Organisations
Le CPF 2019, version finale ou version fatale (première partie) ?
Parmi les 180 décrets promis après la loi du 5 septembre 2018 (pour la liberté de choisir son avenir professionnel), trois explications de textes laborieuses (décrets des 14, 18 et 28 décembre) tentent de circonscrire et de rendre effectif un compte personnel de formation (CPF) censé s'exprimer et se réaliser en euros de formation dès le 1er janvier 2019.
Petit rappel sur le CPF et son prédécesseur, le DIF
Dans le secteur privé, le CPF succède à un DIF qui aura symbolisé à la fois les atermoiements, l'irresponsabilité et le peu de volonté d'apprendre et de changer de tout le corps social durant dix années (2004-2014).
Le DIF, un pari raté sur l'intelligence collective et sociale du pays
Le DIF était une promesse sociale à mi-chemin entre les congés payés de 1936 (tous les travailleurs ont le droit d'apprendre comme jadis de bénéficier de vacances) et une formation se réalisant désormais tout au long de la vie (on apprend, on s'adapte et on change non seulement au cours de son enfance et de sa jeunesse mais durant toute une vie professionnelle).
Le DIF était un dispositif intelligent, bien construit, qui aurait pu changer la formation et réenchanter des apprentissages professionnels enlisés entre l'éducation initiale, la complexité technocratique et le manque de moyens (humains et financiers).
Successeur du DIF, le CPF est un dispositif à la fois largement impensé, improvisé et infernal, qui étatise la formation sans la rendre plus efficace ou efficiente.
La version 2015 du CPF était la fois inefficace, coûteuse et inopérante.
- Le CPF évacuait l'employeur pour faire de la formation un exercice solitaire, parfois secret, censé rendre des individus laissés seuls face au marché de la formation plus compétents.
- Le CPF déresponsabilisait l'employeur sur le volet du développement des compétences (tout en le menaçant à mi-voix d'une pénalité de 3 000 € en cas de non-formation).
- Le CPF détruisait le concept de formation tout au long de la vie en prétendant relancer une centenaire et dépassée « école de la seconde chance ».
- Le CPF mélangeait et confondait tous les dossiers de formation dans une grande marmite sociale et inopérante (la formation des 6 millions de chômeurs, de 2 millions de jeunes sans éducation, les reconversions professionnelles des travailleurs, le développement des compétences des salariés en poste, des fonctionnaires etc.).
- Le CPF installait un système lourd et complexe de comptage d'heures dégressif dans le temps. Comme ce compteur était instable et impossible à sécuriser, les pouvoirs publics ont décidé de botter en touche en changeant une fois de plus les règles (remâcher et reformuler sans cesse permet de se dédouaner et de faire oublier les échecs précédents).
Le CPF monétaire est une impasse organisationnelle et financière.
Tant que le CPF (et autrefois le DIF) était exprimé en heures de formation, il était aisé d'être « généreux » et de multiplier les dotations (virtuelles) pour tous les travailleurs.
- 20 heures de DIF pour tous en 2004, 24 heures de CPF pour tous en 2014 et 35 heures de CPF selon l'ANI de février 2018 (rejeté par le Ministère du Travail au profit du CPF monétaire).
En transformant le CPF horaire en CPF monétaire, le système se précipite dans une impasse financière.
Petit rappel : en 2008 la Cour des comptes avait estimé que le DIF coûterait 11 milliards d'euros (et 77 milliards en droits cumulés) en année pleine de réalisation.
Dès lors que l'on monétise le CPF, il faut à la fois transférer le stock d'heures existant en euros de formation et appliquer des règles de comptabilisation pour les futurs CPF.
- De mai 2004 à décembre 2014, environ 1 milliard d'heures de DIF ont été cumulées par les salariés (75 % de ces heures seront sans doute perdues). Si l'on prend toutes ces heures de DIF en compte, cela représente 15 milliards d'euros.
- De janvier 2015 à décembre 2018, environ 10 millions de salariés (à temps plein) ont cumulé 96 heures de CPF ; s'y ajoutent le CPF des intérimaires (plus de 700 000 personnes) et celui des CDD (10 % des salariés, soit encore 2 millions de salariés), soit un autre milliard d'heures de formation.
Les dettes cumulées du DIF et du CPF (sur la base de 15 €/heure du Ministère du Travail) représentent donc 2 milliards d'heures, soit un montant global de 30 milliards d'euros.
Le flux annuel de nouveaux droits à la formation sera de 10 milliards d'euros :
- une acquisition pleine de 500 € par salarié (temps complet ou partiel), soit pour 16 millions de salariés un montant annuel à provisionner de 8 milliards d'euros par an ;
- un quart de la population adulte étant très peu qualifiée en France, en appliquant ce ratio (estimation de l'OCDE) aux salariés, on parvient à 4 millions de salariés bénéficiant de 50 % de droits en plus, soit 800 € par an, soit encore 2 à 3 milliards d'euros supplémentaires ;
- les travailleurs indépendants, les auto-entrepreneurs et les saisonniers bénéficieraient eux-aussi du CPF monétisé, soit encore 1 milliard d'euros supplémentaires.
L'équation financière du CPF monétaire est simple : comment réaliser un stock cumulé de 30 milliards d'euros + un flux de 10 autres milliards d'euros avec une cotisation annuelle plafonnant au mieux à 2 milliards d'euros (CPF classique + CPF de transition) ?
Le Ministère du Travail table sans doute sur l'échec à venir du CPF pour masquer cette impasse financière.
Échappatoires dont disposent les pouvoirs publics pour garder la fa(r)ce CPF
Trois solutions s'offrent aux pouvoirs publics pour échapper à cette infernale équation financière et sociale de droits octroyés mais non financés.
1. L'accumulation d'obstacles et de délais techniques pour décourager les « bénéficiaires » et rendre le dispositif aussi inopérant que possible : une application irréaliste et magique pour smartphone, des délais de réponse à rallonge (2 à 6 mois), un démarrage tardif en mars ou avril, des exigences de projets explicités de formation...
2. Le parcours du combattant ou la course contre la montre : selon le concept du « premier arrivé, seul servi », il serait possible d'installer des quotas officieux (par entreprise, par branche ou par CSP) ou encore une course pour les salariés désirant se former : début janvier, les demandes seraient acceptées ; en février, elles seraient retardées et dès mars/avril, elles seraient rituellement reportées (à l'année suivante).
3. Enfin, le pari (classique) sur l'échec prévisible (et programmé) du dispositif : à quoi bon financer ce qui ne marchera pas de toute façon ? Une « étude d'impact », bâclée (par le Ministère du Travail en avril) tablait sur 2,3 milliards d'euros nécessaires au CPF à partir de 2023 et le n° 2 du ministère, Stéphane Lardy expliquait en mars 2018 que « si en 2022, 4 % des travailleurs se forment d'une façon autonome, ce sera un succès ».
Des solutions existent malgré tout pour sauver la formation et sortir des faux semblants et de la procrastination. Ces solutions passent par la réorientation des 100 milliards d'argent public (les « politiques de l'emploi ») vers la formation des chômeurs (pour aussi ne plus siphonner les fonds des entreprises) et le réinvestissement obligatoire des employeurs pour la formation de leurs salariés (ce qu'organise haut et fort la loi du 5 septembre 2018, mais dans les seules entreprises de plus de 50 salariés).