Seita : la peau de chagrin
Gestion étatique et monopolistique décalée de la réalité du marché, manque d’anticipation, privatisation ratée, dissolution, dans une économie mondialisée avec son cortège de délocalisations et de fermetures d’usines, actionnariat avide, contraintes européennes trop lourdes, hausse des taxes…
L’histoire de la SEITA (Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes), illustre malheureusement à merveille les difficultés traversées par de trop nombreuses entreprises françaises ces dernières décennies. Avec la récente annonce de plusieurs centaines de licenciements, notamment dans le cadre du projet de fermeture de l’usine de Carquefou, près de Nantes, ce sont encore et toujours les salariés qui paient les pots cassés. Pourtant, l’entreprise réalise d’énormes bénéfices.
Monopole
En 1935, le SEIT a absorbé le monopole des allumettes pour devenir le SEITA. L’organisation contrôlait alors 22 manufactures de tabacs réparties sur l’ensemble du territoire national et vendait uniquement deux marques : Gauloises et Gitanes.
Conformément aux réformes de 1959 et 1961, le SEITA a pris la qualité d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC).
Mal anticipée, la suppression des barrières douanières au sein du marché commun en 1976 a entraîné la perte du monopole de fabrication et de distribution de tabac, ainsi que des pertes de parts de marché pour le SEITA face aux marques américaines, notamment en raison des préférences des consommateurs pour les cigarettes blondes.
Pour s’adapter, le SEITA a lancé deux marques de cigarettes blondes qui ont été des échecs (Philtres et Maeva). Le succès n'est venu qu’en 1984 avec le lancement des Gauloises blondes. Les marques de tabacs à rouler blond ont aussi été des échecs avant l’apparition de Gauloises et Amsterdamer dans les années 1980.
Privatisation inéluctable
Cette période a marqué le début du déclin de l’établissement. Ainsi, en 1994, moins d’une cigarette sur deux vendue en France était produite par le SEITA, et l’État a refusé toute création d’une marque nouvelle. Ces pertes de parts de marché ont entraîné une profonde restructuration qui s'est avérée fatale pour de nombreuses usines du SEITA devenue « la » SEITA en 1980, une société nationale. En 1981, les manufactures de Nancy et de Pantin ont fermé leurs portes. Elles ont été suivies par celles d’Orléans en 1982, de Lyon en 1987, de Marseille en 1990, de Dijon en 1993, de Châteauroux et de Périgueux en 1998. Pris entre les questions de santé publique, de création d’un marché commun toujours plus libéral et la défense de l’emploi, l’État n'a plus pu assurer correctement son rôle d’entrepreneur.
En conséquence, la SEITA a été privatisée en 1995. Vincent Bolloré entrait au capital aux côtés de la Société Générale, du CCF et de Bic.
Pour devenir compétitif face aux géants du secteur que sont Philip Morris et British American Tobacco, la SEITA a pris le contrôle en 1995 du fabricant polonais de cigarettes, ZPT Radom. Le 5 octobre 1999, elle fusionnait avec l’espagnol Tabacalera, devenant le premier fabricant de tabac en Europe, sous le nom d’Altadis. Seules les activités de cigarettes et de cigares ont été conservées. La fabrication d’allumettes a été cédée à un opérateur tunisien, Sofas. Les fermetures d’usines se sont poursuivies avec celles de Tonneins en 2000, de Morlaix en 2001, de Dijon en 2004 et de Lille en 2005, mettant un terme à la production des iconiques cigarettes brunes Gitanes et Gauloises en France.
En 2008, Altadis était rachetée par le groupe britannique Imperial Tobacco et devenait l'une de ses filiales. En 2010, la politique de délocalisation a continué, avec la fermeture des usines de Metz et de Strasbourg. Si la filiale SEITA-distribution, devenue depuis Altadis-distribution, commercialisant la majeure partie du tabac écoulé par les buralistes a apporté satisfaction dans un premier temps (il faut dire que la distribution n’a pas été investie par d’autres acteurs économiques), le site de Nancy a fermé le 30 avril 2014. Aujourd’hui, en 2014, 500 licenciements ont été programmés sur les sites de Carquefou et de Bergerac. Si le site de Bergerac pourrait être partiellement repris, l’usine de Carquefou va bientôt fermer.
Des licenciements injustes
Pour Ronald Schouller, secrétaire fédéral en charge du secteur à la FGTA-FO : « Ces licenciements sont injustifiés sur le plan économique, il s’agit juste d’engraisser un peu plus les actionnaires ». Rachid Mouassa, délégué syndical FO du site de Carquefou détaille : « Notre site exporte 60 % de sa production à l’étranger. Se réfugier sur le fait que la consommation sur le marché interne est en baisse n’est qu’un prétexte pour fermer et augmenter la profitabilité. Le prix d’un paquet de 20 cigarettes à la production est de 17 centimes, dont quatre centimes de frais de personnel. En délocalisant, ils vont peut-être gagner deux ou trois centimes par paquet… »
En 2013, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 937 millions d’euros nets pour 514 millions de bénéfice net. Sur les quatre dernières années, 1,9 milliards d’euros ont été redistribués aux actionnaires. Selon Rachid : « Chaque mois, un salarié rapporte 40 000 euros aux actionnaires ».
Quel avenir pour les salariés ?
Annoncée brutalement, la nouvelle de la fermeture du site de Carquefou est d’autant plus dure que la plupart des salariés du site venaient déjà d’autres usines ayant fermé auparavant. Ces salariés mutés représentent 80 % des effectifs actuels. Rachid est l’un d’entre eux. Sur incitation de la direction, il a quitté Strasbourg pour venir travailler près de Nantes dans le cadre d’un reclassement interne.
Comme bon nombre de ses collègues, le choix de la mobilité n’aura guère été récompensé.
Si la fermeture du site de Bergerac où travaille Dominique Pigeon, délégué syndical central FO, était programmée depuis deux ans, la décision de fermer l’usine de Carquefou a surpris tout le monde, à commencer par les salariés qui ont encore reçu un courrier de félicitations de la direction en début d’année, les encourageant à aller toujours plus loin… « Nous sommes l’une des meilleures usines du groupe, notamment du point de vue de l’efficience », note Rachid. « La direction nous a conseillé de rejoindre Nantes après la fermeture du site de Strasbourg plutôt que celle de Riom alors qu’aujourd’hui, l’usine de Riom est encore ouverte, c’est terrible. » Tous les salariés mutés se demandent comment rentrer chez eux sans argent. Pour Rachid : « Les drames sociaux ne font que commencer ».
Aujourd’hui, si les syndicats luttent pour préserver les emplois et éviter la fermeture des sites, la plupart des salariés sont usés par les PSE à répétition et n’y croient plus. Rachid témoigne : « La logique voudrait que l’on se batte pour l’emploi mais on sait que cela sera difficile, d’autant que la SEITA n’a jamais reculé face aux salariés ». Dominique Pigeon confirme : « Il y a encore quelques Mohicans qui pensent pouvoir faire changer le cours des choses mais la réalité n’est faite que de déboires et de plans sociaux. Je comprends les salariés qui sont écœurés et qui ne souhaitent qu’une chose, partir avec une indemnité la plus importante possible ». Sollicités, les pouvoirs publics n’ont pas souhaité répondre aux inquiétudes des salariés. Le dépeçage d’anciens fleurons de l’économie française devient banal, de même que les licenciements dans les entreprises réalisant d’énormes bénéfices. Dans un tel contexte, Rachid Mouassa prévient, amer : « Si on ferme des usines qui fonctionnent aussi bien que celle de la SEITA, alors on peut fermer toutes les usines. »