« Réforme » des retraites : l'ESS bien silencieuse
Bien que tardivement « découverte » par les médias alors que la CFE-CGC et l’UGICT-CGT notamment s’en étaient emparée dès le début du conflit, la mesure de plafonnement des cotisations des « gros salaires » est sans doute l'une des clefs de la « réforme » des retraites. C’est elle qui éclaire le mieux le changement de paradigme qu’Emmanuel Macron cherche à imposer. Quand on la considère, notamment le coût qu’elle implique pour le régime de retraite (estimé à 3,7 milliards pour les premières années et davantage encore avec le temps), on s’aperçoit que le discours « économique » du gouvernement ne tient pas puisqu’on prive délibérément le régime d’une recette considérable.
Au delà de la manne partagée entre les grandes entreprises et les fonds de pension, de quoi s’agit-il donc ? D’une nouvelle étape du démantèlement des dispositifs nés de « l’esprit de Philadelphie » et de sa revendication d’une démocratie sociale et solidaire.
Le système proclamé « universel » n'est pas une recherche d’égalité car les dérogations seront nombreuses mais l’imposition d’une individualisation à l’extrême que le régime « à points » porte. Les systèmes dits « spéciaux » étaient des « conquis » sociaux, collectifs et solidaires, la plupart issus de luttes ouvrières, alors que les dérogations (des policiers aux hôtesses de l’air) seront désormais octroyées, donc éminemment précaires.
Les discussions sur la pénibilité aussi ne sont pas marquées par les approches collectives qui apportent certaines garanties mais individuelles, c’est-à-dire en laissant place à un certain arbitraire ou à des contentieux.
Dès lors, la question de l’âge pivot ou d’équilibre est une question secondaire face à la destruction des concepts solidaires et des approches collectives. Le gouvernement, qui semble avoir troqué ses habits « politiques et républicains » pour la tenue, pour ne pas dire la livrée, de commis du capital et de la société de marché, s’apprête à contester même cela dès les « réformistes » rentrés dans le rang.
L'ESS bien silencieuse
Cette chronique est consacrée à l'ESS. Celle-ci est bien silencieuse face à une bataille qui, au-delà de son fait générateur (les retraites), conteste l’enfoncement chaque jour plus profond dans cette « société de marché » dont Karl Polanyi soulignait les dangers.
Tournant résolument le dos aux fondements sociaux de la République, cette dérive devrait nous inquiéter au plus haut point. Nous ne pouvons pas ne pas réagir face à la destruction automatique des systèmes solidaires au profit d’un agrégat d’individus égoïstes et en concurrence (voire en guerre) les uns contre les autres que nous aurons de plus en plus de mal à nommer « société ».
Le recours insistant au mot « universel » (mot valorisant, face aux « spéciaux », avec ce que ce terme peut comporter d’ambiguïtés) témoigne de l'obsession néolibérale de segmenter les populations et d’organiser la concurrence au détriment de la solidarité.
S’agissant de champs où l’ESS occupe une place déterminante, outre les conséquences de la « réforme » sur la santé et le bien être de millions de gens (car nous savons les dernières années d’activité des sexagénaires particulièrement néfastes quant à l'espérance de vie « en bonne santé »), la réduction annoncée des pensions n’améliorera guère la chose. C’est un euphémisme, ce qui ne manque pas d’inquiéter quant à la discussion à venir sur la dépendance, le « cinquième pilier » étant menacé par la raréfaction ou le mauvais usage programmé des fonds sociaux.
À l’exception de la Fédération nationale de la mutualité française et du Groupement des organismes employeurs de l’économie sociale, peu d’organismes de l'ESS auront marqué leur solidarité avec le mouvement. Pourtant, le moment devrait nous engager à une réflexion profonde sur le positionnement de l’ESS.
En effet, dans de nombreux pays, nous voyons se développer un mouvement liant transition écologique et transition sociale, dans un antagonisme affirmé avec un néo-libéralisme se souciant de moins en moins de démocratie.
De leur côté, de nombreux responsables de l’ESS ont traditionnellement voulu se situer dans un entre-deux vis-à-vis de l’État et du marché. Mais qu’en est-il quand l’État s’affirme chaque jour davantage comme l’outil des marchés, de la « société de marché », renonçant à incarner l’intérêt général au profit des intérêts particuliers et abolissant tout espace où se trouver ?
Qu’on le veuille ou non, nous sommes de plus en plus contraints de devoir choisir. D’un côté, l’acceptation du « there is no alternative » (« TINA ») de Margaret Thatcher, donc à devenir une humble fraction, au discours « social et solidaire », d’une entité n’en n’ayant plus rien à faire, si ce n’est dans le développement d’une nouvelle philanthropie d’intérêts, cette « venture-philanthropy » à la Muhammad Yunus. De l’autre, un engagement radical aux côtés de ceux qui disent qu’il est temps de changer de système. Jérôme Saddier ne dit pas autre chose quand il propose de faire de l’ESS la « norme » de l’économie de demain.
Cet engagement serait d’autant plus passionnant qu’une bonne part (la plus consciente) de la jeunesse semble se mobiliser dans cette voie.