Participatif
ACCÈS PUBLIC
15 / 11 / 2012 | 11 vues
Norbert Alter / Membre
Articles : 1
Inscrit(e) le 08 / 07 / 2009

La différence : une compétence sociale qui fait trop souvent défaut aux élites standards

Présentation de La force de la différence. Itinéraires de patrons atypiques (P.U.F., 2012).

Ce livre repose sur une longue recherche menée auprès d’une soixantaine de patrons (entrepreneurs et dirigeants) « différents » : membres de minorités ethniques visibles, handicapés, homosexuels, autodidactes, femmes au-dessus du « plafond de verre ».

Plutôt que de vérifier à nouveau l’existence des phénomènes de domination et d’exclusion, mais sans les réfuter, j’ai ainsi choisi d’observer des situations rares mais pleines d’enseignements. L’analyse du parcours des patrons atypiques permet en effet de comprendre la manière dont la différence peut se transformer en ressource. Elle amène à considérer que la stigmatisation peut être maîtrisée et les destins sociaux inversés.

Quelle que soit leur différence, les patrons atypiques partagent toute une série de caractéristiques communes. La plus fondamentale tient en ce qu’ils ne définissent pas centralement leurs comportements par rapport à leur communauté d’appartenance (ethnies, réseaux, lobbies ou associations spécifiques), pas plus qu’ils n’intègrent totalement la culture du monde des dirigeants. Cette position intermédiaire les conduit à être à la fois plus impliqués et plus distanciés, dans le rapport au travail, aux autres ou à l’idée même d’entreprise, que les patrons « normaux ».

  • La stigmatisation dont ils ont été l’objet durant les premières années de leur vie professionnelle les a en effet convaincus que les normes n’étaient ni toujours légitimes ni toujours efficaces, mais la volonté de surmonter leur destin social les a conduit à en faire « plus que les autres ».
En tout état de cause, ils sont plus critiques que leurs homologues.


Tous expliquent ainsi l’extraordinaire volonté, traduite en charge de travail, en « sale boulot » ou en effort que suppose la capacité à surmonter les stéréotypes négatifs : ils ont dû faire plus souvent leurs preuves que les normaux. L’expérience de la différence leur confère par ailleurs une capacité à prendre plus de risques que leurs homologues : ils savent que ce type d’action permet, paradoxalement, d’échapper au péril de leur destin. Mais la conscience même de l’existence des stéréotypes et de leur diffusion les conduit à regarder avec  distance et ironie toute une série de dogmes en matières de gestion, qu’ils concernent les domaines techniques (indicateurs, tableaux de bord) ou les domaines sociaux (ressources humaines, éthique). En tout état de cause, ils sont plus critiques que leurs homologues. Cette configuration culturelle les conduit à valoriser l’engagement au travail tout en manifestant un goût certain pour l’aventure et l’indépendance de pensée.

À coup sûr, les patrons différents donnent plus et autrement à l’entreprise que les patrons normaux. Leur situation les conduit en effet à créer des liens sociaux eux-mêmes spécifiques. Ils définissent leurs relations de manière personnalisée, directe, défaite de conventions inutiles car l’empathie représente le cœur de leurs compétences : le face-à-face permet d’échapper aux stéréotypes ; et la compréhension de l’autre, en tant que personne, amène à disposer de ressources tactiques originales. Comme les étrangers (au sens le plus général de ce terme), ils savent ainsi commercer et échanger mieux que les autres parce qu’ils regardent alors que leurs homologues ne font que voir. La logique de leurs échanges repose sur une générosité manifeste qui consiste à donner plus que ce qu’ils ont reçu, mais qui obéit également à l’idée de gratitude : ils ont tous eu une « bonne fée » : des parents, une âme sœur ou un représentant de l’institution qui les a aidés, qui leur a apporté la sérénité que suppose de s’« entreprendre » autant que d’entreprendre.

Le travail d’enquête et d’analyse réalisé amène ainsi à comprendre la manière dont les patrons atypqiues sont parvenus à inverser leur destin. Du même coup, cette enquête souligne que la différence représente une véritable ressource, souvent mal « exploitée », par l’entreprise. La différence fonde en effet des compétences sociales, de détachement (par rapport aux conventions) et d’engagement (par rapport aux risques et aux relations interpersonnelles) qui font trop souvent défaut aux élites standards, celles que l’on nomme souvent les « hauts potentiels ».

Le message théorique de ce livre représente une contribution à la sociologie de l’« étranger » et du passeur. Les patrons atypqiues construisent en effet leur position sociale et leur identité dans l’entre-deux, entre passé et présent, entre distance et intégration. Le dernier chapitre du livre revient sur cette belle question de l’identité et de la réflexivité (réfléchir à ce qui a été vécu pour définir son comportement) qui amène les patrons atypqiues à transformer leur différence en honneur, en fierté. Leur position constamment analytique les conduit à occuper une position de relais, de passeurs, dans les échanges entre groupes sociaux ou entre acteurs économiques. L’ambition de ce livre consiste ainsi à poser quelques pierres sur le chemin d’une sociologie de l’entre-deux et de la trajectoire, plus que de la place et du destin social.

Il traite plus largement d’une vraie question de société :dans des organisations en mouvement, un nombre croissant de personnes se trouve être « différentes », ne pas correspondre aux rôles que les conventions leurs attribuent et disposer de parcours atypiques, parce que le désordre et l’urgence permettent de moins en moins de « tenir sa place ».  

Il va de soi qu’en écrivant ce livre, j’ai eu constamment le sentiment que les différents donnaient toute une série de leçons dont le management « normal » devrait s’inspirer.

Pas encore de commentaires