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Thomas Sigaud, sociologue lauréat du DIM Gestes : la révolte contre l'injonction à la mobilité
Lauréat du DIM Gestes en 2014, Thomas Sigaud a réalisé son post-doctorat en sociologie sur les mobilités professionnelles et s'est focalisé sur l’articulation entre vie privée et vie professionnelle. Son parcours assez atypique, couplé à une personnalité franchement indépendante, et sa révolte contre l’injonction à la mobilité, détonnent dans le paysage universitaire.
« Je pense que lorsque l’on a vécu 16 ans dans une ville nouvelle, la notion de « non-lieu » au sens de Marc Augé ne pose pas de problème. » Dès les premières minutes de l’entretien, Thomas Sigaud, 33 ans, a non seulement exposé le cadre de sa recherche et peut-être de ce qui a déclenché son intérêt pour les « lieux » et le thème de la mobilité mais dévoile aussi l’humour avec lequel il compte ensuite réaliser son « panégyrique ».
La mobilité : objet de recherche et mode de vie ?
Dans le paysage universitaire, la personnalité du post-doctorant en sociologie tranche. Déjà, il semble n’avoir jamais su tenir en place. Après un « bac fort médiocre » avec tout de même une mention « assez bien », Thomas Sigaud a intégré une « toute petite prépa (…) très loin des standards de l’ENS », dans la région lyonnaise, qu’il avait rejoint, suite à la mutation de son père. Ce qui ne l’a pas empêché ensuite d’intégrer le magistère d’humanités modernes à l’ENS Cachan, où il fait cependant partie des « non normaliens », précise-t-il. A ensuite suivi une double licence en sociologie et économie (Université Paris 10/ENS Cachan).
Si l’économie le fascinait depuis le collège et donc bien avant de l’étudier, c’est en sociologie qu’il a obtenu les meilleurs résultats. Il a alors décidé de se concentrer dessus et a enchaîné sur une maîtrise de sociologie du travail, dans la même université. En parallèle, sans pourtant avoir besoin de financer ses études, il a travaillé comme vendeur chez C&A un jour et demi par semaine et pendant les vacances. Expérience « intéressante », qui a inspiré son mémoire sur « l’identité au travail » des vendeuses de la chaîne. « J’avais déjà envie d’être à cheval sur plusieurs mondes », analyse-t-il aujourd’hui. D’autant plus que, venant d’une « dynastie de fonctionnaires », sourit-il, Thomas Sigaud connaissait plutôt mal le monde de l’entreprise. Cependant, ayant le sens du service public « chevillé au corps », Thomas Sigaud est in fine non seulement devenu fonctionnaire mais a en plus bien l’intention de « finir » ainsi.
Après avoir obtenu l’agrégation en 2004, il a continué avec le DEA « société, économie et démocratie » (Université Paris 10 Nanterre/ENS Cachan). S’il a envisagé à ce moment-là de poursuivre sur un doctorat, il avoue aujourd’hui s’être à l’époque insuffisamment préparé. N’ayant pu obtenir de bourse malgré une mention « très bien », il a choisi d’être affecté comme professeur de SES en lycée. « La première année a été un peu « rugueuse » mais les trois autres se sont bien passées. Généralement, les SES intéressent les élèves ». Quatre ans plus tard, Thomas Sigaud a de nouveau été rattrapé par la bougeotte qui semble le caractériser. En 2009, il a commencé à travailler avec la chaire ville et immobilier, rattachée à l’université Dauphine, sur une enquête quantitative. Il a alors renoué avec le monde de la recherche. Il a demandé une disponibilité, l’a obtenue en septembre 2009 puis, en janvier 2010, a démarré une CIFRE.
« Sur-construction » de la mobilité
Sa thèse porte sur la mobilité résidentielle des salariés liée à l’emploi en France. Après avoir travaillé sur plusieurs enquêtes INSEE, il a mené une enquête par questionnaire auprès de 150 salariés ayant connu une mobilité pour raisons professionnelles, et des entretiens auprès de 26 salariés confrontés au déménagement de leur établissement en Île-de-France. Il s'est également rapproché des responsables des ressources humaines en charge de la mobilité.
Dans le projet de recherche présenté au DIM Gestes en 2014, il a écrit, résumant les résultats de sa thèse : « Loin d’une « surmodernité » dans laquelle la notion de territoire serait dépassée par la multiplication de « non-lieux » (Augé, 1992), ou d’un monde « hypermoderne » dans lequel les flux l’emportent sur la localisation (Ascher, 1995), l'un des résultats centraux de ce travail a été de montrer que les enjeux soulevés par la mobilité des salariés sont liés à la profonde territorialisation de leur mode de vie ». Formulé plus simplement : on ne déplace pas les travailleurs comme des pions.
Si l’on cherche à creuser l’intérêt que Thomas Sigaud porte à la mobilité, il faudrait peut-être remonter à ses premières années d’études, lorsqu’il s’agaçait devant l’engouement des étudiants pour les programmes Erasmus… « Il y a une sur-construction de la mobilité. Comme si cette expérience avait une valeur en soi. Alors que généralement, en Erasmus, les étudiants ont à peu près la même vie qu’avant, sauf qu’elle se déroule dans un endroit différent. En fait ils ne vivent pas à l’étranger. Ils vivent « à l’écart », dans des lieux qui sont faits pour eux et par eux et qui pour le coup sont des « non-lieux ». » Et de poursuivre : « Ce qui compte, ce ne sont pas les flux mais ce qui circule. Les contenus. Le point de départ et celui d’arrivée. Au fond, je suis arrivé d’une manière très intuitive à des questions très générales : sommes-nous dans un monde de flux ? Les positions ont-elles encore un sens ? Le « quartier » est-il voué à disparaître des villes ? ». Par ailleurs, prendre la mobilité sous l’angle du travail permettrait de se saisir de certaines contradictions. « Lorsqu’un étudiant voyage six mois dans un pays étranger, ce n’est pas une prise de risque, comme cela pourrait l’être pour un salarié qui a une famille. C’est plutôt une mise en parenthèse de sa vie d’ici. Mais lorsqu’il s’agit de personnes qui travaillent, avec de véritables trajectoires professionnelles, des contraintes et opportunités, c’est engageant. Là, le social vous résiste. » Et les travailleurs « s’arrangent ». « En Île-de-France, certains enquêtés ont changé plusieurs fois d’employeur en quelques années, sans jamais déménager… En revanche, les stratégies d’ajustement au quotidien sont légion. Les salariés sont prêts à des sacrifices terribles pour ne pas déménager ». Thomas Sigaud appréhende ce phénomène via les mobilités individuelles (mutation, embauche…), en gardant toujours à l’esprit la combinaison « contraintes-opportunités ».
De la « plasticité » des arrangements
La semaine-même de sa soutenance de thèse, en avril 2014, il soumet au DIM Gestes un projet de recherche pour un post-doctorat, autour de l’articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, au prisme de la mobilité quotidienne. Il s’appuie de nouveau sur de grandes enquêtes nationales, notamment l’enquête « emploi du temps » (INSEE). Si le « qualitatif » n’est pas absent de ce travail de recherche, l’objectif est bien de se concentrer sur la dimension quantitative.
Le DIM Gestes a sélectionné son projet en 2014. « Mon objectif est de créer une typologie des arrangements entre vie professionnelle et vie personnelle. Une première tendance émerge déjà : ces modes d’arrangement sont très contrastés entre les différentes catégories d’individus. La mobilité est donc clivante. Ce qui va contre l’idée d’un fait contemporain essentiellement mobile. Lorsque l’on entre dans le détail des modes de vie, des véritables arrangements, on se rend compte que c’est faux. Même s’il y a de « grands gagnants », la mobilité est faite d’ambivalences, et chacune comporte ses contraintes et ses opportunités… » Quel type de contraintes ? « Par exemple, l’une de mes répondantes mutée à Malakoff, m’a dit qu’on lui avait « enlevé Paris ». Les dimensions d’usage des territoires sont très complexes. Nous y sommes enracinés.
Les territoires ont un sens, des valeurs, des frontières… Et traverser ces frontières n’est jamais anodin ». La tension est donc là : « Pour accéder à certaines ressources, il faut se soumettre à certaines contraintes. Pour éviter certaines contraintes, il faut renoncer à certaines ressources. Les individus naviguent là-dedans et peuvent être très rapidement déséquilibrés. Même si parfois les tensions font apparaître de nouvelles opportunités ou arrangements. Elles peuvent obliger à innover ». Et de citer l’exemple d’une mère qui va faire ses courses à Châtelet, à mi-chemin entre son lieu de travail et son domicile. « La plasticité des modes de vie est passionnante. Il faut rester en contact avec, plutôt que d’élaborer de grands concepts totalisants ». Comme le feraient certains « zemmouriens universitaires » dont les « analyses » ne reposent pas sur l’empirique. Aucun nom ne sera cependant cité dans cet article.
Questionner « l’essentialisation de la mobilité »
Que faire demain ? Il l’ignore encore, mais étudie activement toutes les opportunités et les pistes de développement autour de la mobilité ne manquent pas. Un angle semble cependant plus le tenter que d’autres : le rôle des pouvoirs publics dans les PSE et restructurations, quand parfois les DIRECCTE jouent un rôle de prescripteurs sur les questions de mobilité. « Ce qui a parfois permis de reclasser les salariés ». Et les « tiers lieux » ? « Je n’ai pas encore travaillé là-dessus mais cela fait partie des développements possibles… » Même si « l’image du travailleur nomade » lui « hérisse le poil ». Les espaces de co-working ? « Cela ne me convainc pas encore. Pour l’instant, laissons cela aux névroses des hispters…» Une autre dimension l’intéresse notamment : la manière dont la mobilité s’inscrit dans les démarches de RSE, celles-ci prenant de plus en plus en compte l’accompagnement des employés. Et pourquoi ne pas, peut-être, faire du conseil auprès des entreprises sur la mobilité de ses salariés ? Celles-ci étant, selon lui, soucieuses d’aller au-delà de la simple communication, tout en ne sachant pas très bien comment procéder. « Il y a sans doute là un petit réservoir d’innovation ».
Quoi qu’il en soit, s’il persévère dans la recherche, Thomas Sigaud continuera de « lutter contre l’essentialisation de la mobilité ». Ou, tout du moins, à la questionner. Élément intéressant : le post-doctorant lui-même ne cesse de se mouvoir en Île-de-France à moto. Entre ses terrains éparpillés ici et là à travers la région, ses enseignements, les colles qu’il continue à donner en prépa… Les « lieux » de travail se multiplient, parfois dans une seule et même journée. « Je suis très mobile et, en même temps, cette mobilité achète une immobilité personnelle radicale. Aujourd’hui, à moins d’une très belle opportunité, je ne me vois pas quitter Paris ».
Pourtant, il n’exclut pas totalement l’idée de partir à l’étranger à l’aube de ses 40 ans. Moins « bateau » à cet âge-là, sans doute. Bref, il virevolte entre la recherche et l’entreprise, le lycée et l’université, Paris et sa banlieue, la France et peut-être, un jour, l’étranger… À défaut de bien connaître ses contraintes, difficile de nier que les opportunités, elles, pullulent. « Mon horizon n’est jamais fermé ».
Références bibliographiques :
Sigaud T. (2014), « Mobilités résidentielles et professionnelles des salariés en France : entreprises, marchés et territoires, une articulation en tension », thèse de doctorat en sociologie, 600 p.
Sigaud T. (2015, à paraître), « Accompagner les mobilités résidentielles des salariés : l’épreuve de l’« entrée en territoire » », Espaces et Sociétés, n°162.
Davy A.-C., Leroi P. et Sigaud T. (2015), « Impact de la mobilité professionnelle sur les territoires vécus », Coupes et découpes territoriales – Quelle réalité du bassin de vie ?, Cahiers de l’IAU, IAU-IdF.
Sigaud T. (2014), « La mobilité géographique des salariés : le territoire est-il soluble dans la gestion des ressources humaines ? », Actes du 2ème colloque international du Centre International des Sciences du Territoire « Fronts et frontières des sciences du territoire », Paris, 27-28 mars 2014, pp. 327-331.