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29 / 11 / 2021 | 396 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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Comment réduire les vulnérabilités aux risques professionnels induites par la précarisation du travail ?

La précarité expose les personnels concernés à des risques professionnels accrus en raison de la vulnérabilité qui lui est consubstantielle. A l’approche des débats pour la présidentielle, comme souvent le travail est le grand oublié des réflexions qui animent les élites politiques. Pourtant des mesures concrètes, précises, rapides à mettre en œuvre pourraient améliorer grandement le quotidien laborieux de millions de salariés et « pseudo- indépendants précaires ».
 

Hauteur

Reprenons un peu le contexte historique. Depuis la seconde guerre mondiale le concept de précarité a sensiblement évolué. Apparue au cours des années 1970, cette caractérisation sociologique avait pour ambition de décrire un phénomène qui concernait essentiellement certaines familles en raison de leur pauvreté et de leurs conditions d’habitat.  L’acception de ce terme s’est étendue au cours des années 1980 pour décrire des formes d’emploi avec une durabilité courte où l’insécurité et l’absence de perspectives de carrière dominaient. La précarité renvoie alors aux risques liés à l’incertitude et à la fragilisation qui découlent de la nature du contrat de travail que ce soit en contrat à durée déterminée (CDD), en intérim, en vacation, en intermittence, en stage, en portage, voire en apprentissage ou en travail saisonnier ou en piges pour les journalistes ; ces actifs alternant souvent période d’activité et de chômage. Généralement les personnes attendent que la relation contractuelle débouche sur un contrat permanent.


Cette précarité instaure une instabilité pour les personnes qui occupent ces emplois. Elles sont conduites à une rotation des postes de travail sur de courtes périodes. L’absence d’unicité de l’employeur et le niveau plus faible des revenus révèlent aussi cette précarité. 
Cette précarité à des conséquences fortes sur l’insertion sociale, en particulier des jeunes générations. L’accès au logement, l’octroi de crédits pour la consommation requièrent la stabilité dans l’emploi et des revenus prédictibles. 


On l’oublie souvent, cette précarité produit aussi des conséquences fortes sur la prévoyance et la santé des actifs concernés. Ainsi le suivi de l’exposition à des risques professionnels -par exemple pour les émanations chimiques- est peu réalisé en raison de la multiplicité des employeurs et des lieux de travail et de la rotation dans les postes occupés. 


Plus généralement cette absence de stabilité professionnelle, imposée, est une source profonde de risques psychiques. La personne qui enchaine les emplois doit sans cesse rassembler toute son énergie dans l’incertitude et la peur de l’échec et de la déchéance sociale. Cette mobilisation permanente entraîne chez elle un stress chronique et une grande fatigabilité sources de troubles psychiques et somatiques entre autres : syndrome d’épuisement professionnel , dépression et affaiblissement du système immunitaire. 

 

Une précarisation combattue par les pouvoirs publics


La forte extension de la précarisation a été cependant combattue par les pouvoirs publics. Ainsi, en 1982, une ordonnance du gouvernement a limité les cas où l’employeur pouvait recourir aux contrats temporaires. Le contrat à durée indéterminée est alors conforté comme contrat de droit commun. Une prime a été instaurée pour compenser la précarité de la situation de la personne intérimaire. L’INSEE suit même alors ces cohortes d’actifs auxquels elle réserve une catégorisation dans ses études. 


A la fin des années 1980, en raison de la pression du chômage, l’approche de cette problématique évolue. En effet, les pouvoirs publics, bon nombre d’économistes et d’experts considèrent que mieux vaut des travailleurs précaires que des chômeurs. Ce débat dure encore aujourd’hui. Les « insiders » c’est-à-dire les salariés en contrat de travail à durée indéterminée et les fonctionnaires seraient surprotégés. Or, cette surprotection entraverait l’entrée sur le marché du travail des « outsiders » c’est-à-dire des salariés en contrat de travail temporaires, les chômeurs et les jeunes. Dans cette lignée plus libérale, l’INSEE a abandonné en 1988 cette catégorisation qui n’est plus utilisée. En effet, pour parler des emplois précaires, l’INSEE préfère utiliser le terme de « formes particulières d’emploi » par opposition aux « formes traditionnelles ».


Une situation détériorée du marché du travail oblige les actifs à accepter cette précarité. Il apparait que le contrat à durée indéterminée (CDI) ne suffit plus à protéger les personnels les plus vulnérables. La précarité ne résulte plus de la simple forme juridique du contrat de travail mais de celle du travail en lui-même. En effet, certains CDI dans des secteurs tels que la grande distribution, le transport scolaire, la restauration, etc. entraînent une nouvelle forme de précarité liée au temps partiel imposé, à la faiblesse des rémunérations octroyées ou encore à la discontinuité des horaires avec un temps non rémunéré entre deux prises de poste au cours de la journée. Ce CDI « flexible » ouvre sur une nouvelle précarité. 

 

Le CDI « flexible », une nouvelle précarité
 

Qui plus est sur cette période et dans tous les secteurs, par souci de rentabilité dans un monde devenu hyper concurrentiel, les employeurs ont préféré de plus en plus confier bon nombre d’activités à des sous-traitants pour se concentrer sur leur cœur de métier. Cette division du travail accrue a été renforcée, si ce n’est exigée, par les analystes financiers qui recherchent « des pure players » c’est-à-dire des entreprises centrées sur un métier unique et dont la valorisation est transparente et prévisible pour les marchés financiers. Ce mode d’organisation tend à résorber au maximum les effectifs internes stables au profit d’employés régis par des sous-traitants comme dans le secteur automobile. 


Cette « Anorexia Corporate » tel que caractérisée par Technologia dans diverses études pour situer cette éviction des effectifs du noyau central de l’entreprise a généré une nouvelle forme de précarité pour les actifs en raison de la volatilité des emplois.  


A partir de 2007, l’émergence des plateformes numériques consécutives à la création des smartphones a renforcé le phénomène d’externalisation des taches dans les structures privées. L’appartenance au collectif des salariés qui s’organisait à partir de l’existence du contrat de travail majoritairement en durée indéterminée est mise à mal. La protection qu’offrait ce contrat de travail disparaît au profit de simples relations commerciales que l’on peut interrompre à tout instant, le travail tend à être ravalé à une simple marchandise. Un grand nombre d’emplois « para subordonnés » ou « pseudo indépendants » apparaissent avec une protection sociale inférieure, une faible rémunération et une vulnérabilité aux risques professionnels accrue. Dans ce type d’emploi, uberisés, du nom de la société qui a généralisé ce type de relations, le contrat de travail tend à être remplacé par un contrat commercial qui aboutit à un transfert des risques sur le sous-traitant et à la réduction de sa protection sociale. 


A partir du 1er janvier 2009, la création d’un régime d’auto-entrepreneur est venu conforter cette évolution par la mise en œuvre d’un statut légal et fiscal simplifié. Le nombre de travailleurs indépendants a augmenté de 500 000 en dix ans de 2008 à 2018 pour atteindre aujourd’hui les 3,2 millions de personnes. L’évolution a permis l’entrée sur le marché du travail de nouvelles populations jusqu’alors reléguées à sa périphérie en raison de la faiblesse de leurs qualifications. L’augmentation significative du nombre de travailleurs indépendants conduisant de fait à une baisse sensible de leur rémunération moyenne qui a été divisée par deux sur la période. Cette faiblesse des rémunérations constitue une source de forte précarité. En effet, il suffit pour s’en convaincre d’analyser les risques pris sur la route par les livreurs de repas ou de paquets, en bicyclette ou en deux roues afin de réaliser leur quota de livraisons et obtenir les rémunérations minimales pour survivre dans les hyper-concentrations urbaines ou l’achat-livraison est devenu une routine d’un consumérisme débridé.  Or, une précarité accrue rime avec une exposition plus importante aux risques professionnels pour les actifs concernés. On constate en effet que les personnels en précarité sont plus souvent victimes d’accidents de travail notamment pour ceux en intérim qui connaissent une fréquence d’accident du travail deux fois plus importante que la moyenne des autres travailleurs. Par ailleurs, certains facteurs tels que la mobilité de l’emploi et la grande diversité des lieux travail fréquentés laissent supposer une forte sous-estimation des indicateurs chiffrés de sinistralité qui entravent le suivi de la santé de ces actifs précaires. Cette situation participe de l’occultation des risques. Aujourd’hui encore les décès chez les personnels en intérim sont 1,5 plus importants par rapport à l’ensemble des autres travailleurs. 
 

  • Si on considère l’année 2019, la dernière année de référence avant la pandémie, 655 715 accidents du travail ont été recensés. Une progression de + 0,6% qui est en ligne avec l’évolution à la hausse du nombre des actifs. La fréquence des accidents du travail -soit le nombre d’accidents avec arrêt, rapporté à 1000 salariés- s’établit quant à elle à 33,5 pour 1000. Ce niveau reste historiquement bas. Cette tendance baissière se constate y compris dans le BTP. En revanche les accidents du travail augmentent de 1% dans l’intérim qui est un bon témoin d’une exposition plus générale pour les précaires.  

 

Vulnérabilité des travailleurs précaires


Plusieurs raisons expliquent cette vulnérabilité des travailleurs précaires. Bon nombre d’études ont démontré que les personnes en contrat intérimaire ou CDD ou encore en sous-traitance étaient affectées en priorité aux travaux pénibles et dangereux. L’employé précaire peut difficilement refuser d’exécuter les tâches qui lui sont attribuées et les heures imposées alors que les autres salariés du collectif sont plus à l’aise pour négocier ou pour obtenir plus de temps, de moyens ou d’aide pour les réaliser. Par ailleurs, la faiblesse de la connaissance des lieux, la familiarisation accélérée avec les procédures et avec les machines font que l’employé précaire ne maitrise pas totalement les bonnes pratiques, les gestes adaptés qui viennent avec l’usage, le temps et l’insertion au sein d’un groupe de professionnels. En effet, la personne devant être rentable rapidement, le choix organisationnel tend à réduire le temps accordé pour se familiariser avec le nouvel emploi, l’environnement et le collectif de travail. Cette impréparation peut exposer ces salariés précaires à certains accidents du travail ou à des maladies professionnelles… Tel est particulièrement le cas dans plusieurs secteurs comme celui du BTP où encore de la maintenance, pourvoyeurs de la moitié des accidents de travail chez les intérimaires.


Technologia a eu à connaitre à plusieurs reprises de crises mortelles en milieu professionnel en raison des modalités de traitement de ces personnels précaires. Ainsi, un opérateur de télécom français avait sous-traité à une entreprise du sud-est l’entretien de ses poteaux filaires. L’entreprise de BTP sous-traitante ne trouvant pas de main d’œuvre locale pour mener ces travaux avait recruté de manière temporaire plusieurs travailleurs turcs qui devaient intervenir en hauteur et suivre à cet effet les procédures imposées. Ils devaient notamment attendre qu’une nacelle arrive sur les lieux d’intervention et bénéficiaient par ailleurs d’une prime de rendement à la condition d’accomplir les objectifs assignés par l’entreprise de BTP.  A la suite de plusieurs accidents mortels, l’expertise mise en place a démontré que les nacelles arrivaient sur le lieu de travail non pas à l’heure de l’embauche comme prévu mais entre 1h30 et 2 heures plus tard. L’attente de la nacelle rendait alors inatteignables les objectifs et amputait les rémunérations. Résultat, à plusieurs reprises les ouvriers étaient montés sur les poteaux en bois à l’aide de sangle de maintien et de griffes circulaires aux pieds qui demeuraient dans les camions en cas d’urgence mais qui ne devaient pas être utilisées. Dans certaines zones argileuses, les poteaux gangrénés par l’humidité se sont effondrés sous le poids du travailleur, la chute causant le plus souvent de graves blessures et à deux reprises, la mort. L’expertise a montré par ailleurs que les lignards avaient bien bénéficié d’une formation préalable mais que celle-ci comme toute la documentation utilisée étaient en français, langue que les victimes ne comprenaient pas. 
 

Accueil « sécurité » 
 

Comment agir pour prévenir ces vulnérabilités ? Des progrès importants sont à accomplir pour éviter la répétition d’accidents graves qui frappent en particulier les employés précaires !


Avant toute prise de poste, un accueil « sécurité » avec une formation minimum devrait leur être dispensée. Cette formation concerne les personnes précaires en priorité mais elle implique aussi toutes les autres catégories de personnels car la survenance d’un accident peut entrainer de multiples conséquences pour tous. Certaines entreprises du BTP militent ainsi pour une formation standardisée pour tous les métiers affectés à des intérimaires. Avec 20 % en moyenne de salariés en contrat d’intérim, les activités du BTP se trouvent très concernées par la survenance d’accidents de travail et de maladies professionnelles. 


Cette formation doit s’accompagner d’une évaluation précise pour vérifier par des tests adaptés la compréhension et l’appropriation par les salariés précaires des mesures de sécurité. Cette évolution peut se mener dans le cadre du tutorat par une personne expérimentée qui aide à la prise de poste pendant la phase de découverte et d’insertion. Cette formation initiale et ce tutorat peuvent permettre aussi de mieux responsabiliser les équipes pour éviter la délégation du « sale boulot » en raison de la docilité contrainte des actifs précaires, ce qui suppose que les tâches dangereuses soient réparties en mobilisant toujours des personnes expérimentées pour les mener à bien. 


A l’évidence, le travailleur précaire doit être traité avec équité et respect afin de bénéficier des équipements appropriés comme les autres salariés. Ainsi le traitement des travailleurs précaires doit faire l’objet d’une attention et d’un suivi dans les guides de compliance et le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP). Même si « les pathologies ne saignent plus comme auparavant » elles sont de plus en plus présentes et couteuses pour la collectivité. 


Ce suivi devant s’inscrire dans un dialogue social récurrent entre les représentants du personnel et ceux de la direction.  Sans doute pourrait-il être envisagé pour certains secteurs hautement pathogènes l’interdiction du recours au travail intérimaire comme l’a fait l’Allemagne dans le BTP. La réduction de la précarité des emplois intérimaires pourrait aussi être renforcée comme chez Renault qui a signé en 2017 des accords favorisant la sécurisation des emplois d’une partie des 8000 intérimaires. 

 

Revoir le système d’affectation des coûts des accidents du travail



Sur le plan économique, il faut sans doute revoir le système d’affectation des coûts des accidents du travail qui sont portés, actuellement à 100% par les entreprises d’emploi temporaire et au 2/3 pour les accidents plus graves (>10% d’incapacité permanente) ce qui ne participe pas à la responsabilisation des employeurs finaux et à leur obligation de mise à niveau de la sécurité. Ainsi, en 2015 une multinationale du travail temporaire avait eu à déplorer trois accidents mortels en quelques mois dans une entreprise de la sidérurgie. Afin d’exercer une pression sur le donneur d’ordre, elle avait alors retiré la trentaine de salariés en intérim travaillant pour cette société. Peu de temps après elle avait constaté que les salariés en intérim avaient déposé des dossiers chez des agences d’intérim concurrentes qui les avaient depuis lors réinsérés au sein de cette entreprise de sidérurgie dans les mêmes postes de travail sans une réelle mise à niveau de sécurité préalable des postes de production. Le syndicat professionnel des entreprises de l’intérim milite en ce sens pour une répartition plus équitable des coûts de santé et de sécurité résultant de cette sinistralité.  


Il pourrait être utile d’instaurer un malus en cas d’accident du travail frappant un travailleur précaire « en contrat de sous traitance permanent » 
De fait la constellation des formes de précarité – liés à la mosaïque des contrats de travail, aux formes d’emploi ou à l’activité elle-même sous traitée- a fait écrire à certains auteurs que c’est la société dans son ensemble qui tend à se précariser Même si le CDI reste la règle majoritaire du contrat de travail, il est vrai que l’embauche se réalise désormais majoritairement par le passage par des conventions de stages, de contrats d’intérim ou en CDD. Ainsi dans certains univers professionnels il n’est pas rare que des personnels puissent travailler durant plusieurs années de suite en CDD. A l’évidence ce détournement de l’esprit de la loi qui l’a mis en œuvre le 3 janvier 1979, doit être sanctionné plus nettement par les tribunaux car ce type de contrat en CDD est prévu limitativement pour le remplacement d’un salarié pour cause de maladie, de congé parental ou d’accident on encore pour un surcroit d’activité.   


Néanmoins, depuis la crise sanitaire, le marché du travail est en profonde mutation. Le chômage semble reculer même s’il faut attendre encore pour tirer des enseignements sur le long terme de cette phase conjoncturelle.  De facto, les tensions sur le marché du travail offrent des marges de manœuvre accrues aux personnels, une partie de l’équation à résoudre pour les employeurs passe désormais par un recul de la précarité afin de stabiliser dans des spirales vertueuses des effectifs susceptibles de produire une valeur ajoutée et une richesse sur le moyen et le long terme.  Cette évolution nécessite l’établissement de meilleures conditions de travail et une sécurisation des travailleurs par le recours prioritaire aux CDI et l’attribution de rémunérations équitables. 

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