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Redéfinir l'économie avant de la relancer
Suite au confinement, de nombreuses personnes parmi les élites politiques, journalistiques et économiques proposent de relancer l'économie de toute urgence. Or, dans l'urgence, on l'a vu suite à la crise des subprimes de 2008, on prend rarement des décisions pertinentes permettant d’infléchir le cap.
À agir dans le feu de l’action, le risque est donc grand de relancer une économie extractive qui détruit la planète et une économie financière qui creuse les inégalités et nous fait perdre la notion même d’essentiel.
Plus précisément, on se prive du temps de la rupture qui est fait de réflexions sur le sens à donner à l’activité humaine et à la place de l’économie dans nos vies. Il est donc primordial de prendre le temps de définir et de redéfinir ce qu'est l'économie. À l’aune de cette redéfinition, il sera possible d’envisager des pistes d’actions novatrices, nous engageant dans les jours meilleurs de la modernité post-covid.
Éric Dacheux (Université Clermont Auvergne) et Daniel Goujon (Université Jean Monnet) ont livré leurs réflexions pour le CIRIEC France.
La crise qui vient n'est pas conjoncturelle (le contre-coup du confinement) mais structurelle : le capitalisme est dans une impasse économique (Renaud Vigne, L'impasse, Citizen Lab, 2018). Mais qu’est-ce que l’économie ?
Ce terme vient du grec « oikonomia », composé de « oikos », la maison, le domaine, et de « nomos », l’ordre, la loi. L’économie est donc l’art de gérer son foyer. Dans la Grèce antique, cet art est celui de la femme confinée dans la sphère privée, puisque seul l’homme (libéré du travail par les esclaves et des problèmes domestiques par son épouse), s’occupe de politique, c’est-à-dire de la gestion des affaires publiques. Or, cette origine épistémologique très restrictive contraste singulièrement avec la polysémie de ce terme. En effet, le mot « économie » évoque aujourd’hui au moins trois sens différents : l’épargne (faire des économie ou être économe), l’agencement, la coordination d’un ensemble (l’économie d’une œuvre d’art), les activité de production, de distribution des revenus et de dépense des richesses dans une société (le système économique).
De plus, le mot économie est souvent, dans les écrits des théoriciens, assimilé à la science dont il se réclame. Ce qui est alors définit est moins un champ de connaissances balisé et reconnu par tous qu’une vision normative de ce que la science économique doit être. Pour ces trois raisons, nous cherchons une nouvelle définition du concept d’économie. Pour ce faire, nous distinguons l’économique (mise en valeur des ressources) de l’économie (sphère des échanges monétaires). Le premier terme englobe le second et le déborde largement. Dans une première partie, nous allons donc nous intéresser à l’ordre économique, avant de définir l’économie proprement dite dans une seconde.
L'économique : l'ordre de la valorisation des ressources
La société est ce que Fernand Braudel (Civilisation matérielle et capitalisme, 1979) nomme « l’ensemble des ensembles », un jeu d’alliances et d’oppositions entre des ordres ayant leur logique propre. Ces ordres sont au nombre de trois : l’économique, le politique et le symbolique (1). L’ordre politique est celui de l’élaboration de la norme, l’ordre symbolique celui de la circulation du croire. L’ordre économique est celui de la mise en valeur des ressources. Pour survivre et s’épanouir, les société humaines organisent la production, la circulation et la consommation des ressources naturelles
Cette remarque peut laisser entendre que l’ordre social (la société, provient de l’interaction conflictuelle entre l’éonomique (l’argent), le politique (l’État) et le symbolique (la culture, faune, flore etc.), humaines et artificielles (objets, savoirs scientifiques etc.). Si l’on en croit Braudel, l'ordre économique a longtemps été dominé. Cependant, à partir du XIe siècle, la domination de l’ensemble « économie » sur les autres ensembles s'est fait de plus en plus nette, affirme Braudel. Elle s'est renforcée au fur et à mesure que l’économie de marché puis le capitalisme se sont développés en invisibilisant une grande partie de la « civilisation matérielle » que Braudel nomme « économie du rez-de-chaussée ».
Dans La grande transformation, Karl Polanyi (1983) évoque les dangers d’une telle domination de l’ordre économique. Vouloir, comme les néolibéaux, bâtir une société reposant exclusivement sur la liberté d’entreprendre, refuser toute régulation politique et symbolique du système économique et vouloir faire advenir une société de marché où toutes les relations économiques et tous les échanges sociaux sont régis par le principe d’une libre négociation entre intérêts égoïstes, c’est commettre deux crimes, selon Polanyi : transformer la planète en marchandises et vider la démocratie de sa substance.
L’ordre économique est donc l’un des éléments fondant la société et il n’est pas le constituant unique déterminant tous les autres, contrairement à ce que présupposent certains (marxistes et néolibéraux notamment). L’économique ainsi entendu regroupe toutes les opérations humaines de valorisation de ressources, qu’elles soient monétaires ou non.
Dans cette acception, le travail domestique, l’entretien bénévole du patrimoine historique et les échanges réciproques de savoir relèvent bien de l’ordre économique (au même titre, par exemple, que l’agriculture ou le recyclage industriel des déchets) mais ne sont pas des activités économiques. Ces activités relèvent de l’ordre économique mais ne sont pas de l’économie. Pourquoi ? Pour le comprendre, il convient de définir cette dernière.
Critique de la définition formelle de l'économie
Aujourd'hui encore, comme en témoigne l'un des manuels d'économie le plus vendus dans le monde (Samuelson Nordhaus, Economie, Economica), les économistes confondent deux choses sous le vocable « d'économie » : un objet et une discipline. En effet, l'économie est définie comme « l'étude de la façon dont les sociétés utilisent des ressources rares pour produire une valeur et les répartir entre les individus » (p. 4).
Cette définition de l’économie comme lutte rationnelle et individuelle contre la rareté permet de développer une approche mathématique (calculs des coûts/avantages des actions humaines) qui semble écarter les interprétations idéologiques propres aux autres sciences sociales. Cela en fait une science exacte et non une science politique. Science qui (le paradoxe est à souligner) trouve pourtant sa légitimité et sa justification morale dans la défense des valeurs politiques héritées des Lumières : individualisme, liberté et rationalité.
Cependant, une telle définition de l’économie, gérer la rareté des ressources pour répondre aux besoins humains, englobe toutes les activités humaines. Ainsi perçue, la science économique n’a pas de domaine réservé ; elle est une façon parmi d’autres d’appréhender l’action de l’homme. Contre cette acception dominante et cette définition formelle (mathématique) de l'économie, certains en appellent à une définition substantive de l'économie, suite de Karl Polanyi (La grande transformation, 1983) à une définition substantive de l'économie. Cette dernière concerne toutes les opérations qui permettent à l'homme de subvenir à ses besoins et de se reproduire. Par exemple, dans son livre « (Dé)penser l’économique » (2005), Alain Caillé propose la définition suivante : « L’activité économique a trait aux moyens mis en œuvre pour obtenir des biens ou des qualité désirables (appelons-les désirables) par une dépense d’énergie pénible » (Caillé, 2005, p. 219). Définition qui, pour bien être comprise, doit être complétée par les précisions suivantes, ajoute l'auteur : tous les désirables ne s’obtiennent pas dans la peine et la contrainte (le sourire du nourrisson, par exemple), toute dépense d’énergie n’est pas pénible (l’activité sexuelle, par exemple).
Une telle définition permet de délimiter le domaine économique tout en ne réduisant pas ce domaine à la production des seuls biens matériels. En revanche, elle semble faire du travail (« une dépense d’énergie pénible ») le critère de distinction entre l’économique et le non économique, ce qui ne nous semble pas forcément la voie la plus efficace (2).
Comme le propose David Graeber, une autre possibilité est de revenir à une définition politique de l'économie, qui est le système régulé par les hommes permettant à ceux-ci de pourvoir aux besoins et désirs des hommes. Or, il dit aujourd'hui que l'économie s'est détournée de cet objectif ; elle ne vise qu'un un seul but : créer des profits financiers. Dès lors, « l'économie n'est qu'un vaste nom de code pour une bullshit economy « une économie à la con » (David Graber, « Vers une bullshit economy », Libération, 27 mai 2020).
Du coup, vouloir relancer l'économie, c'est relancer cette économie à la con qui, loin de produire ce que les hommes estiment (à tort ou à raison) bon pour la collectivité, ne visent qu'à instaurer des gains de productivité dans des domaines où cette notion n'a pourtant aucun sens : santé, éducation, environnement…
L'économie : la sphère des échanges monétaires
Pour nous, le critère essentiel de définition de l'économie est la monnaie : l'économie est la sphère des échanges monétaires.
En effet, la monnaie nous fait entrer dans un système collectif de valeur. C’est par la monnaie que l’on sort de l’autovalorisation des ressources pour entrer dans une organisation globale de production et d’échange.
Cette définition est minoritaire mais pas isolée. Par exemple, des membres de l’école de la régulation comme Frédéric Lordon et André Orléan font de la monnaie le critère d’existence de l’économie : « […] le rapport monétaire est premier. Il est ce par quoi l’économie marchande accède à l’existence. […] Au lieu de voir dans la monnaie un instrument conventionnel permettant l’expression indirecte d’une valeur qui lui préexisterait, il faut au contraire considérer que la monnaie et la valeur constituent une seule et même réalité. […] la monnaie n’est pas une marchandise ou un instrument facilitant les échanges mais l’institution qui donne collectivement sens aux activités d’échanges en s’offrant comme le but commun des efforts acharnés de tous » (Lordon F., Orlean A. (2006), « Genèse de l’État et de la monnaie » : le modèle de la potentia multitudinis », consulté en juin 2007 sur http://frederic.lordon.perso.cegetel.net pp. 3-5).
Délimiter le système économique comme étant la sphère des échanges monétaires ne veut pas dire que cette dernière soit autonome ou « désencastrée » pour reprendre l’expression de Karl Polanyi. En effet, la monnaie n'est pas une réalité extérieure au social (une ressource matérielle reliée à un stock de métal dont elle tire sa valeur). En France, depuis 1936 de façon officielle, la monnaie est déconnectée des métaux précieux.
Ainsi, toute monnaie est créée par le système bancaire et prend la forme d’une écriture dans un compte bancaire. La monnaie n’est donc plus une marchandise mais un nombre pur écrit par la banque.
Pour circuler d’un compte à l’autre, ce nombre peut prendre des formes multiples : billets, pièces, virements… Dans cette réalité nominaliste, la monnaie devient un système de comptabilité sociale géré par le système bancaire, conformément à ce que Joseph Aloïs Schumpeter affirmait. Celui-ci est en charge de la création d’unité monétaires pour favoriser l’innovation économique. La monnaie a le financement de la production pour fonction principale. Évidemment, le financement est lié aux anticipations des chefs d’entreprise, à leur volonté d’endettement productif. Il est aussi lié à la volonté des banques de faire crédit. La monnaie n’est donc pas exogène à la production mais endogène comme l’a montré John Milton Keynes (1936).
Selon nous, ce dernier complète l’analyse schumpetérienne du capitalisme en montrant que la monnaie n’est pas simplement une ériture comptable mais également un flux circulant entre les trois acteurs du circuit économique que sont le système bancaire, les entreprises et les ménages. Ainsi, dans cette vision circuitiste, toute monnaie naît dans le crédit (d’où l’appellation de monnaie crédit), le crédit ouvre le flux monétaire (la création) alors que le remboursement constitue le reflux (la destruction). La monnaie crédit n’est pas un stock (de pièces, de métaux ou de billets) qu’il convient d’ajuster aux biens réels à échanger mais avant tout un flux nourrissant l’activité économique. Sans monnaie pas d’économie.
Plus précisément pas d’activité économiques qui dépassent les relations d’interconnaissances. Dès que l’on veut faire système, que ce système soit capitaliste ou solidaire, chacun a besoin d’une monnaie pour avoir une place dans le circuit économique. Cela tant au niveau des ménages (les exclus monétaires sont aussi exclus de la sphère de la consommation), de l’entreprise (la PME qui ne parvient pas à avoir une avance de trésorerie de sa banque ne peut pas payer ses fournisseurs et ses salariés et n’a d’autre solution que de renoncer à produire), de l’État (sans crédit bancaire l’État ne peut pas payer ses fonctionnaires et doit donc renoncer à sa mission de service public).
Le problème est que, dans l’économie actuelle, l’accès à la monnaie est totalement contrôlé par le système bancaire et financier. Ce dernier cherchant moins à mettre la monnaie au service de l’ensemble des acteurs du système que de la capter à son profit. Ainsi, la monnaie échappe à son rôle premier, favoriser la participation des acteurs à leur système économique, pour endosser un rôle pathologique, accroître la rentabilité du système financier, en alimentant ce que David Greaber appelle une « bullshit économy ».
Une nouvelle définition mène à des mesures inédites.
Pour guérir de la pathologie liée à cette financiarisation de la monnaie, il existe plusieurs pistes d'action.
Première piste
Priver le système bancaire de son monopole en démocratisant la monnaie. Ainsi, la monnaie cesserait d'être un bien public géré par des intérêts privés. Trois actions peuvent aller dans ce sens.
- D’abord, favoriser les monnaies sociales et les systèmes d'échanges locaux pour que la monnaie devienne localement un bien commun géré par la société civile.
- Ensuite, encourager les banques éthiques et redynamiser la démocratie interne des banques coopératives et mutualistes de manière à ce que le système bancaire privé soit plus diversifié donc plus résilient.
- Enfin, développer une gouvernance démocratique des banques centrales en réservant des sièges à des représentants de la société civiles dans leur conseil d'administration.
Deuxième piste
Réorienter les crédits. Aujourd'hui, les crédits sont avant tout octroyés aux organisations pouvant générer un profit important à court terme (bullshit economy), il convient au contraire de réserver le crédit aux activités socialement utiles favorisant une transition vers une économie solidaire et écologique.
Troisième piste
Limiter la sphère économique. Toutes les activités économiques ne doivent pas être monétarisées, pour laisser une place à l’autonomie créatrice (l’économique ne doit pas se réduire à l’économie). De même, les activités humaines ne se réduisent pas aux activités économiques. Militer dans un parti, s’engager dans une association, donner son sang et éduquer ses enfants doivent échapper au monétaire pour échapper à l’emprise de l’économie. Plus largement, il ne s'agit pas de comptabiliser le prix d'une espèce qui disparaît, de l'air pur ou d'un acte bénévole monétairement ; il convient au contraire de préserver des zones de gratuité. Ce qui compte vraiment n'a pas de prix.
Pour agir efficacement, il faut savoir ce que l'on fait. Or que fait-on aujourd'hui quand on fait de l'économie ? Principalement des bénéfices de court terme ! Est-il bien raisonnable de continuer de développer cette bullshit economy qui nous fait gagner notre vie en perdant le sens de l’économique ? Est-il rationnel de sauver des entreprises qui provoqueront la prochaine crise écologique ? Allons-nous rester prisonniers du cadre de pensée du XIXe siècle ou allons-nous enfin élaborer une pensée économique adaptée à notre époque ? Relancer le monde d'avant ou redéfinir le monde d’après ?
(1) Dans la conclusion du troisième et dernier tome de Civilisation matérielle et capitalisme, Braudel définit trois types de hiérarchie sociale ( « ... celles de l’argent, celles de l’État, celles de la culture […] ») qui s’affrontent (Braudel, 1979, t3, p. 540). Cette remarque peut laisser entendre que l’ordre social (la société provient de l’interaction conflictuelle entre l’économique (l’argent), le politique (l’État) et le symbolique (la culture).
2) Par exemple, courir un marathon ou préparer un repas de Noël sont des « dépenses d’énergies pénibles » mais ne relèvent pas forcément de l’activité économique. À l’inverse, certains métiers ne sont pas vécus comme des « dépenses d’énergies pénibles » et sont pourtant des activités économiques à part entière.