Organisations
Travail : de la servitude à la liberté
Article co-écrit par François Athané, Docteur en philosophie [1], et Denis Garnier, syndicaliste auteur [2].
Le stress et les nouveaux moyens de communication semblent devenir les canaux de cette irradiation. Ainsi, la séparation entre l’espace public du travail et la sphère privée de la vie personnelle tend à se fondre en privant le travailleur de sa liberté, c'est-à-dire de la pleine disposition de son temps hors du travail.
Dans ce monde ainsi construit et dans lequel la compétition individuelle se substitue à l’action collective, la reconnaissance des droits s’étiole et la vulnérabilité de chacun est reléguée à l’anormalité qui exclut.
Le stress qu’impose l’intensification du travail par la poursuite d’objectifs inatteignables, déborde largement le cadre de l’entreprise pour s’inviter dans tous les espaces de la vie personnelle et, dans des cas extrêmes, l’annihile totalement au point de ne retrouver sa liberté que dans le suicide.
De leur côté, les nouveaux outils de la communication, (téléphone portable, courriels etc.) transbordent le domaine professionnel dans la vie personnelle du travailleur, notamment celle des cadres.
Le travailleur a un sens moral qu’il ne peut ou ne veut pas anesthésier en lui-même. Les conflits éthiques, résultant du fait que le salarié doit réaliser des actes allant à l’encontre de sa conscience professionnelle, augmentent en raison de cette irradiation de la contrainte.
Enfin, l’absence de reconnaissance du travail bien fait (traduit par la l’ingratitude, le blocage de la rémunération, le refus de promotion ou bien encore par l’impossible expression sur le travail) devient à son tour source de souffrance.
Si l’être de droit est reconnu, notamment par son statut, son temps de travail, son salaire et ses congés, l’être de besoin est ignoré ou centrifugé. Il en sera ainsi tant qu’il ne pourra pas se présenter sans crainte comme un homme vulnérable. Aujourd’hui, ses fragilités sortent du cadre de l’entreprise pour être sous-traitées par des spécialistes (travailleurs sociaux, psychologues etc.).
La souffrance au travail se trouve donc transférée dans l’espace de la vie privée. Elle tend à n’être plus l’affaire de l’entreprise, puisqu’elle est prise en charge par des spécialistes. L’entreprise n’a plus besoin de modifier son organisation, elle n’a pas besoin de faire preuve de reconnaissance et de sollicitude à l’égard de ses travailleurs puisqu’elle permet à ces derniers de se faire soigner en dehors.
C’est l’institutionnalisation de l’indifférence.
La liberté est plus qu’un espace individuel protégé. Elle se constitue par la reconnaissance des autres. Il n’y a de liberté réelle que quand elle cesse d’être seulement une jouissance individuelle et que son expression est accueillie et tenue pour légitime au sein d’une collectivité. Le fait de ne pas reconnaître le travailleur comme un être de besoin le place dans un état de subordination passive, une servitude involontaire qui ne lui permet plus d’exercer sa liberté.
Le droit d’être reconnu comme un être vulnérable est un contre-pied au management moderne qui produit des exclus à la place de collectifs attentifs aux vulnérabilités de chacun. La prise de conscience de cette force centrifuge qui éjecte la fragilité et les limites réglementaires que peuvent imposer les institutions doivent permettre de dresser des remparts pour que la liberté puisse pleinement s’exercer.
Ce qui suppose qu’une conception plus démocratique du travail doit être promue. Le travail ne peut-il pas trouver les montages institutionnels permettant de mettre en œuvre une conflictualité réglée et créatrice au sein de chaque métier, de chaque unité de travail, pour ce qui touche à l’organisation du travail ?
Pour que la liberté s’exerce non seulement dans la vie privée mais aussi au travail, pour qu’elle soit pleinement vécue et assumée, ne faut-il pas reconnaître à la fois les compétences et les vulnérabilités de chaque travailleur ? Mais cela n’est possible que si le travail devient l’occasion de mettre en œuvre une éthique de l’attention à l’égard de chacun, dans sa singularité).
(Ce texte est un résumé de la conférence présentée au salon Préventica Nantes, le jeudi 9 octobre 2014).
[1] François Athané est agrégé et Docteur en philosophie. Enseignant et chercheur au laboratoire SDN (sciences, normes, décision), CNRS, Université Paris-Sorbonne. Dernier ouvrage paru : Pour une histoire naturelle du don, Presses Universitaires de France.
[2] Denis Garnier est syndicaliste FO, membre de plusieurs instances nationales dans le domaine de la prévention des risques professionnels et auteur de 4 ouvrages.
Les canaux de la servitude
La lente mais progressive emprise du management sur le travail durcit l’état de subordination dans lequel se trouve l’ensemble des salariés. Cette irradiation de la contrainte dépasse aujourd’hui largement le cadre du travail.Le stress et les nouveaux moyens de communication semblent devenir les canaux de cette irradiation. Ainsi, la séparation entre l’espace public du travail et la sphère privée de la vie personnelle tend à se fondre en privant le travailleur de sa liberté, c'est-à-dire de la pleine disposition de son temps hors du travail.
Dans ce monde ainsi construit et dans lequel la compétition individuelle se substitue à l’action collective, la reconnaissance des droits s’étiole et la vulnérabilité de chacun est reléguée à l’anormalité qui exclut.
Le stress qu’impose l’intensification du travail par la poursuite d’objectifs inatteignables, déborde largement le cadre de l’entreprise pour s’inviter dans tous les espaces de la vie personnelle et, dans des cas extrêmes, l’annihile totalement au point de ne retrouver sa liberté que dans le suicide.
De leur côté, les nouveaux outils de la communication, (téléphone portable, courriels etc.) transbordent le domaine professionnel dans la vie personnelle du travailleur, notamment celle des cadres.
Le travailleur a un sens moral qu’il ne peut ou ne veut pas anesthésier en lui-même. Les conflits éthiques, résultant du fait que le salarié doit réaliser des actes allant à l’encontre de sa conscience professionnelle, augmentent en raison de cette irradiation de la contrainte.
Enfin, l’absence de reconnaissance du travail bien fait (traduit par la l’ingratitude, le blocage de la rémunération, le refus de promotion ou bien encore par l’impossible expression sur le travail) devient à son tour source de souffrance.
Le travailleur, un être de droit et de besoin
Entre la reconnaissance qui légitime le travailleur et la sollicitude à son égard, l’homme au travail est à la fois un être de droit (emploi, statut, salaire etc.) et un être de besoin (temps, ressources, repos).Si l’être de droit est reconnu, notamment par son statut, son temps de travail, son salaire et ses congés, l’être de besoin est ignoré ou centrifugé. Il en sera ainsi tant qu’il ne pourra pas se présenter sans crainte comme un homme vulnérable. Aujourd’hui, ses fragilités sortent du cadre de l’entreprise pour être sous-traitées par des spécialistes (travailleurs sociaux, psychologues etc.).
La souffrance au travail se trouve donc transférée dans l’espace de la vie privée. Elle tend à n’être plus l’affaire de l’entreprise, puisqu’elle est prise en charge par des spécialistes. L’entreprise n’a plus besoin de modifier son organisation, elle n’a pas besoin de faire preuve de reconnaissance et de sollicitude à l’égard de ses travailleurs puisqu’elle permet à ces derniers de se faire soigner en dehors.
C’est l’institutionnalisation de l’indifférence.
Pour gagner la liberté, il faut tenir en respect le travail
En quelque sorte, pour exercer pleinement sa liberté, pour ne pas subir le stress triomphant du management sans ménagement et des nouveaux outils de communication, il faut tenir en respect le travail.La liberté est plus qu’un espace individuel protégé. Elle se constitue par la reconnaissance des autres. Il n’y a de liberté réelle que quand elle cesse d’être seulement une jouissance individuelle et que son expression est accueillie et tenue pour légitime au sein d’une collectivité. Le fait de ne pas reconnaître le travailleur comme un être de besoin le place dans un état de subordination passive, une servitude involontaire qui ne lui permet plus d’exercer sa liberté.
Le droit d’être reconnu comme un être vulnérable est un contre-pied au management moderne qui produit des exclus à la place de collectifs attentifs aux vulnérabilités de chacun. La prise de conscience de cette force centrifuge qui éjecte la fragilité et les limites réglementaires que peuvent imposer les institutions doivent permettre de dresser des remparts pour que la liberté puisse pleinement s’exercer.
Ce qui suppose qu’une conception plus démocratique du travail doit être promue. Le travail ne peut-il pas trouver les montages institutionnels permettant de mettre en œuvre une conflictualité réglée et créatrice au sein de chaque métier, de chaque unité de travail, pour ce qui touche à l’organisation du travail ?
Pour que la liberté s’exerce non seulement dans la vie privée mais aussi au travail, pour qu’elle soit pleinement vécue et assumée, ne faut-il pas reconnaître à la fois les compétences et les vulnérabilités de chaque travailleur ? Mais cela n’est possible que si le travail devient l’occasion de mettre en œuvre une éthique de l’attention à l’égard de chacun, dans sa singularité).
(Ce texte est un résumé de la conférence présentée au salon Préventica Nantes, le jeudi 9 octobre 2014).
[1] François Athané est agrégé et Docteur en philosophie. Enseignant et chercheur au laboratoire SDN (sciences, normes, décision), CNRS, Université Paris-Sorbonne. Dernier ouvrage paru : Pour une histoire naturelle du don, Presses Universitaires de France.
[2] Denis Garnier est syndicaliste FO, membre de plusieurs instances nationales dans le domaine de la prévention des risques professionnels et auteur de 4 ouvrages.
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