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23 / 06 / 2022 | 514 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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Le pardon en milieu professionnel est-il possible ? Est-il souhaitable  en matière de prévention ?   

Le pardon est-il un acte déraisonnable ? Comme le dit Jankélévitch le pardon est-il mort dans les camps de la mort ?  Cette question est importante en cette semaine de célébration qui cherche à valoriser la qualité de vie au travail et particulièrement les conditions de travail. En effet les collectifs de travail, les rapports entre les femmes et les hommes au travail sont souvent marqués par des tensions, de l’acrimonie et souvent par des haines recuites en raison de situations conflictuelles passées ou de comportements inadaptés. La question du pardon dans ce cadre interroge… 
 

Nous sommes dans une société qui valorise le devoir de mémoire. Ce dernier s’avère indispensable pour bon nombre de causes et d’agissements dont il convient de se souvenir à jamais pour ne pas retomber dans l’horreur. Si le pardon est possible, il reste néanmoins déterminé par la capacité humaine à pardonner en cela le crime commis, l’injustice proférée, les préjudices subis par les victimes ne doivent pas être trop monstrueux.


Les causes impardonnables et imprescriptibles sont si nombreuses que notre mémoire est d’ailleurs mise à dure épreuve. Rappelons quelques-unes de celles-ci sans viser l’exhaustivité : les génocides, la Shoa, l’extermination des Arméniens, celle des Tutsis au Rwanda, les crimes contre l’humanité, l’esclavage, la traite des esclaves et des êtres humains, la déportation, le déplacement de populations, l’apartheid, les guerres meurtrières et les massacres des civils comme celui qui se déroule en Ukraine, les assassinats, les tortures, les viols, les agressions sexuelles, les enlèvements etc…L’imagination des êtres humains en barbarie n’est plus à démontrer.  
 

Plus prosaïquement dans un milieu professionnel des épreuves peuvent survenir plus ou moins graves, plus ou moins contraints : des plans sociaux, des accidents du travail ou maladies professionnelles, des injustices, des spoliations, des pratiques de harcèlements sexuels et moraux et autres prévarications etc…dont il faudra aussi se souvenir pour capitaliser en prévention.

 

Gommer
 

Pour autant faut-il se souvenir de tout ? Ce devoir de mémoire s’impose t’il quant aux épreuves du quotidien ? Paul Ricoeur invite à la réflexion « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne trop de mémoire ici et le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués ». Le philosophe montre ainsi que « l’oubli est aussi extrêmement important, pour vivre, il faut savoir oublier beaucoup de choses »  


D’origine très modeste, appartenant à ce que les sociologues appellent les catégories populaires, ne disposant pas d’un univers culturel, j’ai dû m’employer à subvertir ma destinée sociale pour tenter de m’inventer un monde meilleur. S’il avait fallu que je me souvienne de toutes les remarques négatives que j’ai reçues au cours des vingt premières années de ma vie, je serais aujourd’hui rempli d’un sac de ressentiments effroyables et certainement ce poids m’aurait incliné à retenir des choix insatisfaisants pour mon existence. Choisir d’oublier et ne de ne pas se laisser entraîner dans des spirales négatives est une attitude précieuse pour celle ou celui qui veut avancer, qui veut s’épanouir. 


Parfois les blessures imposées sont telles, sur le plan psychologique qu’elles ne permettent pas d’aller vers l’oubli. Il en est ainsi souvent des violences sexuelles subies dans l’enfance ou même à l’âge adulte et qui meurtrissent à jamais. Certaines personnes parviennent à se reconstruire et à échapper à ce chaos issu de ces prédations. Parfois pas. Les actes suicidaires en relation avec ces violences sont hélas nombreux. Ils rejaillissent dans ces déséquilibres de l’âme. 


A contrario la méthode est très simple pour faire face aux petites épreuves, aux petits tracas que l’on subit dans la vie et en particulier dans la vie professionnelle, pour affronter tous ces problèmes quotidiens qui ne sont pas vraiment graves. La méthode c’est l’oubli.  La vertu de l’oubli est réelle. Ma chère mère qui a toujours été une source d’inspiration me disait « Je suis faite de toile cirée cela glisse de chaque côté ! » 

 

Dans une entreprise, dès que l’on travaille avec quelqu’un, que l’on s’investit dans un groupe ou dès que l’on dirige une équipe, il est inévitable qu’à un moment ou un autre, on se marche sur les pieds. Les mots ne sont pas toujours ordonnés comme il le devrait. Les comportements et les tonalités d’expression ne sont pas toujours exemplaires. Parfois la bienveillance nécessaire ne guide pas l’essentiel des pratiques…  Des tensions surviennent et alimentent critiques, reproches etc.  

Les actes condamnables doivent être sanctionnés et les victimes protégées et défendues

Pour digérer la chose, un comportement possible reste de ne pas en tenir compte « plus que cela ne devrait ! » dans la durée. De mettre « tout cela de côté » mais avec un temps d’introspection car il peut aussi être intéressant de réfléchir à la part de vérité qui surgit au détour d’un éclat de voix. Prendre sa part du problème, assumer ses actes en responsabilité, corriger ce qui doit l’être en humilité doivent inciter aussi à désamorcer ces escalades particulièrement si on a failli ou si on n’a pas été à la hauteur des espérances mises en nous. Ecrivant ces mots je ne cherche pas à inciter à la soumission, et au renoncement à la lutte contre les dérives ou les injustices.  
 

Les actes condamnables doivent être sanctionnés et les victimes protégées et défendues. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour maintenir des actions toxiques mais d’une mise en exigence d’une dimension du pardon. 


Le travail est très important dans nos vies. Il nous permet de gagner une rémunération pour vivre. Il nous invite à la créativité et à l’action collective. En cela nous nous créons une identité professionnelle et personnelle. Chacun sait, en particulier en France, combien compte le travail. Pas de soirée sans la sempiternelle question « Et toi que fais-tu comme job ? »   Une dimension en revanche est peu visitée et apparait essentielle. En ligne générale on ne choisit pas vraiment les gens avec lesquels on est amené à travailler. Chacun doit se frotter aux autres et ainsi faisant à ses propres limites. Chacun apprend à travailler avec les autres. A s’affiner à une meule collective. Chacun se dote ainsi d’une souplesse relationnelle. Cette civilité transmise par l’entrée dans l’emploi forme une socialisation et des liens d’appartenance. L’individu se raffine au contact des autres et apprend à s’adapter en permanence par des compromis plus ou moins nombreux. Cet apprentissage commence dans l’enfance au sein du noyau familial pour la plupart, se poursuit au sein du monde du travail. Cette découverte raisonnée de la relation aux autres est aussi, il faut bien le reconnaitre, tout au moins en partie, basée sur l’effacement des ressentis négatifs, par le pardon. Le pardon permet l’apaisement.    
 

En fait chaque personne apprend dans son parcours de vie à pardonner. Sur ce plan dans notre société judéo chrétienne, les chrétiens devraient être bien armés puisque les Evangiles les incitent au pardon. Le commandement du pardon devrait les conduire à abandonner « la dette de la souffrance subie ». A cesser de se « focaliser sur le mal supporté ». A ne pas se crisper sur les épreuves, sur les injures, et les offenses subies. « A remettre la dette » comme Dieu en quelque sorte aurait remis la dette des hommes.

 

Sans vérité pas de pardon
 

Oublier la dette est-ce la solution ? Est-ce toujours possible ? Le pardon est important. Non pas comme une injonction morale car pardonner ce n’est pas libérer la culpabilité de l’autre. En général celui qui fait du mal peut ne pas s’en rendre compte, voire quand il s’en rend compte il peut se contrefiche complétement de l’absolution qui lui est octroyée par la victime. En bref le plus souvent, ce dernier n’a pas souvent cure du pardon accordé par la victime même si quelquefois il se manifeste pour faire repentance…il suffit de voir le déroulement de certaines grandes affaires en justice pénale pour saisir que les personnes qui ont perpétré le mal ne sont pas toujours à demander pardon à leurs victimes…Très souvent elles se cherchent des excuses, et recourent à des artifices pour ne pas affronter la vérité…elles demeurent dans le déni et même au besoin elles cherchent à mobiliser des circonstances atténuantes. 
 

Les victimes, quand elles le peuvent, ne doivent pas attendre que le pardon soit demandé pour l’octroyer. Pardonner c’est justement cesser de se mettre en position de victime. C’est aussi faire en sorte que le mal qui nous a touchés ne nous touche plus. C’est en quelque sorte nous libérer. Pardonner c’est quelque part esquiver le mal. Esquiver le mal peut parfois être une bonne solution quand c’est possible, pour éloigner ce qui peut ronger de l’intérieur. Pardonner peut ainsi permettre de passer à autre chose.  
 

Cela reste facile pour les petits tracas mais il y a souvent des choses que l’on a du mal à digérer. Le mot digérer qui renvoie à la nourriture parait ici adéquat. Si on mange quelque chose qui nous reste sur l’estomac ou qui nous rend malade, le corps cette formidable machine va réagir. Il va au bout d’un certain temps rétablir les équilibres. Il peut mettre quelques heures (problème mineur) voire deux ou trois jours mais après, si l’équilibre n’est pas revenu cela signifie que l’être est confronté à une réelle gravité. Et il faut vraiment s’y attarder ( et dans le cas présent consulter un médecin). Le pardon dans ce cas sera sans doute un cheminement impossible. Mais le temps souvent nous aide à passer à autre chose. A relativiser. A prendre aussi notre part de responsabilité dans les conflits en raison d’une véritable introspection. 
 

Attendre s’avère souvent intéressant pour prendre les bonnes décisions. La valeur du temps est trop souvent négligée. On réagit ou on surréagit trop fort, trop vite. On contribue alors à une mauvaise écologie de la décision voire de la relation en suscitant en retour des interactions ou des rétroactions négatives. Quand une décision doit être prise avec des conséquences fortes la sagesse impose de prendre du recul, donc sans doute de prendre du temps. Faire un pas de côté pour mieux envisager tous les aspects du problème. Le temps est souvent notre meilleur allié. Le temps demeure l’allié le plus merveilleux qui soit pour traiter les graves difficultés que nous avons à rencontrer. Il y a des contrariétés que l’on gère en quelques minutes, d’autres en quelques heures, parfois il faut beaucoup plus de temps il faut admettre qu’il faille du temps dans ce processus pour digérer les problèmes. Et y répondre. Quelques fois on reçoit un véritable coup de massue et il faut du temps pour pouvoir – digérer- revivre après le choc- se réinventer. La souffrance peut alors nous envahir. Chez certaines personnes celle-ci peut conduire à la prostration et tarir toute énergie. Chez d’autres elle va être le ferment d’une voie nouvelle.  
 

Le pardon peut naitre d’une action spontanée. Il peut survenir au contraire d’actions engagées de manière volontaire. Ainsi la médiation en entreprise permet par le rétablissement du dialogue entre les deux parties, à partir de cette altérité retrouvée de cheminer vers l’autre et de mieux situer les facteurs de la conflictualité du ressentiment. Cette compréhension partagée permet de relativiser les intentions et les visions négatives. Souvent dans les organisations professionnelles, les fonctions dans le cadre d’une tension productiviste croissante peuvent conduire à blesser l’autre sans le vouloir. Resituer le contexte permet de trouver les chemins de la réconciliation.  

 

Il y a quelques années une DRH d’un grand groupe mutualiste m’avait fait part de son expérience. Elle avait procédé à une analyse approfondie de toutes les affaires judiciaires engagées aux prudhommes par ses services. D’après elle une bonne partie, sur une durée de 5 ans, aurait pu être évitée. « une tension survient, elle n’est pas vraiment traitée, un quiproquo peut même en être à l’origine, une vision négative de l’autre s’installe entre les parties, et puis les tensions perdurent jusqu’à l’affrontement final ! avec un peu de délicatesse, de bienveillance et de pardon on aurait pu éviter bon nombre d’actions judicaires stériles. Nous ne les avons pas toutes perdues mais que de temps gâché, que de gaspillage d’Energie, que de souffrance, tout cela parce que nous n’avons pas su rénover nos relations humaines en tendant la main quand il l’aurait fallu !»   

 

De même, la mise en analyse et en débat collectif, au cœur du dialogue social avec les représentants du personnel, des processus organisationnels et managériaux est essentielle. Très souvent de mauvaises pratiques de management, des décisions mal pensées sur le plan organisationnel meurtrissent de leurs conséquences parfois dramatiques des êtres humains au travail. Nos travaux d’expertise accomplis lors de diverses missions dont celles de France Telecom, du Technocentre Renault à Guyancourt etc…  permettent sur la base d’un travail de vérité de cheminer vers des processus de réconciliation. Les missions confiées aux experts, tiers préventeurs indépendants, sont dans ce cadre une chance pour l’organisation de faire remonter les constats du terrain sur les situations délétères. Très souvent ces situations sont méconnues par les dirigeants qui sont loin de ce terrain. Elles peuvent parfois être ignorées de manière volontaire par des cadres supérieurs dans le déni et la toute-puissance. En cela le processus de l’expertise indépendante organise cette possibilité de résilience en favorisant la caractérisation des faits et des pratiques au profit du débat collectif. 

 

Cette démarche de vérité est essentielle. Sans vérité pas de pardon. Sans vérité pas de reconnaissance possible des exactions et donc pas d’expiation possible ; l’établissement de la vérité sur les crimes et les délits commis permet d’engager des actions de réparation soit sur le plan pénal, justice dont le principe est de sanctionner les coupables soit d’engager des actions sur la voie d’une justice restaurative.  

 

Cette dernière peut prendre diverses formes ; conférences, cercles de sentence, rencontres victimes condamnés, etc. Pour les promoteurs de cette approche, la priorité n’est pas simplement de punir les coupables, de les sanctionner mais de remédier aux préjudices et autres dommages subis par les victimes afin de les aider à surmonter les vulnérabilités, les fragilités générées et de tenter de reconstituer ce que le crime, le délit est venu altérer.  

 

Cette approche a été mise en œuvre en Afrique du Sud à la suite de l’exemple Chilien, pour éviter la guerre civile et l’écroulement de l’économie à la fin de l’apartheid. La grandeur de Nelson Mandela a été de conduire son peuple vers ce qu’il appelait la Nation Arc en Ciel. Très tôt il s’est insurgé contre l’apartheid, par son courage et son abnégation il a conduit une lutte implacable depuis son enfermement, mobilisant tout un peuple de 1960 jusqu’en 1994, année ou la victoire des droits de l’homme l’a emporté, (enfin), dans les urnes.  

 

Au centre de son action se trouvaient les valeurs de compassion, de responsabilité, de vérité et de pardon Nelson Mandela avec une grande élégance a ainsi invité à déjeuner le procureur tortionnaire qui avait requis contre lui, trente ans plus tôt,  la peine de mort , il  a soutenu l’équipe des Springboks en finale de la coupe du monde de rugby en 1995 allant jusqu’à enfiler le maillot de cette équipe emblème de la domination blanche de l’époque. Il a organisé un processus de réconciliation sur la base de la justice restauratrice. Une commission vérité et réconciliation a été créée avec des moyens importants pour établir la vérité et faire la lumière sur les violations des droits de l’homme au temps de l’apartheid. Cette commission a mis au centre les victimes, plus de 22 000 témoignages ont été recueillis et traités dans un large débat avec l’ensemble du pays, ces victimes ont narré leurs souffrances à la suite des assassinats, des viols, des déplacements de population, des enlèvements et autres tortures.  La commission a aussi mis en cause sur le plan individuel les responsables des violations des droits de l’homme ; Ces derniers s’ils reconnaissaient les faits pouvaient bénéficier d’une amnistie. L’équation était simple l’amnistie était accordée de manière conditionnelle par la Commission à ceux qui en faisait la demande expresse. Ensuite ils devaient accepter de coopérer à l’établissement de la vérité en révélant leurs actes, par leurs aveux ils gagnaient alors la liberté, ils n’étaient plus poursuivis. La tranquillité en échange de la vérité. Bien sur certains ont avoué par calcul, par simulacre, souvent les aveux ont déformé les faits, mais la vérité avec sa profondeur inouïe d’inhumanité est apparue et chacun a pu prendre en compte l’étendue des souffrances supportées par le peuple noir en Afrique du Sud.  

 

Une autre voie était-elle possible pour Nelson Mandela ? La vérité n’est pas toujours aisée à tracer. Un procès retentissant a eu lieu pour juger sur le plan pénal le général Magnus Malan qui avait organisé les escadrons de la mort afin de détruire les leaders et résistants africains. Après dix huit mois de procédure, il a dû être relaxé fautes de preuves pour le faire condamner.  

 

La voie de justice choisie par Mandela a favorisé la croissance économique qui ne s’est pas faite sans le maintien de profondes inégalités. Cette voie a néanmoins évité au pays de poursuivre sur les chemins de la violence et de la tension permanente.  Cette justice réparatrice pourrait sans doute inspirer plus le monde du travail car l’analyse des jugements rendus sur le plan pénal donne hélas aux analystes lucides peu d’espoir que ces sanctions favorisent une réelle prévention. Punir ne suffit pas. 

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Si il s'agit de la "réalité", Nietzsche ne sera pas surpris de voir le concept de vérité ainsi totémisé surgir à propos de pardon, vérité qui n'a pas de rapport avec un possible pardon pour lui (et même qui s'y oppose). Freud doit s'attrister de voir autant de naïveté sur ces sujets perdurer, et le fantasme du tout conscient encore aussi actif. Cet oubli des bases de la philosophie du XXieme siècle ne doit amuser que Schopenhauer !

Si il s'agit d'idéal et pas de réalité, la religion traite beaucoup mieux de ces questions, ou du moins toutes y réfléchissent vraiment depuis longtemps !

Séculariser de grandes questions philosophiques/religieuses ne se fait pas en procédant par de simples affirmations. On s'attend à ce que les neurologues s'y mettent pour que la fête soit complète. Cela ne devrait pas tarder !