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Quand le travail va mal, on en fait vite une maladie
Au début de la crise, il y a déjà 4 ans, Marie-France était déjà un peu larguée dans son travail de programmatrice, comme on dit, dans cette grosse société informatique. Pas d’augmentation depuis 2006. À 53 ans, elle est encore loin de la retraite. Sa paye tombe chaque mois bien sûr mais elle semble ne plus faire grand-chose. Depuis de nombreuses semaines, elle se trouve le plus souvent en inter contrats, c'est-à-dire sans affectation précise chez un client. Elle-même ne se sent plus au niveau : « J’ai un simple vernis technique désormais! ».
Auparavant, elle se vantait et soulignait la technicité de son métier et ses connaissances opérationnelles dans les logiciels dernier cri.
Décrochage
Une rupture souterraine s’est effectuée. Sans doute quand elle a été confrontée à des difficultés sur une mission dans une banque après avoir été arrêtée un long moment pour une hépatite. Maladie elle-même contractée à l’hôpital après un accident qui lui avait laissé un 15 % d’invalidité. Elle s’est alors isolée lorsqu’elle a refusé de poursuivre dans la voie du management qui lui avait été proposée.
« Après quelques mois, on me demandait des choses qui ne me semblaient pas nettes. Je n’étais pas bien dans cette fonction. J’ai préféré retourner sur le terrain. Cette courte expérience en position de manager m’a beaucoup appris. Même si je pense que j’ai laissé, en l’interrompant, une mauvaise image à ma hiérarchie. J’avais été choisie. Promue. Et je me dérobais. Ils n’ont pas comprise. Mais en tout cas, après, je ne faisais plus partie des bons ».
Au fil des années, personne en back office dans cette S2I de plusieurs milliers de salariés, pour aider à discuter du travail. Personne pour aborder les difficultés avec les salariés, les comprendre et les aider à surmonter les moments éprouvants, y compris sur le plan personnel.
- « Le DRH est un directeur comme un autre. Il n’a aucun pouvoir. Je ne veux pas non plus être cataloguée comme quelqu’un de fragile. Ici, les délégués du personnel que je connais ne pensent qu’à leur carrière. »
« Et les autres ? »
Elle a réponse à tout par peur de la déception.
« Cela ne se fait pas de revendiquer dans cette maison. »
Elle a perdu pied. Cette forte tête qui, pendant des années, avait enchaîné missions délicates sur missions compliquées, s’est trouvée désœuvrée, au rancart. Sans doute personne ne lui a dit qu’elle devait se mettre à autre chose. Les missions se sont interrompues. Elle a cherché à s’accrocher dans son métier sans vraiment y parvenir. Elle a tenté de s’occuper comme elle le pouvait. De se rendre utile. De retrouver une reconnaissance de la part des autres collègues dans ce milieu de travail si exigeant. Faisant preuve d’initiative, elle a proposé de s’impliquer sur des appels d’offres, de contribuer à sa mesure à la gestation des réponses.
Crise identitaire
Puis la crise identitaire a empiré. Elle désirait ardemment se recycler car en ne travaillant pas on n’entretient pas son employabilité dans le secteur informatique. « On est vite obsolète », dit elle. Obsolète, comme si l’être humain pouvait se calibrer comme une machine qui aurait fait son temps. « On est de plus en plus en concurrence avec des jeunes, frais arrivés de la faculté. Ils sont moins chers ». Elle précise vite qu’elle pense en savoir plus que ces jeunes. « Parfois, pour certains d’entre eux je ne sais pas comment ils ont pu être recrutés. Nous devions avoir un besoin urgent pour honorer un contrat chez un client. Ils sont montés sur le contrat. Un an est passé et ils sont restés ».
La concurrence entre les anciens et les jeunes est assez déstabilisante. Pour ne pas rogner ses marges, la firme facture selon les coûts réels. Comme les salariés âgés ont en général une plus forte ancienneté, ils coûtent plus cher à la journée. Les clients ont le choix et comme les qualités et l’expérience des plus âgés ne sont plus suffisamment valorisées par les équipes commerciales, les anciens sont plus victimes des inter contrats.
Elle résume cela dans une phrase rapide : « Les équipes commerciales ne s’embarrassent pas d’une contrainte de plus. Elles tentent d’assurer au mieux face à des clients qui ne veulent plus des vieux. Nous sommes jugés moins bons et plus chers. C’est un métier de jeunes payés au lance-pierre ».
- « Je ne suis pas seule dans ce cas. Il paraît qu’après 8 mois en inter contrats, on peut être en risque suicidaire. Cela ne m’étonne pas. C’est dur de tourner en rond chez soi. De se cogner au mur. De buter sur le regard des enfants. Nous devrions davatange profiter de ces temps de relâche pour nous former mais comme nous sommes trop âgés, on ne veut pas trop investir sur nous... »
Coaching vers la sortie
Malgré tout, elle achève un bilan de compétence que lui paye la société. Le moral est vacillant. « Il faudrait que je quitte la boîte mais je ne peux pas. J’ai encore mon fils à charge et tout le reste. J’ai regardé à droite, à gauche. Si je sors après 29 ans d’activité, j’aurais au maximum 1 an de salaire. C’est plafonné chez nous. Comment faire pour repartir ? Heureusement que Gérard (son époux) n’a pas de problème dans son boulot. Peut-être pourrais-je me recycler dans le social ? Mon coach (payé par la boîte pour la diriger vers des solutions externes à l’entreprise) qui m’aide dans le bilan me dit que je me suis trompée de voie. Que ma voie, c’est le social. La relation humaine. Il m’a même dit que si j’avais été plus jeune j’aurais pu travailler comme lui à faire passer des bilans de compétences. En clair, je suis trop vieille pour me reconvertir ».
Elle parle de rémunération. « J’ai regardé les rémunérations. DRH, c’est bien payé mais je n’ai pas l’antériorité, ni la compétence. Les métiers de conseil en RH sont largement en dessous de ce que je gagne. Je ne peux pas me permettre de perdre 30 % de salaire ».
Quand les chefs de mission n’ont plus voulu de moi, je me suis orientée vers le social en interne mais ce n’est pas évident car la boîte va certainement préparer un nouveau plan social. Les services RH seront tres touchés, je ne veux pas m’exposer. Il me faut autre chose. Mon mari me conseille de ne surtout pas trop écouter les conseils de ceux qui m'incitent à un départ rapide. Les conseillers sont souvent intéressés ».
Je lui confirme qu’elle doit être prudente. À moins d’une vraie rupture qui tienne compte de ses droits acquis en raison de ses presque 30 ans dans cette structure, je lui conseille comme son époux de tenter de tenir en s’investissant ailleurs. Trouver une activité en dehors du travail actuel pour valoriser ses savoir-faire et son enthousiasme, pour reconstituer sa confiance en elle, pour retrouver le plaisir de faire avec d’autres, pour renouer des contacts valorisants : « Ton mari a raison, il ne faut pas se précipiter ».
Elle répond d’une voix blanche : « Je vais voir. Je vais réfléchir à tout cela... »
« Heureusement, mon couple est solide et nous avons déjà su traverser plusieurs épreuves. Mon époux est conscient de ce qu'il se passe. Il m’aide comme il peut. Il est lui-même très pris par son métier, dans sa banque, où il a des responsabilités. Les enfants comprennent moins bien. Ils sont ailleurs, entre adolescence ascendante et adolescence prolongée. Ils ont peu d’attention et de soutien envers moi mais je ne leur en veux pas. C’est normal qu’ils pensent à eux. À leur vie. La mienne est derrière moi ».
Nouveau souffle interne
Par chance, après six mois d’arrêt, un nouveau DRH est arrivé dans la boîte. C’est un humaniste hors du commun. Il a fait le pari de lui redonner goût au travail. Il s’est occupé d’elle méthodiquement, patiemment, peu à peu il est allé la chercher, en la soutenant pour l’habituer à une reprise progressive du travail. Il l’a rassurée sur ses compétences, sur sa capacité a faire face, cela pour faire taire ses angoisses qui la vidaient de toute énergie. Elle a même été requalifiée sur un nouveau logiciel à forte valeur ajoutée. Peu à peu, elle a repris goût au travail aidée de tous. Elle est presque autonome désormais. Elle est revenue dans le rythme…
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