit d'expression individuel sur les conditions de travail ne doit pas être rangé définitivement dans les tiroirs. Bien entendu, il ne s'agit pas de refaire ce qui n'a pas fonctionné, mai de repenser à sa mise en œuvre. Doit-il se réaliser en groupe ? Avec qui ? Avec quels moyens ? Et quelle finalité ?
À l'heure où les salariés se sentent de plus en plus isolés dans une entreprise où l'on entretient la culture du silence, il faut bien créer des endroits qui leur servent à la fois de soupapes de décompression et aussi des lieux où on les écoute, où l'on prend en compte ce qu’ils disent et où on se donne une obligation de trouver des solutions. Le tout en utilisant le dialogue social à tous ses niveaux : institutionnel (entreprises et branches d’activités) mais également au niveau territorial (instances professionnelles ou interprofessionnelles de proximité).
Un tel dispositif, dont la mise en œuvre ne va pas de soi, se heurte à beaucoup d’obstacles qui sont d’ordres traditionnels et culturels. Le recours à la loi n’est donc pas forcément une bonne option pour instaurer le droit d’expression. Il doit être construit sur une base volontariste de la part des salariés, des employeurs et des représentants du personnel. Une telle possibilité accompagnée de résultats positifs servira à créer un nouvel équilibre entre l’économique et le social dans les entreprises.
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