Organisations
La formation tout au long de la vie au chevet de la société industrielle : la responsabilisation éducative (2ème partie)
Pour apprendre, il faut du temps et de la constance.
En 1995, l’économiste Jean Boissonnat écrivait qu’en 2015 il faudrait consacrer au moins 10 % de son temps travaillé à se former (soit près de 20 h par mois, 10 fois plus que le droit à la formation ne le permet actuellement).
Pour apprendre une langue étrangère aussi courante que l’anglais (anglais parlé correctement par moins de 10 % des salariés en France), il faut non seulement y consacrer quelques centaines d’heures mais aussi la pratiquer régulièrement.
Pour maîtriser les nouvelles technologies (de moins en moins nouvelles), il faut régulièrement s’entraîner, chercher et tester, apprendre sur de nouveaux logiciels ou de nouvelles machines. Il faut aussi parfois accepter d’oublier ce qu’on savait auparavant, se mettre en danger pour désapprendre et réapprendre toujours et sans cesse.
Une société duale des savoirs et des compétences ne risque-t-elle pas de se construire, bien plus inégale qu'aux temps industriels ?
Au printemps dernier, une étude du CEREQ sur les temps professionnels nous apprenait que les Français adultes passent en moyenne 0,3 semaine par an à se former. Sur un autre sujet, dans une autre étude (GFK cette fois) concernant les jeux vidéos, on apprend que les adultes en France passent 12 h par semaine en moyenne à jouer à des jeux vidéos (sur leur smartphone en général).
Le jeu n’est pas égal : 12 h par an pour se former, contre 12 h par semaine à jouer sur son téléphone. Comment éviter que rien n’aille plus professionnellement et que les jeux soient faits pour de nombreux travailleurs non qualifiés ?
L’économiste américain Tyler Cowen estime que la population américaine sera bientôt scindée en deux :
- ceux qui sont doués pour travailler sur des machines intelligentes,
- et tous ceux qui peuvent être remplacés par celles-ci.
« Les premiers vont prospérer, les seconds beaucoup jouer aux jeux vidéos ».
Est-ce cela que nous souhaitons et préparons en France ?
Comment demain espérer pouvoir garder un emploi ou développer un travail de qualité en étant illettré ou plus simplement insuffisamment préparé pour apprendre tout au long de la vie ?
À l’avenir, les adultes vont devoir beaucoup plus apprendre pour simplement rester employables (comme dans Alice de Lewis Carroll, il faudra souvent courir vite pour simplement rester dans la course).
C’est malheureusement le mouvement inverse qui se produit en France depuis les années 2000.Responsabilisation individuelle et sécurisation collective : quand les « lestes dévorent les lents »
Au temps industriels les « carrières » étaient linéaires, à l'instar des trains sur la voie de chemin de fer, (avec quelques rares aiguillages pour changer de direction), on filait droit, prenant rarement une tangente.
La vie professionnelle se faisait souvent chez un seul employeur (on y entrait parfois à 14 ans en apprentissage jusqu'à 65 ans).
Aujourd’hui, une vie professionnelle ressemble de plus en plus à une navigation chaloupée.
Certains font du cabotage, d’autres prennent le large (2 millions de nos compatriotes travaillent à l’étranger) mais chacun doit intégrer que les temps postmodernes ne seront plus ce long fleuve relativement tranquille qu’ont pu connaître nos aînés.
L’employabilité, le développement des compétences et des connaissances d’un salarié prennent toute une vie. Les individus doivent apprendre sans cesse, comprendre, intégrer les changements tout en devenant mobile et entreprenant.
Dans les entreprises les modèles éducatifs changent aussi : à l’entreprise le court terme et l’adaptation au poste de travail, au salarié la réflexion sur son avenir professionnel, les efforts pour se maintenir à flot.
Chaque travailleur doit donc intégrer et s’approprier le contexte économique et social dans lequel il évolue, il doit être en « veille métier et formation », capable de quitter une organisation, et même sa région, si une opportunité de changement (et donc d’apprentissage) se présente.
Qui aura encore les moyens de changer de métier en France en 2015 ?
Las, on ne devient pas mobile et entreprenant en un tour de main. Depuis les années 1970, nous avons fait peser l'essentiel du risque social et professionnel sur les deux extrémités du champ professionnel :
- quelques milliers d’experts, capables de s’investir sur des missions ou des chantiers qui requièrent toujours plus de spécialisation et de compétences,
- en face des millions de travailleurs progressivement déclassés par le « progrès » technologique, précaires ou non qualifiés. Attachés à leur poste de travail (et laissés sans formation) ils sont désormais en première ligne face à une économie mondialisée où la concurrence fait rage entre entreprises, systèmes économiques et même sociaux.
Le risque de disqualification professionnelle devient considérable.
Les travailleurs disqualifiés par la crise, la globalisation et l’automatisation sont majoritairement des hommes, des seniors et des ouvriers (ainsi que des femmes travaillant à temps partiel dans les services).
Ils n’ont pu se former du fait de la précarité de leur condition (obtenir un DIF quand on est en CDD ou multi-employeurs est quasiment impossible au vu des barrières et des conditions d’accès posées) ou du fait qu’ils n’ont même pas atteint les rivages du salariat.
Si cette dégradation éducative a pu s’installer depuis des années en France dans l’indifférence générale, celle-ci devient insupportable pour au moins deux raisons.
- La société de la connaissance pourrait rendre inemployables de très nombreux travailleurs. Si la société industrielle intégrait et mélangeait les situations sociales, la société postindustrielle clive et entraîne une sélection « naturelle » entre les employables et les autres,
- La classe moyenne est atteinte elle-même. Une part importante des emplois de bureau (le « back-office ») pourrait aussi être remise en cause (au siège d’une grande banque, on nous expliquait que parmi les administratifs on ne remplaçait qu’un départ à la retraite sur trois).
Les outils actuels de la formation : trop peu, trop lentement et trop tard
Les travailleurs français bénéficient certes de nombreux dispositifs de formation à côté du plan de formation de leur entreprise (le CIF, la VAE, les bilans de compétences, le DIF…) mais aucun de ces outils ne semble adapté au contexte de crise durable et de chômage massif que nous connaissons.
Pire encore, le seul dispositif qui avait la force et le capacité de refonder notre formation professionnelle, le DIF, va sans doute disparaître dans quelques mois. En effet, après l’avoir conçu sur de vagues promesses (il n’est pas un droit à la formation opposable et il n’est pas financé), les partenaires sociaux, incapables de constance, ont décidé de suivre les yeux fermés le patronat pour un ersatz de dispositif qui ne sera qu’un compteur égrainant de virtuelles heures de formation.
De nouvelles architectures et organisation sont nécessaires aujourd'hui mais changer au risque de bloquer le peu de choses fonctionnant encore (600 000 DIF par an tout de même) pourrait être un remède pire que le mal.
Pour changer les choses en formation, il faudrait non seulement transformer le système actuel (en prenant soin de ne pas tout déstabiliser pour dis ans) mais surtout aussi rétablir un équilibre en faveur des travailleurs non qualifiés.
Il faudra que les travailleurs qui ont bénéficié depuis 40 ans des meilleures études, des budgets formation des entreprises, acceptent de financer eux-mêmes désormais leur formation (comme c’est le cas dans plusieurs pays voisins). Il faudra aussi qu’ils se forment sur leur temps libre (les 35 heures avaient aussi été inventées pour libérer du temps pour se former) car il n’est plus possible pour les entreprises de prendre sur le temps travaillé.
Les travailleurs pauvres (encore une fois, pas nécessairement salariés) auront quant à eux besoin de tous les financements, de toutes les attentions, de stages et de parcours parfaitement encadrés (inutile d’espérer des miracles de formations automatisées en e-learning) et de temps effectifs pour se former.
Si la nouvelle loi parvient alors à doter les travailleurs non qualifiés de budgets suffisants pour se former très régulièrement, il faudra encore s’atteler au plus difficile.
Prendre conscience qu’apprendre est un effort, que chacun doit s’impliquer personnellement et durablement dans sa formation. Apprendre le soir, apprendre après le travail ou durant le week-end ou prendre sur ses vacances afin de raccrocher tout le train de la société de la connaissance. Pour cela, nous devrons nous doter d’une culture formation
La culture formation sera abordée prochainement dans un nouvel article.