La grève des Deliveroos : un miracle social
Le 11 août dernier était organisée la première grève d’ampleur chez Deliveroo. Parti de Bordeaux fin juillet, le mouvement de contestation s’est rapidement étendu à Lyon puis à Paris et suscite un large intérêt médiatique.
Créée en Angleterre en 2013, la société Deliveroo est devenue leader de la foodtech (sa valorisation dépasse désormais le milliard de dollars) et compte désormais 7.500 livreurs dans vingt villes françaises. La réussite de ces plates-formes, dont le développement nécessite des levées de fond importantes, est avant tout liée au fait que ces livreurs sont systématiquement embauchés sous le statut d’autoentrepreneur, permettant notamment à celle-ci de s’affranchir du versement des cotisations patronales, alors que cette activité constitue, pour un nombre croissant d’entre eux, un travail à part entière tant qu'ils ne comptent pas leurs heures de travail.
Une prise de conscience qui vient de loin...
La faillite de la plate-forme belge Take Eat Easy en juillet 2016, qui aura laissé sur le carreau des milliers de coursiers français là où, en tant que salariés, ils auraient eu droit à la prise en charge de l’AGS, a constitué un déclic pour les travailleurs de ce secteur. Aussi, après quelques grèves sporadiques à Marseille et à Nice en début d’année, ils ont commencé à s’organiser avec la création d’associations ou de collectifs comme Les Flèches Vertes à Lyon ou le CLAP à Paris mais également à se syndiquer : outre la création en mars 2017 d’un syndicat CGT des coursiers à vélo de la Gironde, quelques cyclistes parisiens ont rejoint la CGT et SUD commerce.
La France rattrape également son retard social alors que l’ébullition est de mise depuis 2016 au niveau européen où les cyclistes de plusieurs pays, le plus souvent épaulés par des syndicats alternatifs, ont déjà fait l’expérience de la mobilisation. Ainsi, la justice anglaise est saisie d’une affaire de requalification du contrat d’un livreur indépendant en travail salarié et les livreurs espagnols étaient eux aussi en grève pas plus tard que le mois dernier.
Les raisons de la colère
Il n'est donc pas étonnant que l’annonce, en plein été, de la modification unilatérale des contrats des livreurs embauchés avant septembre 2016 ait été la goutte d’eau ayant fait déborder le vase : concrètement, le millier de livreurs, actuellement payés 7 euros de l’heure auquel s’ajoute une prime à chaque course comprise en deux et quatre euros, sont sommés, sous peine de déréférencement, de passer le mois prochain au paiement à la course à 5 euros (5 euros 75 à Paris), ce qui va occasionner pour eux une perte de revenu de 8 à 33 % en fonction de leur temps de travail.
En réponse, ils défendent la revendication unifiante de 7 euros 50 par course avec un minimum garanti de deux courses par heure, ce que Deliveroo, à ce jour, refuse de négocier bien que la pression médiatique l’ait obligé à répondre officiellement.
Plus rien ne sera comme avant
À République, près d’une centaine de livreurs parisiens, anciens comme nouveaux contrats, se sont rassemblés vendredi soir, rejoints par certains d’autres plates-formes (Foodora, Stuart et UberEATS). Ce nombre peut paraître dérisoire mais en plein mois d’août et pour une initiative montée en quelques jours, ses organisateurs parlent d’une réussite. Des dizaines de militants CGT, CNT, Solidaires et du Front social étaient aussi venus les soutenir ainsi que de rares politiques (le socialiste Gérard Filoche et Julien Bayou d’EELV). Outre des prises de parole de Jérôme Pimot, ancien coursier, et d’autres membres du CLAP, une représentante des grévistes de Bordeaux ainsi que le secrétaire général de l’union départementale CGT de Paris et un responsable de SUD commerce se sont aussi exprimés.
Une manifestation sauvage s’est ensuite ébranlée aux cris de « au trou le kangourou (l’emblème de la compagnie) » ou « Deliveroo, t’es foutu, les cyclistes sont dans la rue », en direction de plusieurs restaurants dont certains ont accepté de bloquer leurs commandes en signe de solidarité (à Lyon, une quarantaine de livreurs ont fait de même). La prochaine date de mobilisation a été fixée au 28 août, date d’entrée en application des nouveaux contrats. D’ici là, les livreurs comptent bien élargir, avec l’aide de leurs soutiens, la participation à la mobilisation à davantage de collègues et de villes et internationaliser leur lutte en faisant de cette date une journée internationale de grève contre Deliveroo.
Quelle que soit l’issue de leur combat, le courage des livreurs, qui peuvent être remerciés simplement en appuyant sur un bouton, a déjà changé beaucoup de choses : outre le regard porté sur eux, ils ont tordu le cou à la fatalité qui voudrait que des travailleurs « indépendants » soient incapables d’actions collectives. Le mythe de l’ubérisation heureuse, vendu entre autre par Emmanuel Macron, est aussi mis en mal. Plus encore, alors que ce dernier, à travers sa loi sur le travail XXL, veut généraliser à l’ensemble du monde du travail ce modèle « social », où la loi cède le pas au contrat, leur détermination est un formidable encouragement à lutter le 12 septembre et après.