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28 / 10 / 2009 | 10 vues
Jacques Fournier / Membre
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Trente ans de lutte contre les inégalités : coup d’oeil rétrospectif sur les politiques publiques

Les politiques de lutte contre les inégalités menées au cours de cette période ont-elles été convergentes ou contradictoires ? La réponse est en demi-teinte. Il y a eu des différences, certes, l’opposition droite-gauche est toujours présente. Mais elle s’inscrit sur une toile de fond largement commune. C’est ce que fait ressortir l’analyse de l’orientation générale qui a été suivie, de l’action qui a été menée sur l’éventail des revenus et du rôle qu’ont joué les prestations sociales et les services publics.

L’orientation générale

Le nouveau contexte économique, caractérisé par la poussée du libéralisme et la mondialisation de l’économie, s’est rapidement imposé aux uns comme aux autres. On pourra le constater à partir du « tournant » de la politique économique du gouvernement de la gauche, au printemps 1983.

L’ouverture à la concurrence internationale, de plus en plus prégnante, va imposer à la politique de lutte contre les inégalités une série de contraintes, par la pesée qu’elle exerce sur les rémunérations salariales, par la précarisation des emplois qu’elle entraîne et par la limitation des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires à laquelle les gouvernements croient devoir se soumettre.

Un modèle mal adapté à la fragmentation du salariat

Il devient de plus en plus difficile d’offrir de nouveaux développements à ce qui était la politique naturelle de la gauche, réaffirmée par le programme commun et les 110 propositions du candidat Mitterrand (réduction de l’éventail des revenus directs, accentuation de la redistribution, essor des services collectifs). Le modèle correspondant à cette politique est lui-même remis en cause dans la mesure où il était essentiellement fondé sur la protection des salariés constitués en catégories relativement homogènes.

Il est mal adapté à la fragmentation du salariat (emploi précaire). Il ne protège pas certaines catégories (les « exclus », les travailleurs immigrés et les jeunes issus de l’immigration). Globalement, la politique de réduction des inégalités a donc marqué le pas. Son principe est même parfois contesté au nom de la place à faire au « mérite ». Ses moyens sont limités. Elle n’a qu’imparfaitement su faire face aux problèmes nouveaux de la période.

L’action sur l’éventail des revenus

S’agissant de l’action sur l’éventail des revenus, on voit s’affirmer deux traits qui ne sont qu’apparemment contradictoires : il n’est plus question de plafonner les hauts revenus ; en revanche on va s’efforcer d’assurer un minimum de ressources aux plus défavorisés.

Toute velléité de limitation des inégalités « par le haut » va être progressivement abandonnéeToute velléité de limitation des inégalités « par le haut » va être progressivement abandonnée. La gauche s’y est essayée au cours des deux premières années : une tranche d’imposition sur le revenu à 65 % figure dans le budget 1982 ; l’impôt sur la fortune est créé en 1982. Il sera supprimé en 1987, mais rétabli en 1989. Mais on n’ira pas plus loin dans la limitation des hauts revenus et l’on prendra progressivement l’orientation inverse, en particulier sous les gouvernements de droite à partir de 2002 : réduction progressive des taux d’imposition (le taux maximum est aujourd’hui de 40 %) ; multiplication des niches fiscales ; instauration du bouclier fiscal (2006, renforcé en 2007) ; explosion et affichage complaisant des plus hautes rémunérations (dirigeants d’entreprise, traders…) qui vont littéralement exploser. Dans le même temps, cependant, on va essayer de faire face aux situations nouvelles d’exclusion en mettant en place des planchers ou des filets de protection pour les plus pauvres.

Une société de plus en plus inégalitaire peut ainsi se donner bonne conscience

Une société de plus en plus inégalitaire peut ainsi se donner bonne conscience. Ce dispositif est mis en place dans plusieurs domaines. En ce qui concerne les revenus salariaux, le filet de protection du SMIC existait déjà depuis longtemps. Il a perduré et la politique du SMIC est restée relativement active, même si le SMIC français n’est pas aujourd’hui le plus élevé en Europe. Pour tous ceux qui ne peuvent bénéficier du SMIC, c’est un nouveau filet de protection qui sera mis en place avec, en 1988, l’instauration du RMI, remplacé en 2009 par le RSA. À cette protection de base, sont venues s’ajouter des mesures spécifiques visant à garantir aux plus démunis des droits élémentaires : en matière de santé avec l’institution de la CMU (couverture maladie universelle) en 1999 ; en matière de logement avec la reconnaissance du DALO (droit au logement opposable) en 2007.

Sauf pour le DALO, ces innovations viennent de la gauche. Elles visent à combler les lacunes du système de protection sociale. Leur efficacité s’est révélée inégale. Le DALO est important d’un point de vue symbolique, mais cela ne va guère au-delà dans les faits. La CMU a marqué un progrès réel, mais elle se heurte à de graves difficultés d’application du côté du corps médical. Le RMI, devenu RSA, est devenu une pièce importante et incontestablement utile du dispositif. La réforme de 2009 devrait se révéler d’effet limité mais positif. Mais cela ne suffit pas à combler tous les trous : il y a toujours des « sans » : sans papiers, sans domicile fixe...

Beaucoup de chiffres auront été cités. Mais il semble bien acquis que l’inégalité des revenus directs s’est accrue. J’en viens maintenant au second volet, celui de la redistribution.

Le rôle des prestations sociales et des services publics

La France n’a pas abandonné son modèle social. Le volume des dépenses publiques demeure important. L’effet mécanique de correction des inégalités qui en découle demeure donc. Mais, à supposer qu’on l’ait vraiment voulu, on n’a pas réussi à traiter de manière satisfaisante les problèmes nouveaux de la période.

Prestations sociales et services publics continuent de jouer mécaniquement un rôle important dans la correction des inégalités. Je renvoie à deux études parues dans la publication de l’INSEE intitulée « France, Portrait social. édition 2008 », et en particulier à la seconde, dont le titre suffit presque à décrire le contenu (Elise Amar, Nathalie Beffy, François Marical, Emilie Raynaud, « Les services publics de santé, éducation et logement contribuent deux fois plus que les transferts monétaires à la réduction des inégalités de niveau de vie »). Les auteurs calculent pour chacun des cinq quintiles des revenus des ménages, à partir du revenu net de la comptabilité nationale, le revenu disponible après redistribution et un revenu dit ajusté, incluant les prestations fournies gratuitement par les services publics. Pour le premier quintile (revenus les plus bas) le revenu net est augmenté de 50 %, si l’on ne tient compte que des transferts monétaires et de 150 %, si l’on tient compte des services publics.

Pour le cinquième quintile (revenus les plus élevés) les transferts monétaires diminuent d’un dixième le revenu net et les services publics le remontent à son niveau initial. Ces calculs ont été faits pour 2006. Il y a eu probablement peu de changements au cours de la période.

On voit que le système a un effet substantiel de redistribution verticale puisque l’écart entre le premier et le cinquième quintiles, qui est de 1 à 6,65 pour le revenu net, n’est plus que de 1 à 3,78 pour le revenu disponible, après redistribution et de 1 à 2,55 pour le revenu dit ajusté. On voit aussi, et cela vaut d’être noté, que l’effet correcteur des inégalités est plus important pour les services publics que pour les prestations sociales. Cet effet est particulièrement important pour l’éducation.

Celle-ci bénéficie fortement à toutes les familles, aisées ou modestes, mais ces dernières, qui ont en moyenne un plus grand nombre d’enfants, en profitent proportionnellement davantage. Il est important également pour les dépenses de santé, où il joue principalement en faveur des personnes âgées. Il est plus marginal pour le logement social, secteur dans lequel ce sont les prestations monétaires (allocations logement) qui ont le plus grand effet redistributif.

Ceci dit, ces données ne prennent pas en compte les facteurs sociologiques qui font que des dépenses de même montant peuvent avoir des impacts réels très différents suivant la catégorie socio-professionnelle de ceux qui en bénéficient. Il ne suffit pas d’offrir une prestation : ceux qui en bénéficient doivent pouvoir en tirer le meilleur parti. Je me réfère ici au concept de « capabilité », mis en avant par Amarta Sen. Ceci est vrai en particulier pour le secteur de l’éducation, vecteur principal de l’égalité des chances. Les familles les plus aisées sont en mesure d’exploiter avec plus d’efficacité que les autres les ressources du système scolaire et de les compléter en tant que besoin.

Ce qui m’amène à la seconde constatation.

On n’a pas réussi à traiter de manière satisfaisante un certain nombre de problèmes cruciaux de la période.

Je mentionnerai ici trois grands chantiers, en ne faisant que les évoquer :

  • Le chantier de l’égalité des chances

L’accès à l’éducation a continué de croître au cours de la période : on a avancé, au moins pendant un temps, mais sans l’atteindre encore, vers l’objectif de 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat qu’avait fixé Jean-Pierre Chevènement. Mais les perspectives d’intégration dans les voies les plus prestigieuses sont toujours aussi inégalement distribuées. Est-il vrai que l’ascenseur social soit en panne et comment le faire redémarrer ?

Sur la stratégie à mettre en oeuvre dans ce domaine, les points de vue divergent et il serait bien utile de chercher à les accorder. Je ne partage pas la critique vis-à-vis du collège unique, qu’il faut certes améliorer mais qui, à mon sens, a constitué une étape nécessaire. Il faut aussi s’interroger sur le rôle que pourraient jouer des institutions extérieures à l’école. Je pense ici à la voie de promotion sociale que le Parti communiste et les syndicats ont offerte aux enfants de la classe ouvrière et qui n’a plus son équivalent aujourd’hui.

  • Le chantier de l’égalité dans le travail

Cette égalité est compromise par les fractures qui se creusent au sein de la classe salariale et provoquent la montée de la pauvreté chez les actifs. Sont en cause non seulement le chômage, mais la précarité de l’emploi, l’émiettement des horaires, le temps partiel contraint, le harassement au travail. Le concept de sécurité sociale professionnelle, invoqué de divers côtés au cours de la dernière campagne présidentielle, reste à mettre en oeuvre dans les faits.

  • Le chantier de l’égalité dans la cité


J’entends par là les problèmes nés des inégalités cumulatives qui peuvent peser sur certaines catégories et compromettre leur insertion dans la vie du pays. Il y a ici des inégalités entre les inégalités. Il me semble que l’on a fait au cours de la période des progrès sensibles sur le terrain de l’inégalité entre hommes et femmes. En revanche, la situation des banlieues et des personnes issues de l’immigration, notamment du point de vue du logement et du cadre de vie, de l’accès à la formation et à l’emploi reste toujours aussi préoccupante.

Trois remarques conclusives

140 milliards de déficit sur le budget de l’État, pourquoi pas ? Mais 20 milliards de déficit sur les comptes sociaux, c’est inadmissible.La première c’est que l’on ne peut mettre en oeuvre une politique correctrice des inégalités conséquente si la politique économique générale ne crée pas des conditions propices à sa réalisation. Pour ne prendre que cet exemple, je ne suis pas sûr, à la réflexion, que l’accent mis par le gouvernement Jospin sur les 35 heures ait contribué à créer un climat favorable à la réduction des inégalités.

Seconde remarque : il est absolument nécessaire, si l’on veut pouvoir avancer en ce domaine, de remettre en cause certains tabous du discours économique dominant. En particulier, il faut démystifier les notions de prélèvements obligatoires et de dépenses publiques. On nous explique que l’augmentation des prélèvements obligatoires nuit à la compétitivité de l’économie du pays qui la pratique. Je pose la question suivante : en quoi le fait que les dépenses de santé aux État-Unis, qui sont nettement plus élevées qu’en France, ne pèsent pas sur les prélèvements obligatoires, est-il de nature à améliorer la compétitivité de l’économie américaine par rapport à la française ? On trouve, dans le rapport Stiglitz, quelques éléments de réflexion sur ce point. Mais ils sont encore insuffisants.

Ma dernière remarque porte sur les contradictions du discours sarkozien.

Premier temps : le « modèle social » français, présenté comme ringard, est fortement critiqué tout au long de la campagne présidentielle.

Second temps : le même modèle est remis en honneur avec la crise et on nous explique gravement que c’est en bonne partie grâce à lui que la France a été moins touchée que d’autres pays.

Troisième temps : voici le même modèle à nouveau compromis par les coupes qu’annonce le gouvernement : 140 milliards de déficit sur le budget de l’État, pourquoi pas ? Mais 20 milliards de déficit sur les comptes sociaux, c’est inadmissible.

En grossissant le trait, je dirai qu’après avoir donné beaucoup d’argent aux banques on va faire des économies sur la Sécu. Ce n’est à l’évidence pas la meilleure voie possible vers la réduction des inégalités.

 
Cette analyse et ces commentaires ont fait l'objet d'une intervention au colloque organisé par la Fondation Res Publica le 21 septembre dernier sur le thème « Mondialisation et inégalités en France ».

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