La progressive émergence d’une conception européenne des services publics – services d’intérêt général
Pendant une longue période, l’Union européenne a été souvent présentée en France comme « fossoyeur des services publics », destructrice du « service public à la française »…
Ayant vécu, comme analyste, chercheur en sciences politiques, acteur social, le long processus d’« européanisation » des services publics ([1]), je voudrais témoigner que les remises en cause du « modèle français », se sont accompagnées de la lente émergence d’une conception européenne, porteuse de leur devenir pour répondre aux défis du XXIè siècle.
Pour bien aborder les enjeux, une précision est d’emblée nécessaire.
Dans l’histoire longue de construction et de conceptualisation des services publics en France et plus généralement sur le continent européen et « occidentale », ont coexisté 2 conceptions :
- la première est fonctionnelle et met l’accent sur les objectifs, les missions et les finalités des services publics ;
- la seconde est organique et assimile le service public à l’entité publique qui rend le service. On assimile ainsi souvent « service public » et entreprise publique, l’adjectif « public » laissant en effet entendre que l’on parle d’entreprises à statut public, voire directement d’activités de l’Etat ou des collectivités, alors que des missions de « service public » peuvent tout autant être confiées à des entreprises privées (délégations, concessions, etc.).
Si les 2 conceptions co-existent en France, comme dans les autres pays européens ; la conception fonctionnelle permet de mettre le focus sur les objectifs et finalités, sir les missions des services publics, quelles que soient les diversités des modes de gestion et des compétences des autorités publiques territoriales; c’est elle qui a été retenue dans le processus d’européanisation.
Diversités et unité des services publics en Europe
La définition et l’organisation de ce que l’on appelle en France (et dans certains autres pays européens) « services publics » s’est faite dans le cadre de la construction de chaque Etat national, dans son histoire longue, en relation avec ses traditions, son organisation, ses institutions, sa culture.
Existent ainsi en Europe toute une série de diversités :
- les échelons territoriaux compétents ne sont pas les mêmes selon les activités et la structuration de chaque Etat, entre le local, le régional et le national ;
- les activités concernées peuvent avoir un caractère marchand ou pas ;
- les modes d’organisation peuvent relever de différents types d’acteurs, public, mixte, privé ou associatif ;
- les doctrines et concepts (en particulier juridiques)sont plus ou moins précis et formalisés ;
- les termes utilisés sont différents et reflètent des construits historiques, des cultures nationales et des conceptions politico-idéologiques, et n’ont pas nécessairement leur équivalence dans les 24 langues officielles de l’UE ; cela a conduit la construction européenne à inventer, dès le traité de Rome de 1957,des termes nouveaux permettant d’essayer de se comprendre et fondés sur la conception fonctionnelle – les « services d’intérêt général »et leurs déclinaisons, « services d’intérêt économique général » (SIEG), « services non économiques d’intérêt général » (SNEIG), « services sociaux d’intérêt général » (SSIG).
Au sein même des diversités existant en Europe, l’analyse montre une profonde unité : dans tous les pays européens, les autorités publiques locales, régionales ou nationales ont été amenées à considérer que certaines activités ne pouvaient pas relever du seul droit commun de la concurrence et des seules règles du marché, mais de formes spécifiques d’organisation et de régulation, dans trois objectifs qui fondent le trépied de légitimité des services publics ou services d’intérêt général :
- reconnaître le droit de chaque habitant d'accéder à des biens ou services fondamentaux (droit à l’éducation, à la santé, à la sécurité, aux transports, aux communications, etc.) ;
- mettre en œuvre des solidarités, assurer la cohésion économique, sociale et territoriale, développer le lien social, promouvoir l'intérêt général de la collectivité concernée ;
- prendre en compte le long terme et les intérêts des générations futures, créer les conditions d’un développement durable à la fois économique, social et environnemental,.
Ces finalités et objectifs d'intérêt général sont au cœur du système de valeurs qui caractérise tous les Etats européens et sont une valeur commune de l'Union européenne. Les services publics (ou leur équivalent) représentent un élément clé du modèle social européen caractérisé par les interactions et l’intégration du progrès économique et du progrès social, qui en font une « économie sociale de marché ».
Ainsi donc, les services publics sont-ils caractérisés tout à la fois par leur forte spécificité nationale, porteuse de réelles diversités, et par une unité de finalité – l’intérêt général -, résultante de toute une histoire.
Fallait-il européaniser les services publics ?
Comment les services publics allaient-ils être pris en compte par le processus d’intégration européenne, initié aux lendemains de la Seconde guerre mondiale ? Allaient-ils continuer à être définis et organisés dans un cadre national, ou allaient-ils être soumis à une européanisation ? La question n’est pas tranchée dans le traité de Rome de 1957.
Il n’évoque qu’à deux reprises les services publics : l’article 73 ([2]) fait état des « servitudes inhérentes à la notion de service public » pour le secteur des transports et l'article 86-2 limite l’application des règles de la concurrence pour les « services d'intérêt économique général » : « Les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général … sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de la concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté ».
Il faut ici souligner que l’objet du traité de Rome était de définir une première étape de la construction européenne, qui consiste à construire un « marché commun » en éliminant progressivement les différents obstacles aux échanges de marchandises, tout en instituant quatre politiques communes (commerciale, de concurrence, agricole et de transports), et non à harmoniser les services publics.
De 1957 à 1986 a existé un consensus : chaque Etat membre restait compétent pour définir, organiser, mettre en œuvre, financer ses services publics ou d’intérêt général, en fonction de son histoire, de ses traditions, de ses institutions, de sa culture. Il n’existe pas pendant près de 30 ans d’intégration européenne des services publics.
L’Acte unique de 1986, qui amende et complète le traité de Rome, donne mission aux institutions européennes de mettre en œuvre la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux services et la réalisation du marché unique. Il engage un processus d’européanisation des services, donc des services d’intérêt économique général cités dans le traité de Rome de 1957 (à l’époque circonscrits aux secteurs des communications, des transports et de l’énergie), mais sans définir des dispositions spécifiques qui auraient permis de garantir leurs finalités et de développer des solidarités européennes.
Dès lors, les institutions européennes ont été amenées à mettre en cause les formes nationales d’organisation et de régulation des services publics qu’avaient défini dans l’histoire chacun des Etats membres de l’Union européenne.
Quelle européanisation ?
Trois stratégies sont alors possibles pour européaniser les services publics :
- Rejeter l’européanisation au nom des spécificités des services publics ou de chaque Etat national (principe de subsidiarité). Cela a conduit à des stratégies défensives, qui ont pu retarder les processus et les échéances, mais pas les entraver, car elles ne se situaient pas à l’intérieur du processus d’intégration européenne.
- Construire des services publics européens, mais aucun acteur public ni opérateur ne l’a proposé, tant cela aurait mis en cause les habitudes, traditions et modes d’organisation traditionnels.
- Utiliser les armes du traité mises au point depuis 1957 (concurrence, libre-échange), afin de casser les frontières et d’améliorer l’efficacité de services souvent peu performants. C’est cette stratégie qui va s’imposer. Pourquoi ?
La mise en œuvre des quatre grandes libertés fondamentales de circulation (des personnes, des produits, des services et des capitaux) est entrée en résonance avec des transformations essentielles des années 1980 et 1990 : des mutations technologiques rapides, l’internationalisation des économies et des sociétés, la diversification et la territorialisation des besoins, la mise en cause des lourdeurs et inefficacités de nombreux services publics, des stratégies de certains grands groupes industriels et financiers de services, le développement de l’influence des thèses néo-libérales et des vertus de la concurrence, etc.
La conjonction de ces facteurs a conduit à un décalage croissant entre les modes nationaux de définition et d’organisation des services publics de communication, de transports et d’énergie par rapport aux objectifs de libre circulation de l’intégration européenne. Dès lors, l’européanisation a visé à la fois à casser les frontières nationales pour mettre en œuvre l’intégration européenne et à introduire davantage d’efficacité dans des domaines qui avaient été souvent « protégés » par des situations de monopole, des droits exclusifs, locaux, régionaux et/ou nationaux.
Les institutions européennes ont développé des stratégies de création de marchés intérieurs dans les secteurs de réseaux, fondées sur la « libéralisation », l’introduction progressive de la concurrence et les logiques du marché, mais sans définir en même temps des objectifs et normes communautaires, qui auraient pu déboucher sur des solidarités européennes.
Pour autant, dans ces secteurs de réseaux, il ne peut pas y avoir une libéralisation totale, ne les faisant relever que du droit communautaire de la concurrence. La logique de libéralisation est porteuse dans les secteurs de réseaux d’une série de polarisations mettant en cause des objectifs de service public :
- polarisation économique du fait de concentrations rapides, débouchant souvent sur une concurrence oligopolistique entre quelques grands groupes qui structurent les marchés et peuvent abuser de leur position dominante ;
- polarisation sociale, les gros consommateurs, qui disposent d’un « pouvoir de marché », et la clientèle solvable étant favorisés par rapport aux les petits consommateurs, ce qui met en cause l'égalité de traitement, les possibilités de péréquation des tarifs ;
- polarisation territoriale en faveur des zones denses au détriment des habitats isolés, avec accentuation des inégalités ;
- polarisation temporelle, survalorisant le court terme, pour lequel le marché donne de précieuses indications, au détriment du long terme, pour lequel le marché est myope, ce qui favorise les investissements les moins coûteux en capital au détriment d'une politique d'avenir et finalement de la recherche du moindre coût pour l'utilisateur ;
- polarisation financière, chaque concurrent cherchant à externaliser les effets de ses activités en matière environnementale et à pratiquer des formes de dumping social.
Dans ces conditions, à part quelques groupes de pression proposant une dérégulation complète des services publics, ne les faisant plus relever que du droit commun de la concurrence, les règles européennes, résultantes de débats contradictoires, d'initiatives d'acteurs, de mouvements sociaux, de jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union européenne, consisteront à mettre en œuvre une libéralisation maîtrisée, organisée, régulée. L’Union européenne a été amenée à compléter les projets sectoriels de libéralisation par la construction de nouveaux concepts et normes. On verra apparaître le concept de « service universel » dans les télécommunications et à la poste, puis pour l’électricité, garantissant certains services essentiels à tous les citoyens et résidents ; celui d’obligation de service public sera défini dans l'énergie et les transports. La Commission européenne organisera des débats publics et proposera une série de principes pouvant être à la base d’une conception communautaire.
Vers une conception européenne
Il faudra attendre 11 ans après l’Acte unique, pour que le traité d’Amsterdam fasse référence en son article 16 aux SIEG (sans davantage les définir) comme valeurs communes et l’Union, contributions à la cohésion sociale et territoriale et énonce une compétence partagée entre l’UE et les Etats membres pour qu’ils puissent accomplir leurs missions. Mais cet article n’aura pas de véritable valeur juridique contraignante.
En 2000, la Charte des droits fondamentaux sera proclamée. Son Article 36 « reconnaît et respecte l'accès aux services d'intérêt économique général ». Mais la Charte restera sans réel effet juridique jusqu’au traité de Lisbonne.
Le Traité de Lisbonne signé le 13 décembre 2007 comporte cependant plusieurs innovations importantes : outre le fait de donner à la Charte des droits fondamentaux un caractère contraignant, le nouvel article 14 donne mission aux institutions communautaires de définir « par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire » les principes les conditions, notamment économiques et financières, permettant aux SIEG « d’accomplir les missions … sans préjudice de la compétence qu'ont les États membres de fournir, de faire exécuter et de financer ces services ».
Le Protocole 26 annexé aux traités traite des Services d’intérêt général dans leur ensemble et non plus des seuls services économiques ; il souligne que les « services non économiques d’intérêt général » sont de la seule compétence des Etats membres. Il souligne que les « valeurs communes » de l'Union et des états membres concernant les services d'intérêt économique général comprennent notamment le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d'une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ; la diversité et les disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes ; un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs.
L’acquis européen avec le traité de Lisbonne
Sur ces bases, il existe aujourd’hui ce que l’on peut qualifier d’« acquis » européen, que l’on peut ainsi résumer :
- Les Etats membres (les autorités nationales, régionales et locales) ont la compétence générale pour définir, « fournir, faire exécuter et organiser » les SIG, ainsi que de financer les SIEG.
- Les institutions européennes ont la même compétence pour des services européens qui s’avèrent nécessaires à l’accomplissement des objectifs de l’UE.
- Pour les services non économiques, les règles du marché intérieur et de la concurrence ne s’appliquent pas ; ils ne relèvent que des seuls principes généraux de l’UE (transparence, non-discrimination, égalité de traitement, proportionnalité).
- Pour les services d’intérêt économique général, les autorités publiques doivent clairement définir leur « mission particulière » (principe de transparence).
- Sur cette base, elles peuvent définir les moyens adaptés au bon accomplissement de la « mission particulière » (principe de proportionnalité), y compris, s’ils s’avèrent nécessaires et proportionnés, des aides et subventions, des droits exclusifs ou spéciaux.
- Les Etats membres ont le libre choix des modes de gestion : interne, « in house », délégué, etc.
- Ces définitions doivent clairement établir des normes de « qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs » (cf. ci-dessous « des valeurs communes »).
- Les règles de concurrence et de marché intérieur ne s’appliquent que si elles ne font pas obstacle, en droit ou en fait, à l’accomplissement de leur mission particulière. Le développement des échanges ne doit cependant pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’UE.
- Les Etats membres ont la liberté de choix du type de propriété des entreprises (principe de neutralité).
- Dans tous les cas, il peut exister des abus relevant d’une « erreur manifeste », que la Commission peut soulever, sous le contrôle de la CJUE.
Ces éléments nouveaux, qui concrétisent toute une série d’actions, d’interventions et de mobilisations des acteurs sociaux, définissent les bases d’une doctrine européenne des Services d’intérêt général.
Co-produire les services publics européens du XXIè siècle
L’avenir des services publics en Europe n’est ni écrit, ni garanti. Il suppose de réelles interventions et mobilisations des citoyens, de la société civile et des acteurs sociaux, des responsables syndicaux, associatifs et politiques autour de 4 pistes.
1/ L’Union européenne est un échelon pertinent
Le moment est venu de clore le débat sur la pertinence de l’européanisation des services publics.
D’abord parce que par-delà les différences sémantiques et la diversité des conceptions et des modes d’organisation, les services publics représentent des valeurs communes de tous les pays européens. Ils sont des résultantes d’histoires longues, marquées en Europe par la reconnaissance de l’individu et de sa place dans la société, par des développements d’acteurs et de mouvements sociaux, par l’édification d’Etats de droit et la montée en puissance de la démocratie et de relations de solidarité.
Dans ce que l’on peut appeler le « modèle européen de société ou de civilisation », existent, du fait de son histoire, de sa culture, des mouvements sociaux qui l'ont marqué, en particulier au cours des deux derniers siècles, une série de relations spécifiques, de tensions, et qui ne se manifestent pas de la même façon ailleurs.
On parle à ce propos d’« héritage des Lumières » ([3]), de « civilisation européenne », d’« économie sociale de marché », pour désigner un système de valeurs qui structure les activités et relations humaines et qu’on ne retrouve pas dans d’autres parties du monde. C’est ainsi que l’Europe manifeste globalement une moindre tolérance que les Etats-Unis d’Amérique aux inégalités et à la violence, une plus forte sensibilité aux risques environnementaux ou sanitaires, une recherche de complémentarité entre l’efficacité de l’économie de marché et sa nécessaire régulation publique.
L’européanisation est légitime parce que le monde change avec le développement des phénomènes de désoccidentalisation, de multipolarisations, d’illibéralisations, dont ce n’est pas le lieu d’examiner en détails, mais qui convergent pour faire que chacun des Etats européens devient de plus en plus un nain politique, incapable de défendre et de promouvoir seul ses valeurs, d’éviter sa marginalisation ou sa mise sous tutelle.
Mettre en œuvre la transition écologique, la décarbonation de l’énergie, des transports et de l’habitat, la sobriété de nos rapports à la nature, en particulier en matière d’usages de l’eau, autant d’objectifs qui doivent conduire à actualiser et compléter les missions de service public, à reconnaître la pertinence l’Union européenne et de ses valeurs pour exercer ses responsabilités, appuyer, coordonner et compléter les initiatives locales, régionales, nationales et de la société civile([4]), pour être un acteur majeur de la multipolarisation du monde.
Cette conception européenne suppose de distinguer service public / monopole / propriété publique / Etat ; de reconnaître que les services publics ne sont pas exempts de défauts, notamment quand ils sont en situation de monopole : abus de position dominante de l’entreprise qui preste le service, manque de transparence et bureaucratisation, manque de démocratie, oubli de la finalité du service qui est l’usager-consommateur-citoyen, régulation insuffisante ou chaotique, ignorance de la société et des relations avec les citoyens. Elle implique de partir non des concepts et des principes ou de débats sémantiques, tels qu'ils se sont sédimentés dans chaque construction historique nationale, mais des objectifs, missions, obligations, droits et formes de régulation publique. Il s'agit, dans une démarche fonctionnelle ouverte aux mutations économiques, sociales et culturelles, de recenser les éléments communs, fondements d'une conception européenne rénovée des services publics ou des services d'intérêt général.
2/ Forger des alliances
La construction européenne n’est pas celle d’un « super Etat ». Elle repose sur des démarches de dialogue et d’échanges, de recherche de compromis et de consensus – et non sur des mécanismes de décision à la majorité dans lesquels la minorité reconnait le fait majoritaire comme légitime et accepte de s’y soumettre. Plus généralement sur la mise en œuvre de coopérations et de coordinations davantage que sur le respect de règles et de contraintes, même si celles-ci sont nécessaires dans certains domaines.
Une doctrine européenne adaptée aux enjeux à venir et dans laquelle puissent converger – « unité dans la diversité » - la diversité des histoires, traditions et cultures nationales. Il s’agit de conjuguer des règles communes et, sur la base du principe de subsidiarité, une large autonomie des Etats et des collectivités locales pour définir, organiser, financer, réguler les services d’intérêt général.
3/ Affermir le cadre actuel
La conjonction des mobilisations d’acteurs sociaux, des mutations économiques, sociales et environnementales, et des effets des crises des années 2000 a conduit à l’existence aujourd’hui d’un cadre général encore bien fragile.
Ces acquis sont à consolider, mettre en œuvre, dans chaque domaine, secteur et collectivité, en développant et actualisant à leur contenu tout le droit européen établi au fil des décennies antérieures, tout comme toutes les nouvelles propositions législatives.
4/ Porter le fer dans les institutions européennes
Pour consolider ce cadre, il s’agit tout à la fois :
- d’affermir la hiérarchie des normes communautaires entre les règles de concurrence et les objectifs d’intérêt général, afin de conjuguer leurs avantages respectifs en garantissant que l'accomplissement effectif d'une mission d'intérêt général prévaut, en cas de tension, sur l'application des règles de concurrence et du marché intérieur du traité ;
- de définir les droits et devoirs des autorités publiques à chaque niveau territorial (local, régional, national et aujourd’hui européen) pour définir, dans la transparence et la proportionnalité, les objectifs et missions d’intérêt général, les obligations de service public, l’octroi éventuel de droits exclusifs ou spéciaux, les modes de régulation, de contrôle et d’évaluation (« autorités organisatrices ») ;
- de construire, définir et organiser au plan communautaire des services européens d’intérêt général dans les domaines où l’Union européenne est plus efficace que chacun des Etats agissant séparément réseaux transeuropéens de communication, de transport et d’énergie, sécurité alimentaire, aérienne, maritime, ferroviaire, nouvelles infrastructures, etc :
- de garantir à chaque autorité organisatrice, dans la transparence des objectifs et des moyens, la liberté de choix du mode de gestion : gestion directe par l’autorité publique elle-même (service ou régie) ; mission donnée à une entreprise publique ou mixte dépendant de l’autorité publique elle-même ou d'économie sociale, coopérative ou associative ; délégation à une entreprise pour une durée déterminée (concession), mise en adjudication du service :
- d’assurer et garantir la sécurité de financement à long terme des obligations de service public ; les pouvoirs publics ont à prendre en charge les servitudes ou les manques à gagner qui en résultent pour les entités en charge du service, par rapport à une situation où celles-ci agiraient selon des ressorts purement concurrentiels ; les formes que peuvent prendre ces compensations doivent permettre de s’adapter aux objectifs définis : subventions publiques, péréquations internes permettant de financer les coûts engendrés par des bénéfices sur des activités rentables, accompagnées ou non de droits exclusifs, fonds de compensation entre opérateurs, exonérations de taxes ou autres, partenariats public-privé, etc. ;
- de promouvoir une régulation efficace suppose de développer une dynamique progressive d’évaluation des performances des services d’intérêt général afin de contribuer à leur efficacité et à leur adaptation aux évolutions de besoins des consommateurs, des citoyens et de la société, ce qui implique d’associer toutes les institutions concernées et d’assurer l’autonomie des instances d’évaluation ; il faut donc faire participer à l’évaluation tous les acteurs concernés : autorités publiques, opérateurs, consommateurs - usagers domestiques comme industriels, grands et petits, citoyens, collectivités locales et élus (nationaux et locaux), personnels et leurs représentants, afin de prendre en compte la diversité de leurs attentes et intérêts ;
- de développer en même temps dans les négociations commerciales internationales (OMC, AGCS) des conceptions et exigences pour traduire dans ce cadre les objectifs et missions des services d’intérêt général.
Le devenir des services publics est un révélateur de l’alternative fondamentale quant au devenir du processus d’intégration européenne et à ses finalités : soit l'Europe se limitera à être une intégration économique, un grand marché organisé autour du respect des règles de la concurrence, faisant de celle-ci une fin et non un moyen ; soit elle représentera, comme le sont, à leur manière, compte tenu de leur histoire, chacune des sociétés européennes, un ensemble structuré à la fois économique, social, environnemental, culturel et finalement politique, d'équilibre et de cohésion, de solidarité et de citoyenneté, c'est-à-dire un véritable projet européen de société, associant grand marché et cohésion économique, sociale et territoriale, et faisant de l’Union européenne un acteur structurant dans le processus de mondialisation, contribuant à son orientation et à sa régulation.
(*) Pierre Bauby: Docteur de l’IEP de Paris, enseignant et chercheur en sciences politiques, animateur de réseaux français et européens sur les services publics, membre du Conseil d’orientation du CIRIEC-France et du Conseil scientifique du CIRIEC-International, auteur en particulier de L’Etat-stratège, Ed. Ouvrières, 1991 ; Reconstruire l'action publique, Syros, 1998 ; L’européanisation des service public, Presses de SciencePo, 2011 ; Service public, services publics, Documentation française, 2è ed. 2016 ; Le XXIè siècle des Lumières, Ed. du Croquant, 2023.
([1]) Cf. mon ouvrage L’européanisation des services publics, Presses de SciencePo, 2011.
([2]) Nous utilisons la numérotation des articles dans l’actuel traité.
([3]) Cf. mon ouvrage Le XXIèsiécles des Lumières, Ed. du Croquant, 2023.
([4])Comité économique et social européen, Avis d’initiative, Pour une meilleure mise en œuvre du socle des droits sociaux et la promotion des services essentiels, TEN/692, 2019, rapporteurs Raymond Hencks et Krzysztof Balon, en ligne https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=uriserv:OJ.C_.2019.282.01.0007.01.FRA