Organisations
Comment anticiper la dimension subjective du changement ?
À travers deux exemples concrets, nous proposons de démontrer l’intérêt d’un concept issu des sciences humaines et sociales pour prendre en compte la dimension subjective de la conduite du changement.
La conduite du changement dans les entreprises s’avère parfois plus complexe que prévu. Il arrive, en effet, que certains changements remportent une faible adhésion auprès des salariés.
Un examen des conséquences « objectives » d’un changement sur les conditions de travail ne suffit pas à prédire le niveau d’adhésion que ce changement suscitera. Il est nécessaire de compléter cette évaluation par la prise en compte de la dimension subjective du changement.
Présentons ici deux situations que nous avons été amenés à rencontrer en accompagnant des entreprises dans la conduite de changements. Si l’évaluation objective ne permettait pas d’anticiper de potentielles résistances, l’évaluation subjective amenait à des conclusions bien différentes.
La première situation concerne un institut dont l’activité consiste à réaliser des études marketing pour le lancement de nouveaux produits. Les salariés de cet institut doivent accueillir des panels de consommateurs et réaliser une batterie de mesures pour anticiper la satisfaction des futurs clients. La direction a souhaité à la fois améliorer les conditions de travail et les conditions dans lesquelles les études sont réalisées. La direction a entrepris de construire un bâtiment sur mesure afin de mieux répondre aux besoins des salariés et à ceux de l’activité. Le nouveau bâtiment est construit à 200 mètres des anciens locaux, si bien que le déménagement ne doit pas conduire à un éloignement géographique. En outre, les salariés se plaignent régulièrement des anciens locaux qu’ils trouvent vétustes et peu adaptés à l’accueil des panels de consommateurs. « Objectivement », tout semble réuni pour que le déménagement ne comporte aucune difficulté. Pourtant, ce projet a suscité de fortes anticipations négatives. Les craintes et les réticences des salariés ont été exprimées aux représentants des organisations syndicales. Ces informations ont été transmises au CHSCT. Informée, la direction est stupéfaite et déconcertée de ne pas avoir anticipé ce ressenti.
La deuxième situation concerne cette fois-ci une SSII. Les postes de travail sont répartis dans deux bâtiments. Pour reprendre les qualificatifs utilisés par les salariés, ces bâtiments sont nommés : « le paquebot » et « la frégate ». « Le paquebot » correspond au bâtiment principal, où travaille la direction. « La frégate » correspond au bâtiment secondaire où travaille l’équipe « hardware ». Plus récemment, un troisième bâtiment (appelé « la vedette ») a été construit pour y implanter une nouvelle équipe consacrée au « software ». « La frégate » est un bâtiment vieillissant et doit être fermée pour des raisons économiques. Il est donc décidé de rapprocher les deux équipes : « hardware » et « software ». Ce rapprochement vise aussi à rompre l’isolement dont se plaint régulièrement l’équipe « hardware ». Aucun conflit ne s’est jamais manifesté entre les deux équipes. Ce projet de rapprochement ne laisse présager aucune difficulté. Pourtant, l’annonce de ce projet déclenche une véritable levée de boucliers. La médecine du travail fait usage de son droit d’alerte tant ce changement est vécu négativement par les salariés. De la part de la direction, l’incompréhension est totale.
Les deux exemples cités constituent-ils des épiphénomènes ? Bien au contraire. Ils illustrent des phénomènes centraux renvoyant à une même problématique : celle d’un conflit de représentations sociales. Ce concept a été décrit par Moscovici en (1961) et anime encore aujourd’hui des recherches universitaires qui visent à mieux comprendre leur fonctionnement. Il s’agit de théories naïves, de savoirs de sens commun, fonctionnant comme des grilles de lecture. Dans un contexte professionnel, ces représentations occupent une place importante parce qu’elles permettent aux collectifs de travail de partager des connaissances communes et de se positionner par rapport à leur cœur de métier, leur équipe, leur entreprise et leur secteur d’activité.
Nous allons maintenant reprendre les deux exemples précédant pour illustrer le rôle de ces représentations dans la résistance au changement.
Pour ces salariés en quête de reconnaissance, l’obtention d’un bureau individuel symbolise l’aboutissement d’une réussite sociale et professionnelle.
Concernant l’institut réalisant des études marketing, de rapides investigations permettent de connaître le principal point de résistance des salariés vis-à-vis du déménagement : le passage de bureaux individuels à un open space. L’examen du profil des salariés les plus vindicatifs à l’égard de ce changement peut étonner. En effet, il s’agit le plus souvent de jeunes diplômés, ayant déjà effectué des stages pour d’autres entreprises concurrentes dans ce type d’environnement. Des investigations plus poussées nous permettent de comprendre les raisons symboliques de ce refus. Diplômés d’un master en sciences humaines et sociales, ces salariés occupent un poste équivalent à celui de chargé d’études marketing. Or, ce type de poste est le plus souvent ouvert aux personnes ayant obtenu un master dans une école supérieure de commerce. En outre, le processus de recrutement s’avère très sélectif. Pour ces salariés en quête de reconnaissance, l’obtention d’un bureau individuel symbolise l’aboutissement d’une réussite sociale et professionnelle. La suppression de ces bureaux remet en cause la reconnaissance de cette réussite.
Rejoindre « la vedette » constitue une menace pour l’identité de cette équipe.
Concernant la SSII, les salariés de l’équipe « hardware » se considèrent experts de leur domaine et surnomment leur équipe : « les Jean Bart ». Ils s’estiment bien plus performants et plus compétents que les salariés de l’équipe « software ». L’équipe « hardware » a le sentiment de devoir rejoindre une équipe à faible valeur ajoutée. Or, l’équipe « hardware » attache beaucoup d’importance à ce que sa technicité soit reconnue et refuse qu’un changement conduise à niveler celle-ci vers le bas. Sur le plan symbolique, le rapprochement est mal accueilli car il revient à gommer les différences entre les deux équipes, et donc à effacer une distinction hautement valorisante. La prise en compte de ces représentations pemet de comprendre les raisons du refus : rejoindre « la vedette » constitue une menace pour l’identité de cette équipe.
Ces deux exemples illustrent le fait que les conflits de représentations peuvent constituer un frein à la conduite du changement. La prise en compte de ces représentations permet de compléter l’évaluation objective de l’effet d’un changement sur les conditions de travail, en cherchant à en décrypter ses répercussions symboliques. Le concept de représentation sociale constitue un outil pour appréhender cet univers symbolique et fournit des méthodologies permettant de l’étudier. La valeur heuristique de ce concept est la suivante : les représentations sociales permettent d’expliquer les raisons pour lesquelles certains changements, aux conséquences a priori bénéfiques d’un point de vue objectif, constituent parfois une réelle menace d’un point de vue subjectif.
En amont d’un changement, deux questions doivent être posées.
- Quels sont les éléments centraux de la représentation et de l’image que les équipes ont de leur travail ?
- En quoi le changement prévu est-il susceptible de heurter certains éléments de cette représentation ?
Charles Galand, consutant Stimulus.