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06 / 12 / 2012 | 68 vues
Martin Richer / Membre
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La responsabilité sociale, un levier pour l’action syndicale

La notion de compétitivité sature l’espace médiatique et s’installe dans la négociation sociale. Mais de quelle compétitivité s’agit-il ? Celle qui permet de satisfaire les actionnaires ? Ou plutôt, une compétitivité globale (qui répond aux besoins de l’ensemble des parties prenantes) et soutenable (qui rompt avec la dictature du court terme) ? Cette dernière approche, désormais traduite dans la feuille de route gouvernementale issue de la grande conférence sociale de juillet dernier, en fait un outil de transformation sociale, mais aussi un levier pour l’action syndicale.

La CGT ne s’y est pas trompée, qui déclare dans un document d’orientation sur la RSE : « La responsabilité sociale des entreprises est un terrain d’intervention pour les organisations syndicales. (...) Elle s’inscrit dans une montée des risques qui font débat dans la société. La montée de la RSE s’effectue en même temps que celle de l’irresponsabilité des entreprises en matière financière, environnementale et sanitaire. (...) L’enjeu de la transparence et du contrôle des entreprises rejoint la question des pouvoirs dans l’entreprise et converge avec le combat syndical traditionnel ».

De son côté, François Chérèque a très récemment mis l’accent sur les intérêts convergents des partenaires sociaux. Dans une tribune, celui qui était encore pour quelques jours secrétaire général de la CFDT déclarait : « Il est rentable d'adopter un comportement socialement et écologiquement responsable, parce que les ressources naturelles sont indispensables au fonctionnement de l'entreprise, qu'un salarié bien dans sa peau est plus productif ou que la réputation d'une marque fait partie de sa valeur » ("Adopter un comportement socialement responsable est rentable", Express Yourself, 27 novembre 2012).

  • Dans un ouvrage qu’elle vient de publier (Ce que je pense ; l'entreprise responsable, une urgence, éditions Dialogues, octobre 2012), Nicole Notat, qui a été à la tête de la CFDT juste avant lui, nous livre quelques outils. Ce livre est consacré à la notation sociale et plus largement au lent processus d’appropriation du concept de responsabilité sociale par les entreprises et les organisations. Nicole Notat met en question la « création de valeur » pour l’actionnaire, qui n’est jamais qu’une « résultante de la contribution de beaucoup d’autres acteurs, salariés, clients, fournisseurs, collectivités » et ajoute : « ces autres parties prenantes de l’entreprise ne sont pas des bénéficiaires indirects de sa bonne santé financière ou boursière, elles en sont les chevilles ouvrières ».

Elle rappelle que cette évolution de la pensée sur l’entreprise ne date pas d’hier, ce qui ravira les lecteurs des rapports de François Bloch Lainé (« Pour une réforme de l’entreprise », publié en 1963) et de Pierre Sudreau (« La réforme de l’entreprise », 1975). Elle convoque à l’appui de sa démonstration, les représentants d’un « patronat éclairé » comme Antoine Riboud, « taxé de provocateur dans le CNPF de l’époque, proclamant urbi et orbi que « l’entreprise n’a de sens que si elle porte simultanément un projet économique et un projet social » », mais aussi Frank Riboud, Bertrand Collomb, Jean Gandois, Jacques Demargne, Francis Mer, Claude Bébéar, Henri Lachmann, Jean-Louis Beffa, Michel Pébereau. On regrettera seulement ici l’absence (significative ?) de représentants d’une génération de dirigeants moins accomplis…

Dans un contexte moins français, j’observe aussi le renversement très net des doctrines économiques simplificatrices. Ainsi, le cabinet Deloitte a présenté lors du dernier forum économique mondial (Davos, janvier 2012), les résultats d’une enquête mondiale sur la place de l’entreprise dans la société : pour 76 % des 390 dirigeants et cadres supérieurs sondés, la valeur d’une entreprise doit être mesurée en tenant compte de ses résultats financiers, mais aussi en fonction de la contribution positive de son activité à la société en général.

Comme le montre bien Nicola Notat, la notation sociale est un axe de progrès pour les entreprises. Elle permet de détecter les coûts cachés (insuffisance de formation, montée des risques psychosociaux..) qui sont des facteurs de sous-performance et « d’alerter ainsi sur les risques de réputation, de cohésion sociale dégradée, de contentieux juridique qui en découlent ». À l’heure où la problématique de la compétitivité capte l’attention (rapport de Louis Gallois et mesures gouvernementales), la focale qu’elle place sur la performance globale (et soutenable) est salutaire.

C’est le premier mérite de ce livre : il nous invite à une réflexion sur la finalité de l’entreprise et ses modes de gouvernance.
 

Les parties prenantes : clef de voûte de la RSE


Un autre mérite du livre de Nicole Notat est de remettre la notion de parties prenantes au cœur de la responsabilité sociale. Je fais partie de ceux qui regrettent l’affadissement de l’approche RSE, encore illustrée par la Commission européenne. Celle-ci a de nouveau modifié sa définition (« Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 », octobre 2011). Elle s’entend désormais comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elle exerce sur la société » (sans référence à l’action volontaire des entreprises et à la confrontation avec les parties prenantes). Comme le rappelle justement Nicole Notat, la RSE « n’est pas une affaire de morale, de bonté ou de philanthropie ». C’est bien l’organisation du dialogue et des compromis entre les parties prenantes.
 

Les leviers d’action


Pour faire progresser la RSE, les leviers d’action sont multiples. Nicole Notat voit la RSE et la notation sociale comme « facteur d’émulation, de valorisation des meilleures pratiques, d’incitation au progrès ». Mais face au courant de pensée qui souhaite s’en remettre entièrement aux engagements volontaires, à la « soft law », elle a raison de ne pas exclure la réglementation : « quand les initiatives « volontaires » ne produisent pas de résultats suffisamment concluants au vu des urgences, alors oui, il faut en appeler à la loi ».

Une étude tout récemment publiée par l’INSEE le montre avec force (« La responsabilité sociétale des entreprises : une démarche déjà répandue », INSEE Première, n° 1421, novembre 2012). Elle s’intéresse aux actions concrètes en matière de RSE mises en œuvre par les sociétés de plus de 50 salariés en France. Prenant l’exemple de la lutte contre les discriminations, elle montre que la proportion de sociétés adoptant effectivement des mesures dans ce domaine est élevée sur le sujet des seniors, des handicaps et de l'égalité professionnelle hommes-femmes, sujets encadrés par des contraintes réglementaires. À l’inverse, les domaines laissés à l’initiative des entreprises, comme les discriminations envers les jeunes ou liées à l'origine ethnique, sociale et culturelle, font très peu l'objet de politiques spécifiques de la part des entreprises. Autre exemple, dans le domaine de la santé au travail : la seule mesure qui fait l’objet d’une large mise en œuvre (par 79 % des sociétés) est le relevé des mesures préventives pour pallier les risques professionnels, ce qui s'explique par l'obligation faite aux entreprises de dresser un inventaire de ces risques (document unique). Les autres domaines d’action, laissés aux initiatives volontaires, sont beaucoup moins mis en pratique.

Ce rappel est utile à l’heure où de nombreuses décisions publiques hésitent entre incitation et réglementation (salaire des dirigeants, lutte contre la précarité, féminisation des conseils, moralisation du système bancaire, prévention de la pénibilité…). Il faut utiliser les leviers disponibles à bon escient, sans en exclure aucun par principe.

L’interventionnisme ne doit pas occulter la force de la pédagogie, de la conviction et du progrès volontariste. À cet égard, il est intéressant d’observer la méthode de notation mise au point par Vigeo, l’entreprise de notation qu’elle a créé en 2002, qu’elle définit ainsi : « Je tenais à une méthode qui mette en évidence d’une part la capacité des entreprises à exprimer et rendre visibles leurs engagements et d’autre part, leur aptitude à fournir les preuves de l’application de ces engagements et de leur suivi dans le temps comme dans l’espace ». Les qualiticiens retrouvent ici les trois phases du PDC (plan ; do ; check).

La notation sociale constitue un levier efficace car il rend visible aux yeux de tous (citoyens, consommateurs…) les efforts et la capacité à les matérialiser, à les suivre. Cette visibilité a un effet de plus en plus prononcé, du fait de l’importance de l’image de marque, du capital confiance entre les entreprises et leur écosystème et en sens inverse, du risque de réputation. Une illustration récente : selon une étude IPSOS, 93 % des Français ont déjà renoncé à acheter un produit d’une marque qui ne respectait pas leurs attentes en termes de développement durable. De même, 90 % des salariés et 74 % des chefs d'entreprise disent que l'image sociale de leur entreprise a des conséquences importantes sur l'attractivité de ses produits (étude BVA-Vivienne 16, mars 2010).

C’est dans cette perspective de progrès que François Hollande, alors candidat, s’est engagé à « mettre en place un dispositif de notation sociale obligatoire pour les entreprises de plus de 500 salariés à faire certifier annuellement la gestion de leurs ressources humaines au regard de critères de qualité de l’emploi et de conditions de travail » (Mes 60 engagements pour la France, engagement n° 24). Le point 14 de la feuille de route gouvernementale issue de la grande conférence sociale de juillet 2012, stipule « qu’une réflexion sera ouverte entre l’État et les partenaires sociaux sur le processus de notation sociale des entreprises qui inclut notamment la problématique qualité de vie au travail, ainsi que d’autres dimensions constitutives de la responsabilité sociale des entreprises ».

  • Cet engagement est utile pour faire progresser la notation sociale, discipline encore balbutiante. Au détour du livre, on apprend en effet que « une centaine d’organismes ou de sociétés sont aujourd’hui clients de Vigeo », créé en 2002, et plus loin : « deux mille entreprises sont aujourd’hui soumises à nos analyses et notations régulières ». Vigeo étant la plus importante agence de notation sociale en Europe, on mesure le chemin qu'il reste à parcourir…

 

Mais que fait donc l’Europe ?


L’Union européenne a joué un rôle ambigu vis-à-vis de la RSE ces dernières années : à la fois très positif pour populariser le concept mais aussi très timoré depuis l’abandon clairement exprimé à l’aube des années 2000 de toute tentative d’harmonisation par une directive contraignante. Le dogme du « laisser faire » s’est exprimé dans la RSE comme dans d’autres domaines. On pourrait donc donner raison au scepticisme exprimé par Nicole Notat vis-à-vis de la solidité du levier européen.

Cependant, il faut aussi reconnaître à l’Europe sa capacité à diffuser les bonnes pratiques. En l’occurrence, même si les progrès sont limités, ils n’en sont pas moins tangibles. À titre d’exemple :

  • le nombre d’entreprises de l’UE ayant souscrit aux dix principes de la RSE définis dans le pacte mondial des entreprises (global compact) des Nations Unies est passé de 600 en 2006 à plus de 1 900 en 2011 ;
  • le nombre d’entreprises européennes publiant des rapports sur la durabilité conformément aux orientations de la « global reporting initiative » a progressé de 270 en 2006 à plus de 850 en 2011 ;
  • le nombre d’entreprises de l’UE ayant signé des accords d’entreprise transnationaux avec des organisations mondiales ou européennes de travailleurs, portant sur des questions comme les normes de travail, a grimpé de 79 en 2006 à plus de 140 en 2011 ;
  • de leur côté, Isabel da Costa (IDHE-ENS) et Udo Rehfeldt (IRES) ont recensé 111 accords cadres européens, qui connaissent une forte dynamique de croissance, notamment sous l’impulsion des entreprises françaises qui, à elles seules, sont à l’origine de 42 % d’entre eux, contre 13 % pour les allemandes dont nous aimons tant louer la culture favorable à la négociation. Parmi les entreprises françaises ayant conclu un accord cadre international sur la RSE, on trouve par exemple Danone, Accor, Renault, EDF, Rhodia-Solvay, Carrefour, EADS, Lafarge, Arcelor, PSA, France Télécom ;
  • malgré la crise, la RSE se diffuse. En février 2011, par exemple, l’Espagne a adopté une loi imposant aux entreprises publiques ou faisant appel public à l’épargne de publier un rapport sur la gouvernance et le développement durable.

Enfin et surtout, les plaques tectoniques européennes se déplacent insensiblement, et avec elles la vision anglo-saxonne qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui, qui faisait totalement confiance à l’autorégulation. L’Union prépare une directive sur la RSE, destinée à voir le jour dans le courant 2013, ainsi qu’une réforme des directives comptables pour y introduire un reporting extra-financier. D’après les dernières informations (publiées par l’agence AEDD le 9 novembre) le projet de directive fixerait le seuil de taille des entreprises concernées à plus de 500 salariés (avec des critères de total de bilan et de chiffre d’affaires). En fonction de ces critères, environ 42 000 entreprises de l’UE seraient concernées. Un bon début, même si cette directive ne s’appliquera probablement pas avant 2016.

La RSE, un levier pour le syndicalisme ?


La RSE et les syndicats : voilà un couple fusionnel, peut-on penser en première analyse. Pas du tout ! Et l’indifférence vient de loin. On l’a oublié aujourd’hui mais il faut se rappeler que les syndicats ne sont pas même mentionnés dans la cartographie des parties prenantes élaborée  par R. E. Freeman, le fondateur de la RSE, au début des années 1980. Tout au mieux retrouve-t-on dans le schéma de Freeman, la notion de branche professionnelle. Sommes-nous mieux lotis en France ? Le baromètre de la fonction développement durable dans les entreprises du SBF 120, présenté en  janvier 2010, soulignait que « les syndicats ne sont cités comme parties prenantes par les entreprises que dans 10 % des cas ».

Les choses ont changé et « les syndicats se sont impliqués dans le cadre de l'ISR (création d'un comité intersyndical de l'épargne salariale en 2002) puis dans le Grenelle de l'environnement ; ils souhaitent jouer un rôle beaucoup plus actifs sur la RSE pour repenser la gouvernance des entreprises et dialoguer en direct avec les ONG » (François Fatoux, délégué général de l’ORSE, 19 avril 2010).

S’il est un regret à exprimer vis-à-vis de du livre de Nicole Notat, il concerne un paradoxe. Au fil de la lecture, on comprend qu’elle trouve dans la RSE un levier d’action, qui prolonge son engagement syndical au sein de la CFDT, organisation qu’elle a dirigée de 1992 à 2002, avant de créer Vigeo. Pour autant, elle sait que le syndicalisme n’a pas toujours intégré le concept : « les sceptiques, il y en a aussi dans les rangs syndicaux, » écrit-elle. Sa vision de la RSE est parfaitement compatible avec la lutte et les revendications syndicales. Il ne s’agit pas d’une vision angélique et pacifiée des rapports de force, qui voudrait que les parties prenantes se mettent spontanément d’accord sur des solutions mutuellement gagnantes dans le meilleur des mondes possible. Non, « les intérêts des uns et des autres ne sont pas identiques (...) ; c’est dans l’organisation de leur confrontation que l’arbitrage puise sa légitimité ».

  • Mais alors, pourquoi considérer les salariés comme une « partie prenante comme les autres » ? La vision portée par l’ISO 26 000, qui met les différentes parties prenantes sur le même plan, ignore un point essentiel : les salariés ne sont pas seulement une partie prenante mais plutôt une partie constituante.

Ils portent à la fois une large part du processus de création de valeur et des risques impliqués par l’activité de l’entreprise, et cela sur le long terme. Les actionnaires, les dirigeants, les clients, les fournisseurs, tout cela va et vient. Les salariés, eux, restent en moyenne plus de 7 ans dans leur entreprise. Ceci amène à réfléchir à un autre contrat social.

D’après une étude sur les entreprises européennes auditées par Vigeo citée par le livre, les entreprises fournissent l’information la plus volumineuse et la plus complète sur leur gouvernance (90 %, ce qui montre que les actionnaires sont « bien servis ») puis sur leurs clients (70 %) et leur stratégie environnementale (53 %) et seulement ensuite (moins de 30 %) sur leur politique sociale. Ceci illustre une dissymétrie forte : c’est sur la partie prenante la plus intégrée que repose l’information la moins développée.

Il faut donc aller plus loin et donner un véritable droit de regard et d’expression aux représentants des salariés sur les éléments sociaux et environnementaux dans le rapport des entreprises prévus par l’article 225 de la loi Grenelle II. Au même titre que le comité d’entreprise (et le Comité européen lorsqu’il existe) donne un avis sur les comptes de l’entreprise, il doit être en capacité de se prononcer sur les dimensions sociales et environnementales ainsi que de proposer des alternatives (voir Marc Deluzet, « Une vision progressiste de l’entreprise », rapport de Terra Nova, mai 2012).

Le syndicalisme et la RSE ont un point commun : ils cherchent à organiser des contre-pouvoirs efficaces. En cela, ils s’inscrivent l’un et l’autre dans le fil des recherches universitaires récentes, qui renouvellent le regard que nous portons sur l’entreprise et mettent à bas le dogme de l’exclusivité de l’actionnaire comme maître légitime des décisions qui l’affectent et notamment :

  • Jean-Philippe Robé (« L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales », actes du colloque, Collège des Bernardins, Éditions Lethellieux, 2012) qui élabore la distinction entre les droits attachés à la propriété d’une part d’une société (action) en tant que construction juridique et à celle d’une entreprise, considérée comme un projet collectif.
  • Blanche Segrestin et Armand Hatchuel (Refonder l'entreprise, Seuil, La République des Idées, février 2012) qui contestent la doctrine de la « corporate gouvernance » et proposent de « restaurer une conception de l’entreprise fidèle à ses fondements historiques et à son projet de création collective » (voir aussi : www.metiseurope.eu/refonder-l-entreprise_fr_70_art_29428.html). 
  • Isabelle Ferreras (Gouverner le capitalisme ?, PUF, septembre 2012) qui poursuit cette ligne et propose le « bicamérisme économique » comme mode de gouvernance associant les représentants des salariés.

L’organisation de ces contre-pouvoirs est aujourd’hui une fonction essentielle. Après tout, la crise dans laquelle nous nous engluons est issue de la faiblesse des contre-pouvoirs, qui n’ont pas su ou pas pu réguler ou contrebalancer les pouvoirs excessifs, les risques inconsidérés, les comportements de rente.

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