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« Le concept de construction sociale est souvent mal compris » - Marc Loriol, co-directeur scientifique du DIM Gestes
Depuis novembre 2015, Marc Loriol est co-directeur scientifique du DIM Gestes avec Arnaud Mias (sociologue, IRISSO, Université Paris-Dauphine) et Claire Edey-Gamassou (Sciences de gestion, IRG-UPEC). Ils interviennent en coordination scientifique du Gestes.
Marc Loriol est sociologue (IDHES), spécialiste du stress au travail et plus généralement des risques psychosociaux.
C’est dans le cadre d’une classe préparatoire pour entrer à l’ENS de Cachan que Marc Loriol a découvert la sociologie. « Cette discipline me permettait de faire de la recherche empirique, du terrain, ce qui me semblait plus concret que l’économie, plus théorique et abstraite ».
Très vite, ce sont les questions de santé qui ont accaparé son attention, notamment la fatigue. « C’est un sujet médical très important mais difficile à cerner… J’ai donc cherché à savoir, dans le cadre de mon mémoire de DEA, comment ce symptôme était traité en médecine générale ». En thèse, le chercheur a fini par lier ces questions au monde du travail.
« J’ai souhaité élargir ce sujet avec une approche socio-historique : comment la fatigue au travail était-elle décrite chez les ouvrières et chez les infirmières ? C’est là qu’est né mon intérêt pour les risques psychosociaux ». C'était en 1994 et il a encore fallu attendre la fin de la décennie pour qu’un véritable intérêt naisse sur les questions de stress et de souffrance au travail. Ce qui n’a pas empêché le sociologue de poursuivre ses recherches, notamment sur les infirmières [1], poussé à l’époque par les tous premiers travaux sur l'épuisement professionnel. « On y parlait aussi de fatigue chronique. J’étais intrigué. » Depuis, les terrains se sont multipliés : police [2], diplomates [3]… Il a, certes, traité du stress, de la fatigue et des risques psychosociaux [4] dans leur ensemble mais également abordé des questions telles que l’humour au travail [5], les émotions [6], la passion [7]… Sans jamais se départir de son approche constructiviste, donc de l’idée que les pathologies interviennent, et s’expriment toujours dans un contexte particulier.
L’approche des risques psychosociaux par le prisme de leur « construction sociale » est devenu votre fil rouge. Pourquoi insister sur cette notion ?
Avec la construction sociale, j’ai voulu montrer que l’on doit éviter un double écueil : le premier est de dire que les risques psychosociaux n’existent pas vraiment parce qu’ils n’étaient auparavant pas traités sous la forme du stress ou du harcèlement. Certains parlent même de « mode ». D’ailleurs, le concept de « construction sociale » est souvent mal compris : il ne signifie pas que les pathologies n’existent pas mais qu’elles s’expriment dans un contexte donné, celui-ci ayant une influence sur la manière dont les plaintes se formulent. Justement, l’autre écueil serait de penser que cela existe depuis toujours, comme la grippe ou le cancer qui sont bien définis, et que l’organisme humain va toujours réagir de la même manière lorsqu’il est soumis à tel ou tel type de contrainte…
J’essaie pour ma part de trouver un compromis entre ces deux approches caricaturales, c’est-à-dire de montrer que cela existe dans un contexte économique et social particulier, en fonction de situations sociales construites et vécues par les gens. Il y a, actuellement, une individualisation du rapport au travail et à ses risques : si l’on considère les métiers dans lesquels on se plaint le plus de stress et ceux dans lesquels on s’en plaint le moins, on peut constater que les seconds sont ceux dans lesquels le fonctionnement collectif est encore relativement fort, contrairement à ceux dans lesquels les rapports sont plus individualisés et individualistes.
Un exemple de l'importance du contexte économique et social ?
J’ai montré cela en comparant policiers et infirmières, ou encore ouvriers et infirmières. Longtemps, dans le monde ouvrier, on a peu employé le vocable de stress. Toutes les enquêtes européennes et américaines le montrent : au bas de l’échelle sociale, on parle plus facilement de fatigue que de stress et vice-versa. D’après ce que les ouvriers m’ont expliqué lors de mon enquête dans les années 1990, ce n’est pas parce que le travail n’est pas difficile, au contraire, mais parce qu’en parler renvoie à une plainte individuelle. Alors que l’ouvrier est davantage dans une approche collective, qui renvoie aux capacités du groupe à se défendre par l’action syndicale et politique, formellement, ou de façon informelle par « le coulage », le « freinage » et toutes sortes de stratégies de résistance… Cela renvoie également à la capacité de s’organiser entre soi, à s’entraider, y compris avec l’encadrement de proximité, à gérer la pénibilité avec une répartition des postes, les plus durs aux jeunes, ceux qui l’étaient un peu moins aux salariés vieillissants…
« Longtemps, dans le monde ouvrier, on a peu employé le vocable de stress ».
Malheureusement, cette forme de gestion ne fonctionne plus : l’industrie embauche de moins en moins de jeunes et les tâches les moins difficiles, entretien, contrôle, expédition, ont été externalisées. La résistance collective s’est aussi effritée et le syndicalisme a beaucoup perdu de son pouvoir… Donc, si l’on y parlait auparavant peu de stress, il y a un rattrapage depuis quelques années. Il y a sans doute aussi un effet circulaire avec des médias qui parlent beaucoup plus de ces questions-là… Mais c’était déjà un peu le cas dans les années 1990/2000. Selon moi, si les ouvriers s’y reconnaissent davantage, c’est parce qu’ils n’ont plus cette vision alternative où le problème de santé au travail était vu comme le résultat de l’exploitation du monde ouvrier par l’organisation du travail. Pour les brigades de police secours, on remarque que celles dans lesquelles on retrouve le plus de plaintes de stress sont celles qui sont les plus « anomiques », c’est-à-dire où l’on retrouve moins de collectif, de valeurs partagées… Il n’y a pas forcément plus de conflits mais on y parle moins de travail parce que les policiers ne sont pas d’accord sur ce qu’est un « bon travail » : jusqu’où aller, comment valoriser certaines tâches plus routinières pour les rendre plus acceptables ? Ce que l’on ne fait pas par exemple dans les commissariats dits « difficiles », ce qui peut paraître contre-intuitif parce qu’il s’y passe plus de choses. Le fait est qu’on y trouve plus de jeunes et un fort renouvellement. Donc toutes les tâches un peu routinières (comme le contrôle routier par exemple) y paraissent extérieures au travail policier. Elles sont alors vécues comme peu valorisantes et imposées par la hiérarchie.
Le contexte est donc crucial. Y compris le national. A-t-on tendance, en France, à appréhender certains phénomènes de manière différente que dans d’autres pays ?
Il est intéressant de constater que l’explosion de l’intérêt médiatique pour le stress a connu des calendriers différents d’un pays à l’autre : dès les années 1970 aux États-Unis, dans les années 1980 au Royaume-Uni et fin des années 1990 en France. On peut donc se poser la question de ce décalage. Par ailleurs, en France, la notion de l'épuisement professionnel a été moins développée qu’aux États-Unis par exemple : on y trouve moins de médecins spécialisés, et les associations de malades y sont moins actives. Même si le cabinet Technologia essaie depuis 2012 de populariser le terme, il reste moins utilisé que dans d’autres pays, comme l’Allemagne, la Suisse où l’on parle cependant moins de stress qu’en France. La dépression est en outre plus évoquée en France qu’en Allemagne. Nous manquons d’études comparatives pour comprendre l’origine et les conséquences de ces différences entre pays, le rôle des cultures nationales, des formes de relations professionnelles, des systèmes de santé etc.
Cela ne peut-il pas s’expliquer par le simple fait que les réalités ne sont pas les mêmes ?
Il n’y a en effet pas que des différences de termes. Ceux qui vivent une situation de dépression n’ont pas les mêmes tableaux cliniques que ceux qui vivent un épuisement professionnel [8]. Dans ce dernier cas, la dévalorisation, les idées noires, l’absence de projets, sont limitées au monde professionnel. La dépression est plus générale. Il y a une sorte de lien circulaire entre les mots et les maux qu’il faudrait pouvoir replacer dans chacun des contextes sociohistoriques particuliers [9].
Vous avez travaillé dans des univers assez divers, l’hôpital, la police et les diplomates notamment. Comment avez-vous vécu ces terrains ?
J’ai été agréablement surpris lors de mon enquête dans la police. Ce milieu est très intéressant car il y a encore beaucoup de solidarité : on préfère par exemple régler les problèmes entre collègues, voire avec le chef de brigade, plutôt qu’ils ne remontent jusqu’à la hiérarchie. C’est une norme : celui qui la transgresse risque d’être rejeté. Les policiers parlaient aussi beaucoup de leur travail, notamment dans les moments d’attente, dans la voiture. C’était intéressant sociologiquement mais aussi humainement. Parmi les diplomates, les relations sociales sont plus difficiles. Par exemple, le midi, tout le monde déjeune seul et l'on constate en arrière-plan une forte concurrence. Dans les entretiens, certains n’hésitaient pas à porter des attaques nominales contre des collègues. Je n’avais jamais vu cela ailleurs.
Vous traitez donc régulièrement du stress, des émotions, de l’humour, de la « passion », habituellement plutôt étudiés en psychologie. Quels rapports entretenez-vous avec cette discipline ?
Quand j’ai commencé, il n’existait que très peu de travaux sociologiques sur le sujet. Certaines recherches de psychologues, psychanalystes et médecins m’ont parfois un peu servi de repoussoir parce qu’elles me semblaient reposer uniquement sur une approche différentialiste individuelle.
« Il existe selon moi un lien entre le social et le psychologique ».
Je voulais comprendre ce qu’il se passait dans les groupes, collectifs et organisations et j’ai constaté assez rapidement que d’une entreprise à une autre, avec des conditions de travail assez similaires, les niveaux de plaintes étaient hétérogènes. On ne peut pas expliquer cela par de simples différences entre individus car il était peu probable que les plus « fragiles » soient réunis dans un service et les plus « solides » dans un autre. Il existe selon moi un lien entre le social et le psychologique. De toute manière, c’est une évidence pour les sociologues. Je suis même parfois étonné de la manière dont certains psychologues raisonnent, à partir d’un individu totalement isolé…
Mais certains sociologues n’accordent-ils pas parfois trop d’importance au social ?
On m’a déjà formulé que le stress et la fatigue n’étaient pas des sujets de sociologie. Ou, à l’inverse, de ne pas avoir une approche suffisamment sociologisante car je ne faisais pas un lien automatique entre telles conditions de travail et le stress. Quoi qu’il en soit, je peux trouver des sources d’inspirations chez certains psychologues, psychanalystes ou médecins. Au début, je me suis en partie inspiré des travaux de Christophe Dejours, puis de ceux d’Yves Clot. Même s’il y a beaucoup d’accords entre eux, la façon dont Christophe Dejours montre que la souffrance est première et l’accent mis sur l’inconscient freudien parle moins au sociologue que je suis. Plus que la psychanalyse elle-même, sur laquelle je suis peu compétent, ce sont certains de ses usages qui peuvent être problématiques.
Je me souviens par exemple, quand je travaillais à l’hôpital, d’approches psychanalytiques un peu sauvages et simplistes. Comme cette psychanalyste qui expliquait que beaucoup d’infirmières faisaient ce métier-là parce qu’elles avaient un conflit non résolu avec leur père, qu’elle essayaient donc de résoudre en s’occupant des patients, notamment d’hommes plus âgés. Tout en étant toujours insatisfaites et donc en souffrance.
Vous avez dirigé un ouvrage sur la passion. Considérez-vous votre activité de sociologue comme telle ?
Non. Je dirais plutôt que je suis intéressé par mes objets plutôt que passionné. Du coup, je suis intrigué par ceux qui parlent de passion à propos de leur travail, d’autant que ce n’est pas le cas dans tous les métiers ! De plus, la passion peut être ambivalente, comme dans le cas des salariés de la SMAC [10] : ils sont en surinvestissement, un problème qui a été diagnostiqué depuis longtemps. Avant mon arrivée, des fiches de poste ont été réalisées pour distinguer les tâches principales des tâches annexes, celles-ci ne devant être réalisées que si le temps était suffisant. Mais au final, les tâches annexes étaient celles qu’ils jugeaient les plus intéressantes. Les plus passionnantes étant celles qui ne figuraient même pas dans la fiche de poste. J’ai parfois un peu ce défaut-là : je lis quelque chose sur un sujet dont j’ignore tout et trouve cela plus intéressant. Le stress m’intéresse mais je suis moins dans la découverte. Par ailleurs, la passion renvoie à un engagement total, alors que je garde un peu de distance. Même si je pense qu’il faut trouver un juste milieu et ne pas non plus tomber totalement dans l’objectivité : nous sommes bien dans un monde social inégalitaire, avec des rapports de domination, et c’est au sociologue de le montrer. Pas seulement pour être critique mais tout simplement parce cela existe.
Toujours sur cet impératif de distanciation… Aussi objectif que le chercheur souhaite être, n’en ressent-il pas moins des émotions dans son travail ?
Oui. J’ai parlé de plaisir, de surprise, dans mon terrain avec les policiers, de gêne parfois avec les diplomates etc. Ce qui me plaît dans la sociologie, c’est aussi de me mettre un peu dans la peau, sans l’être tout à fait, des personnes rencontrées. Comme un enfant qui rêve d’être policier ou infirmier…
Quels seraient selon vous les terrains ou les recherches prioritaires à réaliser ces prochaines années ?
Un terrain s’est ouvert pour moi, un peu par hasard, sur la marine marchande. C’est un secteur en pleine transformation, avec des effectifs de moins en moins nombreux, des travailleurs de différentes nationalités et cultures de travail, sur des navires qui sont de plus en plus grands, avec des règles internationales compliquées, et une logique très libérale en expansion. Ce n’est peut-être pas un chantier prioritaire mais il existe encore peu de travaux dessus en France. Par ailleurs, les nouvelles technologies, même si beaucoup de jeunes chercheurs travaillent déjà dessus, sont aussi un terrain intéressant car elles révèlent un nouveau type de rapport au travail et à l’emploi, avec une possible fragilisation. En lien avec cela, je me suis déjà penché sur le travail indépendant car on demande de plus en plus aux gens d’être leur auto-employeur. Il y aurait sans doute également une comparaison internationale à réaliser sur les RPS car les termes et concepts ne sont pas les mêmes selon les pays, par exemple entre « bullying » et « harcèlement moral ». Idem sur la manière de voir les problèmes. Par exemple, ce qui me frappe aux États-Unis, c’est qu’il y a assez peu de recherches sur le stress au travail alors qu’elles pullulent sur le stress en général. Il y est davantage question d'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, comme si c’était finalement une question de responsabilité individuelle : à l’individu auto-entrepreneur de trouver le bon équilibre. Le problème est que c’est culpabilisant. Ce n’est pourtant pas toujours une question de choix de vie personnel.
Vous êtes actuellement co-directeur du DIM Gestes et participez à ses activités depuis plus longtemps encore. Qu’apporte-t-il, selon vous, au monde de la recherche sur le travail ?
Je pense qu’il a permis aux chercheurs de différentes disciplines, qui ne travaillaient pas forcément ensemble, de se rencontrer et de comprendre un peu mieux. Notamment grâce aux séminaires mensuels, qui regroupent un intervenant et un discutant de disciplines différentes. Il a aussi permis de nouer un dialogue entre académiques et praticiens du monde du travail. Les échanges pluridisciplinaires se font dans un cadre plutôt sympathique, alors que dans d’autres arènes sociales il existe parfois des tensions dans les rapports entre disciplines, avec des arrière-plans épistémologiques et idéologiques pas toujours compatibles.
À un niveau plus personnel, ça a été l’occasion de mieux discuter avec certains chercheurs, notamment Yves Clot, ainsi que des historiens et des gestionnaires… C’est aussi un cadre intéressant pour rencontrer (et mettre en relation) les jeunes chercheurs, doctorants et postdoctorants, d’autres laboratoire ou disciplines.
[1] Marc Loriol, « La construction sociale de la fatigue au travail : L’exemple du burn out des infirmières hospitalières, Travail et Emploi, n° 94 (avril 2003), pp. 65-74.
[2] Marc Loriol, 2016 (à paraître), Au-delà du déni, la régulation collective des émotions dans les brigades de Police-secours, dans La peur au travail, Sous la direction de Sophie Le Garrec et Alain-Max Guenette, Octares.
[3] Françoise Piotet, Marc Loriol et David Delfolie, Splendeurs et misères du travail des diplomates, Hermann, 2013, 552 pages.
[4] Marc Loriol, article « Approches constructivistes des RPS », in Dictionnaire des risques psycho-sociaux, sous la direction de Philippe Zawieja et Franck Guarnieri, éditions du Seuil, 2014.
[5] Notamment dans le cadre d’un séminaire du DIM Gestes (janvier 2014).
[6] Marc Loriol, « Travail des diplomates et contrôle des émotions », in Travail et santé. Ouvertures cliniques, sous la direction d’Yves Clot et Dominique Lhuilier, Eres, « clinique du travail », 2010, pp. 37-50.
[7] Marc Loriol et Nathalie Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions ERES, collection « Clinique de l’activité », 2015, 346 p.
[8] Cet article paru sur le site Le Plus, de L’Obs.
[9] Cela est expliqué plus en détail dans la conférence : apports et limites de la notion de construction sociale pour analyser la maladie et la santé (colloque « Travailler ensemble dans l’intérêt des patients : concepts et pratiques », novembre 2015, Université d’Angers)
[10] Marc Loriol, Line Spielmann, « Quand la passion s’emmêle. De l’investissement de soi à la souffrance dans une MJC, scène de musiques actuelles », in Marc Loriol et Nathalie Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions Eres, collection « Clinique de l’activité », 2015, p. 117-151.