Organisations
Des clochards et des hommes
Passées les premières années de sidération dans laquelle l’humanité s’est trouvée suite à la libération des camps et la découverte de l’horreur du génocide nazi, une volonté impérieuse, tant légitime que salutaire, d’expliquer (si ce n’est de comprendre) les ressorts psychologiques ayant conduit des hommes à commettre un crime de cette envergure inédite, s’est fait jour au sein de la communauté des chercheurs en sciences humaines de l’après-guerre. Parmi ceux-ci se trouvaient des psychologues dits « sociaux », dont les constatations, issues d’ingénieuses manipulations opérées sur des sujets « naïfs » [1], recrutés sous prétexte de participer à des expériences en apparence anodines, ne laissèrent pas de les effrayer, au moins autant que nous autres aujourd’hui encore.
Dans le cadre de l’une de celles-ci, réalisée au début des années 1960 et demeurée célèbre depuis [2], une large majorité d’un panel de ces sujets, obéissant aux injonctions d’un homme en blouse blanche présenté comme « scientifique » (comédien de son état), administra à d’autres sujets, installés à quelques mètres d’eux mais invisibles à leur regard (eux aussi comédiens et complices de l’expérimentateur), « coupables » d’avoir énoncé de manière erronée des listes de mots qu’ils devaient mémoriser, des décharges électriques d’une extrême violence (évidemment fictives), sans que les hurlements de douleur ou les pertes de connaissance de ceux-ci (très bien simulés), ne soit parvenus à les dissuader d’agir.
De cette expérience « princeps », ainsi que de quelques autres nées de la même curiosité de ces chercheurs pour les conduites humaines « extrêmes », émergea le concept de soumission à l’autorité. À la lumière de celui-ci, il était désormais établi que l’on pouvait sans grande difficulté, et en quelques minutes seulement, transformer un « homme de la rue » en un rouage opérant d’un système tortionnaire.
Cette découverte, quoi que fondamentale, ne devait cependant pas, loin s’en faut, suffire à embrasser l’étendue de la complexité du questionnement portant sur les processus psychiques à l’œuvre chez les génocidaires. Si la soumission à une autorité perçue comme légitime pouvait conférer une relative « innocence » aux participants de ces premières expériences de psychologie sociale, nombreux sont indiscutablement les nazis qui, par leur zèle et leur cruauté dans l’exécution de leur abominable tâche, ne pouvaient être à si bon compte dédouanés d’une partie de la responsabilité de leurs actes. Ainsi, ne faisaient-ils manifestement pas « que » se soumettre à l’autorité de leurs chefs mais cautionnaient-ils en toute connaissance de cause la barbarie à l’échelle industrielle à laquelle ils prenaient une part active.
Pour tenter d’apporter des éléments d’explication à ce constat terrifiant, ces mêmes psychologues sociaux ont forgé quelques années plus tard le concept de « déshumanisation ». Multipliant les expérimentations, ils ont démontré que pour parvenir à infliger une souffrance à des personnes non directement menaçantes, et plus encore pour assumer de leur ôter la vie, ce sans (trop) avoir à souffrir des tourments du remord, de la honte ou de la culpabilité, les génocidaires, meurtriers de masse et autres tortionnaires, privaient leurs victimes d’une partie (si ce n’est de la totalité) de leur humanité, les ravalant ce faisant au rang d’objets ou d’animaux. Ce fut le cas pour les juifs anéantis par les SS comme de la vermine, ou, plus près de nous, pour les Tutsis, que des Hutus massacrèrent systématiquement, comme autant de blattes dont il eût fallu débarrasser leur pays jusqu’à la dernière.
Si cette capacité à déshumaniser l’autre, fruit d’un long conditionnement (diversement efficace selon l’histoire et la personnalité de chacun) ne peut permettre à elle seule d’expliquer les comportements humains les plus abjects (de même que la soumission à l'autorité), le concept de déshumanisation a néanmoins acquis au fil du temps une véritable légitimité scientifique, à telle enseigne que toujours plus nombreux sont les psychologues sociaux qui lui trouvent de nouveaux champs d’investigation et d’application.
Ainsi, s’intéresse-t-on depuis quelques années à la déshumanisation subie par certains (plus souvent certaines d’ailleurs) lorsqu’ils se trouvent objectivés ou animalisés, avec ou sans leur assentiment, à des fins d’assouvissement de fantasmes sexuels.
Ce phénomène à également été mis en évidence dans le milieu médical ou hospitalier, qui n’a paradoxalement pas pour vocation de servir de théâtre à l’accomplissement de pratiques discutables quant au respect de la personne humaine, bien au contraire. Il a ainsi été démontré qu’une certaine forme de déshumanisation pouvait faciliter une meilleure protection des soignants face à la souffrance de leurs patients, et par là même une plus grande efficacité des soins, moins dictés par l’empathie ou la peur de provoquer la souffrance mais davantage par la raison et l’efficacité thérapeutique.
Plus récemment, des recherches ont révélé qu’autrui n’avait pas l’exclusivité de la déshumanisation et que nous étions le cas échéant également capables de nous « auto-déshumaniser ». Soit que cela résulte de la déshumanisation que nous percevons que les autres nous infligent, notamment lorsque nous nous sentons ostracisés, soit que cela découle des mauvais traitements que nous avons conscience d’infliger aux autres sans raison valable à nos yeux, quand il arrive que nous sentions à notre tour que nous nous conduisons de manière ostracisante.
S’il est une « relation » bien particulière qui mériterait indiscutablement de se prêter à l’étude de ce phénomène de déshumanisation ou d’auto-déshumanisation, c’est bien celle que nous entretenons avec les clochards. Sans cesse plus nombreux à occuper l’espace public des (grandes) villes, nous improvisons chaque jour devant eux un bien étrange ballet, embarrassés de nous-mêmes, passant et repassant à bonne distance de la parcelle de trottoir où ils se tiennent immobiles. Bien souvent nous ne les regardons pas ou nous ne leur parlons pas, faute de savoir ou d’oser le faire. Au mieux héritent-ils parfois de quelques pièces, du salut ou du sourire gêné que nous daignons leur adresser, qui sont autant de vaines tentatives d’alléger le fardeau de nos consciences (ou de nos inconsciences) malmenées.
S’il semble aller de soi que les clochards se déshumanisent à notre contact (ou plus exactement à son absence), qu’en est-il de nous autres, favorisés que nous sommes par nos conditions d’existence, face à ces gens qui dépérissent, meurent parfois, au pied de nos immeubles ? Comment parvenons-nous (si nous y parvenons) à préserver notre estime de nous-mêmes et plus encore notre santé psychique quand, sortant de chez nous après une nuit confortable, il nous arrive de changer de trottoir pour éviter de passer à côté d’un sans-logis allongé sur son carton, dont nous craignons de croiser le regard ? Quels sont les enjeux psychologiques issus de cette relation pour le moins incongrue, entre ces populations que nous formons que tout tend à opposer, en dehors précisément de l’humanité, au premier sens de ce terme, à savoir l’appartenance à l’espèce humaine ? À ce funeste jeu du « perdant-perdant », qui déshumanisons-nous le plus : eux ou nous-mêmes ? Peut-être les deux ?
Poser ces questions peut sembler une gageure dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales, tant l’asymétrie des besoins paraît grande. Quelle nécessité peut-il en effet y avoir à se préoccuper des difficultés des « nantis » à tenir en respect la culpabilité ou la honte qu’ils éprouvent face aux personnes les plus précarisées de nos sociétés, quand tout crie que ce sont elles qui ont les plus grands, les plus urgents et les plus essentiels besoins ? Besoins d’être regardées, entendues et rassurées et, il va sans dire, d’être nourries, soignées, et bien sûr logées.
Gageons que sur ce terrain aucun aspect du problème ni aucun « camp » ne doit être négligé, et que nous devons résister à la doxa actuelle qui nous enjoint à hiérarchiser les problèmes selon leur importance, nous incitant implicitement à déconsidérer ceux qui en sont apparemment dépourvus, à l’aune d’une évidence souvent trompeuse, ou parce qu’une quelconque majorité en a décidé ainsi. S’il faut bien sûr apporter des réponses rapides aux besoins les plus urgents des personnes qui tentent de survivre dans la rue, il convient également de chercher à mieux cerner les tenants et les aboutissants de la relation complexe et potentiellement destructrice que nous entretenons avec elles.
Souhaitons que les sciences humaines ne tardent pas à s’emparer du sujet. Nous pourrions dès lors apprendre à mieux nous comprendre et, en miroir, à mieux comprendre ce que ressentent les clochards et ainsi espérer parvenir à mieux les aider.
Il en va de la préservation de notre humanité. À tous.
[1] On parle de sujets naïfs pour désigner les participants qui ne sont pas au courant des buts réels de l'expérience.
[2] Expérience de Stanley Milgram (1960-1963), reprise notamment dans le film I comme Icare d’Henri Verneuil (1979).
Dans le cadre de l’une de celles-ci, réalisée au début des années 1960 et demeurée célèbre depuis [2], une large majorité d’un panel de ces sujets, obéissant aux injonctions d’un homme en blouse blanche présenté comme « scientifique » (comédien de son état), administra à d’autres sujets, installés à quelques mètres d’eux mais invisibles à leur regard (eux aussi comédiens et complices de l’expérimentateur), « coupables » d’avoir énoncé de manière erronée des listes de mots qu’ils devaient mémoriser, des décharges électriques d’une extrême violence (évidemment fictives), sans que les hurlements de douleur ou les pertes de connaissance de ceux-ci (très bien simulés), ne soit parvenus à les dissuader d’agir.
De cette expérience « princeps », ainsi que de quelques autres nées de la même curiosité de ces chercheurs pour les conduites humaines « extrêmes », émergea le concept de soumission à l’autorité. À la lumière de celui-ci, il était désormais établi que l’on pouvait sans grande difficulté, et en quelques minutes seulement, transformer un « homme de la rue » en un rouage opérant d’un système tortionnaire.
Cette découverte, quoi que fondamentale, ne devait cependant pas, loin s’en faut, suffire à embrasser l’étendue de la complexité du questionnement portant sur les processus psychiques à l’œuvre chez les génocidaires. Si la soumission à une autorité perçue comme légitime pouvait conférer une relative « innocence » aux participants de ces premières expériences de psychologie sociale, nombreux sont indiscutablement les nazis qui, par leur zèle et leur cruauté dans l’exécution de leur abominable tâche, ne pouvaient être à si bon compte dédouanés d’une partie de la responsabilité de leurs actes. Ainsi, ne faisaient-ils manifestement pas « que » se soumettre à l’autorité de leurs chefs mais cautionnaient-ils en toute connaissance de cause la barbarie à l’échelle industrielle à laquelle ils prenaient une part active.
Pour tenter d’apporter des éléments d’explication à ce constat terrifiant, ces mêmes psychologues sociaux ont forgé quelques années plus tard le concept de « déshumanisation ». Multipliant les expérimentations, ils ont démontré que pour parvenir à infliger une souffrance à des personnes non directement menaçantes, et plus encore pour assumer de leur ôter la vie, ce sans (trop) avoir à souffrir des tourments du remord, de la honte ou de la culpabilité, les génocidaires, meurtriers de masse et autres tortionnaires, privaient leurs victimes d’une partie (si ce n’est de la totalité) de leur humanité, les ravalant ce faisant au rang d’objets ou d’animaux. Ce fut le cas pour les juifs anéantis par les SS comme de la vermine, ou, plus près de nous, pour les Tutsis, que des Hutus massacrèrent systématiquement, comme autant de blattes dont il eût fallu débarrasser leur pays jusqu’à la dernière.
Si cette capacité à déshumaniser l’autre, fruit d’un long conditionnement (diversement efficace selon l’histoire et la personnalité de chacun) ne peut permettre à elle seule d’expliquer les comportements humains les plus abjects (de même que la soumission à l'autorité), le concept de déshumanisation a néanmoins acquis au fil du temps une véritable légitimité scientifique, à telle enseigne que toujours plus nombreux sont les psychologues sociaux qui lui trouvent de nouveaux champs d’investigation et d’application.
Ainsi, s’intéresse-t-on depuis quelques années à la déshumanisation subie par certains (plus souvent certaines d’ailleurs) lorsqu’ils se trouvent objectivés ou animalisés, avec ou sans leur assentiment, à des fins d’assouvissement de fantasmes sexuels.
Ce phénomène à également été mis en évidence dans le milieu médical ou hospitalier, qui n’a paradoxalement pas pour vocation de servir de théâtre à l’accomplissement de pratiques discutables quant au respect de la personne humaine, bien au contraire. Il a ainsi été démontré qu’une certaine forme de déshumanisation pouvait faciliter une meilleure protection des soignants face à la souffrance de leurs patients, et par là même une plus grande efficacité des soins, moins dictés par l’empathie ou la peur de provoquer la souffrance mais davantage par la raison et l’efficacité thérapeutique.
Plus récemment, des recherches ont révélé qu’autrui n’avait pas l’exclusivité de la déshumanisation et que nous étions le cas échéant également capables de nous « auto-déshumaniser ». Soit que cela résulte de la déshumanisation que nous percevons que les autres nous infligent, notamment lorsque nous nous sentons ostracisés, soit que cela découle des mauvais traitements que nous avons conscience d’infliger aux autres sans raison valable à nos yeux, quand il arrive que nous sentions à notre tour que nous nous conduisons de manière ostracisante.
S’il est une « relation » bien particulière qui mériterait indiscutablement de se prêter à l’étude de ce phénomène de déshumanisation ou d’auto-déshumanisation, c’est bien celle que nous entretenons avec les clochards. Sans cesse plus nombreux à occuper l’espace public des (grandes) villes, nous improvisons chaque jour devant eux un bien étrange ballet, embarrassés de nous-mêmes, passant et repassant à bonne distance de la parcelle de trottoir où ils se tiennent immobiles. Bien souvent nous ne les regardons pas ou nous ne leur parlons pas, faute de savoir ou d’oser le faire. Au mieux héritent-ils parfois de quelques pièces, du salut ou du sourire gêné que nous daignons leur adresser, qui sont autant de vaines tentatives d’alléger le fardeau de nos consciences (ou de nos inconsciences) malmenées.
S’il semble aller de soi que les clochards se déshumanisent à notre contact (ou plus exactement à son absence), qu’en est-il de nous autres, favorisés que nous sommes par nos conditions d’existence, face à ces gens qui dépérissent, meurent parfois, au pied de nos immeubles ? Comment parvenons-nous (si nous y parvenons) à préserver notre estime de nous-mêmes et plus encore notre santé psychique quand, sortant de chez nous après une nuit confortable, il nous arrive de changer de trottoir pour éviter de passer à côté d’un sans-logis allongé sur son carton, dont nous craignons de croiser le regard ? Quels sont les enjeux psychologiques issus de cette relation pour le moins incongrue, entre ces populations que nous formons que tout tend à opposer, en dehors précisément de l’humanité, au premier sens de ce terme, à savoir l’appartenance à l’espèce humaine ? À ce funeste jeu du « perdant-perdant », qui déshumanisons-nous le plus : eux ou nous-mêmes ? Peut-être les deux ?
Poser ces questions peut sembler une gageure dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales, tant l’asymétrie des besoins paraît grande. Quelle nécessité peut-il en effet y avoir à se préoccuper des difficultés des « nantis » à tenir en respect la culpabilité ou la honte qu’ils éprouvent face aux personnes les plus précarisées de nos sociétés, quand tout crie que ce sont elles qui ont les plus grands, les plus urgents et les plus essentiels besoins ? Besoins d’être regardées, entendues et rassurées et, il va sans dire, d’être nourries, soignées, et bien sûr logées.
Gageons que sur ce terrain aucun aspect du problème ni aucun « camp » ne doit être négligé, et que nous devons résister à la doxa actuelle qui nous enjoint à hiérarchiser les problèmes selon leur importance, nous incitant implicitement à déconsidérer ceux qui en sont apparemment dépourvus, à l’aune d’une évidence souvent trompeuse, ou parce qu’une quelconque majorité en a décidé ainsi. S’il faut bien sûr apporter des réponses rapides aux besoins les plus urgents des personnes qui tentent de survivre dans la rue, il convient également de chercher à mieux cerner les tenants et les aboutissants de la relation complexe et potentiellement destructrice que nous entretenons avec elles.
Souhaitons que les sciences humaines ne tardent pas à s’emparer du sujet. Nous pourrions dès lors apprendre à mieux nous comprendre et, en miroir, à mieux comprendre ce que ressentent les clochards et ainsi espérer parvenir à mieux les aider.
Il en va de la préservation de notre humanité. À tous.
[1] On parle de sujets naïfs pour désigner les participants qui ne sont pas au courant des buts réels de l'expérience.
[2] Expérience de Stanley Milgram (1960-1963), reprise notamment dans le film I comme Icare d’Henri Verneuil (1979).
- Vie économique, RSE & solidarité
- Protection sociale parrainé par MNH
Pas encore de commentaires