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Quand les salariés partagent leurs propres données en matière de santé, rémunération et mobilité professionnelle : qui en profite ?
Jusqu’où aller dans la diffusion des données sociales ? Lesquelles ? Par qui ? Pour en faire quoi ? Retour sur le colloque du 15 décembre 2015, organisé en partenariat avec Malakoff Médéric, Tandem Expertise et Technologia au cours duquel 18 experts ont illustré les interactions croissantes entre les différents producteurs de données sociales. Si la tendance est à l’ouverture, le traitement de ces données reste encore très compartimenté.
Salariés, entreprises, institutions publiques : 3 porteurs de données sociales
- Fait nouveau, les salariés portent de plus en plus eux-mêmes leurs données sociales en les partageant sur des réseaux sociaux plus ou moins professionnels. Ce sont eux qui illustrent leur parcours professionnel en mentionnant activités, employeurs, salaire, formation, conditions de travail, santé…
- L’entreprise est la seconde productrice de données sociales sur ses salariés. C’est une production à deux voix puisque les données sont à la fois portées par les représentants des salariés et par les directions.
- Les institutions publiques devraient être les grands agrégateurs des données sociales. Agencées/organisées en silos, elles atteignent leurs limites pour expliquer la complexité des enjeux socio-économiques. Le besoin de diagnostic territorial sur l’emploi, les conditions de travail ou encore la santé est bien réel.
Quand les salariés partagent leurs propres données en matière de santé, rémunération et mobilité professionnelle : qui en profite ?
Sur les réseaux sociaux externes
Les 414 millions de membres (dont 11 millions rien qu’en France) de LinkedIn considèrent avoir à gagner professionnellement et à partager des tranches de données sociales. La priorité du réseau est d’utiliser ces données pour optimiser les rapprochements de profils via ses algorithmes. « Nous aurons bientôt la possibilité d’avoir des alertes dès qu’un certain nombre de salariés quitte l’entreprise. Ce sont des viviers pour nous avec un taux de réponse de 30 à 40 % », explique Jacques Froissant, PDG du cabinet de recrutement Altaïde, un super utilisateur de LinkedIn qui constate que ce réseau n’augmente pas le renouvellement quand bien même les salariés s’y trouvent en majorité, comme c’est le cas avec Capgemini et ses 100 000 inscrits. Les candidats mentent-ils plus sur leur parcours sur LinkedIn que sur un CV classique ? « Je ne le crois pas, en raison d’une visibilité transversale des profils, d’un véritable contrôle par la communauté elle-même. En revanche, on constate plus de mensonges sur les à-côtés (loisirs etc.), autour desquels l’enjeu est bien moins fort », précise Jacques Froissant. La somme des données recueillies va permettre à ce réseau social propriétaire de commercialiser des services d’études auprès des directions, des branches professionnelles et, pourquoi pas, des acteurs public « sur le dos » de ses membres. De quoi chambouler le modèle des instituts d’études statistiques et autres bureaux d’études classiques. Les moyens existent bien. Chez LinkedIn, 500 salariés travaillent exclusivement sur le traitement des données. « Sur un autre terrain que LinkedIn, une plate-forme comme Glassdoor s’emploie à créer les conditions pour que les salariés partagent, en mode anonyme cette fois, leur rémunération, les conditions du recrutement et la réalité des postes. Une mine de données à exploiter pour le site. De quoi mettre une claque aux enquêtes salariales classiques…
Sur les réseaux sociaux internes
« Comparé aux réseaux sociaux, le système d’informations RH des entreprises, qui a pourtant un rôle de collecte et de stock d’informations, est aujourd’hui en retard. Toutefois, la porosité entre les deux est en marche. Par exemple chez Orange, l’outil interne de système d’informations en ressources humaines (SIRH) est lié à LinkedIn, notamment en cas de mise à jour du profil. Une concurrence entre interne et externe s’exacerbe alors que le SIRH devient la pierre angulaire des décisions de carrière. Pour preuve, son accès n’est d’ailleurs plus limité aux gestionnaires RH, il s’ouvre aussi aux managers, aux collaborateurs etc. Un SIRH bien pensé permet aujourd’hui de prendre l’initiative sur sa carrière », explique David Guillocheau, directeur associé de Talents qui confirme que le salarié est de plus en plus le producteur de ses informations sociales pour nourrir son parcours professionnel.
La santé des salariés est un nouveau champ de captation de données produites directement par les salaries au travers des programme « bien-être » que les entreprises mettent en place. Les systèmes d’informations en ressources humaines intègrent désormais de plus en plus cette dimension avec une approche collective axée sur l’émulation entre les équipes. Pas question pour l’employeur de capter et garder la trace des données individuelles de la santé de ces salariés. Du moins pour le moment car c’est, à terme, un levier pour réduire les coûts des couvertures de santé et de prévoyance.
Prédictions à tous les étages
Sur la base du croisement des données externes et internes portées par les salariés et des données dont disposent déjà les entreprises, les algorithmes et autres « machine learning » se mettent en route pour prédire sans que les directions des ressources humaines ne maîtrisent pas le pourquoi du comment. Le système est en effet en mode auto-apprentissage. Le prédictif fonctionne principalement en matière de gestion des compétences, pour savoir par exemple quels sont les risques de voir tels profils de salariés quitter l’entreprise. Alors que la pré-sélection automatique des CV est déjà une réalité avec des cabinets qui élaborent pour certains leur propre algorithme, l’évaluation des compétences des salariés pourrait aussi se faire en partie en mode prédictif avec plus d’objectivité que quand elle effectuée par des managers. « À quand l’analyse des échanges de courriels entre un salarié et ses clients pour nourrir les notations ? », demande Jacques Froissant.
« En attendant, l’intelligence artificielle n’a pas encore permis d’aligner les compétences sur la stratégie dans le cadre de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences », pondère Jean-Frédéric Dreyfus, expert RSE CFE-CGC et administrateur salarié de Crédit Agricole Corporate and Investment Bank. Reste que le prédictif progresse et pas simplement en matière de gestion des compétences. « Cela s’applique déjà quand une entreprise déménage pour prévoir la part des salariés qui ne suivront pas. Nous avons aussi déjà modélisé des projections sur le nombre optimal de places de crèches et leur localisation pour des entreprises », explique Thierry Vallaud, directeur de BVA Data Sciences. « 30% de notre activité repose sur des données déjà existantes. C’est notamment l’occasion pour nous de ne pas poser des questions inutiles et de les affiner », précise-t-il avant de concéder que « l’intelligence artificielle reste encore très balbutiante dans nos métiers mais c’est à nous de décider comment mieux la valoriser ».
Avec quelles régulations ?
En quoi l’individualisation du traitement des données est-elle compatible avec un cadre collectif ? « Cet accès élargi aux données renforce la capacité des salariés à agir et cela bouscule d’autant plus les directions des ressources humaines que les syndicats que le besoin d’accompagnement est important pour ne pas créer une fracture entre ceux qui sauront comment exploiter les données et ceux qui s’auto-censureront », explique Alexis Masse, chargé du numérique à la CFDT qui ne fait pas l’impasse sur le volet des libertés publiques associé aux traitements des données personnelles. Il poursuit : « Pour une organisation syndicale comme la nôtre, cet enjeu du traitement légitime à donner à toutes ces données sociales est politique ! Prenons le cas du t-shirt connecté, capable aujourd’hui de transmettre des données de transpiration afin de détecter un possible malaise d’un salarié : qui aura accès aux informations récoltées à l’intérieur de l’entreprise ? Quels seront les garde-fous envisagés lors que l’on va empêcher un salarié de prendre son poste, après une « détection » ? ». En France, la CNIL est l’autorité de référence en la matière, avec les relais que sont les correspondants informatique et libertés (CIL) dans les grandes entreprises. Cela se corse pour les groupes internationaux en raison de l’absence d’harmonisation du cadre.
L’auto-régulation est déjà à l’œuvre avec des représentants du personnel qui ne sont pas particulièrement en demande pour suivre les statistiques rendues anonymes d’accès des salariés aux serveurs de l’entreprise. C’est pourtant l’occasion de découvrir la réalité des usages du système d’information de l’entreprise en dehors des plages théoriques de travail. Cachez ces données que je ne saurais voir… Institutionnaliser un tel reporting, même rendu anonyme, serait perçu par une partie des salariés comme une intrusion dans les usages professionnels qu’ils considèrent être les mieux placés pour les conjuguer avec leur vie personnelle…
Une gouvernance numérique qui reste à inventer
Cette question de la gouvernance numérique est bien posée par Amandine Brugère qui pilote le projet « La musette » (du travailleur) à la Fondation internet nouvelle génération (FING) qui vise à analyser les conditions qui permettraient à un travailleur de s’approprier l’ensemble des données le concernant. Celles qu’il porte mais aussi celles engrangées par les employeurs et les institutions. L’ensemble de ces données personnelles venant s’agréger en une forme de compte personnel d’activité (CPA) élargi et ouvert alors que l’approche actuelle est celle du « coffre-fort ». Un projet qui pose aussi la question de la capacité des plates-formes propriétaires à faciliter cette agrégation, sans déshabiller leur modèle économique.
« Nous partons du postulat qu’il y a plus d’intérêt à partager les données, pour ensuite produire de nouveaux services. Que modifie le numérique ? Il développe très fortement la multi-activité, qui peut être subie ou choisie. Une part importante des tâches est aujourd’hui gérée depuis un « terminal » numérique (PC, smartphone etc.). La musette serait comme une sacoche pour sortir de la dépendance numérique. Mais attention à ne pas dire que l’individu est entrepreneur de lui-même, cette assignation est déjà faite par le marché. Nous pouvons nous demander aujourd’hui pourquoi les entreprises n’aident pas les salariés à s’approprier les données collectées dans des briques des systèmes d’information de ressources humaines. Permettre à un salarié de reprendre la main sur l’ensemble des données le concernant contribuerait à rééquilibrer la relation avec l’employeur ». La gouvernance des données personnelles reste à partager. « Il n’y a aujourd’hui aucune loi sur les conditions de réutilisation des données personnelles par des acteurs comme Facebook ou LinkedIn. La transparence est nulle sur ce terrain. Il y a un manque de culture de la « data », notamment parce que l’approche est d’abord technique. À la FING, nous travaillons pour identifier les compétences induites par une culture globale des données personnelles », poursuit Amandine Brugère. À quand un enseignement sur les données dès l’école ?
Retrouvez la deuxième partie demain >