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15 / 10 / 2021 | 375 vues
Eric Peres / Abonné
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Évaluation : un exercice qui tourne trop souvent à vide

L’entretien d’évaluation est un rendez-vous incontournable dans la plupart des entreprises. Ce qui n’empêche pas de nombreuses critiques sur les outils proposés ou l’utilisation des comptes rendus par la direction. Évalués et évaluateurs, les cadres managers connaissent les deux versants de cet exercice annuel et ils n’en pensent pas moins...

 

En matière d’évaluation, certains salariés sont plus gâtés que d’autres.

 

Chez BearingPoint, le groupe de conseil en management et en technologie d’origine américaine, les salariés cumulent une évaluation annuelle classique, une évaluation de mi-année et une évaluation pour chaque mission de plus de trois semaines.

 

« Nous recevons systématiquement une note entre 1 et 5. L’évaluation se déroule en deux temps sur une plate-forme électronique. La personne évaluée remplit un formulaire de quatre pages. Puis la hiérarchie, le n+1 ou le n+2 donne son point de vue dans une partie spécifique. Enfin, l’associé qui chapeaute le service relit, demande d’éventuelles modifications aux managers et donne le feu vert pour renvoyer le document à la personne évaluée. Celle-ci peut refuser de signer mais n’a pas le droit d’ajouter un commentaire », explique Arthur Deneanu, délégué syndical FO et élu au CSE.

 

De l’avis général, le système est pesant et il n’aide pas à améliorer les relations entre managers et collaborateurs. Seule l’évaluation de fin d’année est prise en compte pour les promotions et augmentations de salaire.

 

Chez LCL, l’évaluation annuelle se déroule sous forme d’une « check list ». Elle est complétée d’une évaluation trimestrielle qui s’intéresse au chiffre d’affaires réalisé et permet de calculer le montant du revenu variable. La première a lieu en fin d’année civile ou au tout début de la suivante. Le manager compare les objectifs fixés au collaborateur pour l’année écoulée avec les résultats obtenus puis la discussion s’engage. Lourdeur et lenteur du système sont des reproches souvent lancés pour caractériser les outils et procédés d’évaluation imposés par les directions d’entreprise.

 

« La préparation de l’entretien prend du temps. Il faut expliquer et justifier toute différence entre résultats attendus et obtenus. Or, la réalisation d’un objectif ne dépend pas uniquement des efforts de la personne évaluée mais aussi de l’activité et des décisions prises chez nos clients, dans d’autres départements du groupe ou à des niveaux hiérarchiques supérieurs », relève Estella Palacios, cadre chez Carrefour marchandise internationale et déléguée syndicale FO.

 

Autre reproche entendu, le manque de liens entre l’évaluation proprement dite et le vécu du salarié. « Le système est très descendant. Mon manager ne tient absolument aucun compte de mes commentaires ou explications. Il se base sur son ressenti personnel. Je peux demander à discuter avec mon n+2 mais aucune procédure de révision n’est prévue. Je dépose mes commentaires sur le site spécifique sans avoir la certitude qu’ils soient lus », estime Thierry Mathon, conseiller de clientèle et responsable syndical FO chez LCL Rhône-Alpes. Cette interrogation sur l’utilité de l’évaluation, est partagée par beaucoup de salariés, cadres ou non cadres.

 

Chez Renault, où la gestion des ressources humaines a toujours été basée sur des référentiels et des outils censés apporter de la rationalité, Mariette Rih (déléguée syndicale centrale FO) estime que, même si le système a le mérite d’exister, il tourne à vide. « L’outil méthodologique pour gérer l’entretien annuel ne peut être ignoré. Il s’agit de deux formulaires normés sur le bilan de l’année passée et les objectifs de l’année en cours. Mais l’individualisation croissante de l’évaluation entraîne des biais importants, surtout lorsque le supérieur hiérarchique n’a pas de relation fonctionnelle avec le salarié évalué. Et sur le fond, l’exercice ne permet pas forcément à un manager d’améliorer son écoute, son coaching ou son savoir-être, ni à un collaborateur en difficulté de trouver de l’aide », Gilles Brusson, élu FO au CSE du siège de Renault, abonde dans son sens.

 

« Aucun outil ne pourra jamais transformer une personnalité toxique en un manager à l’écoute. Or, les objectifs fixés ne sont pas toujours mesurables, raisonnables et atteignables. Il y a donc de l’espace pour de la subjectivité et de l’injustice. »

 

Pour autant, l’évaluation est à la mode.

 

Depuis les années 1980, elle accompagne l’individualisation croissante de la gestion des RH et des salaires. Une étude du centre d’analyse stratégique datée de 2011 relevait que l’évaluation des salariés constituait un outil de gestion des RH privilégié pour 77 % des entreprises privées. Directement importée des États-Unis, cette pratique a fini par avoir une existence légale en France. Le Code du travail impose en effet à l’employeur d’assurer l’adaptation des salariés à leur emploi (art L. 6321-1). Logiquement, évaluer son personnel est indispensable pour reconnaître les besoins de formation nécessaire à l’évolution des métiers et des fonctions.

 

En juillet 2002, la chambre sociale de la Cour de cassation a confirmé ce droit en affirmant que « le pouvoir de direction né du contrat de travail donne le droit à l’employeur d’évaluer le travail de ses salariés ». Mieux, avec les lois du 31 décembre 1992 et du 17 janvier 2002, l’évaluation est devenue un droit pour les salariés qui peuvent la réclamer à travers le bilan de compétences et la validation des acquis de l’expérience. Avec pour objectif, de voir reconnaître et récompenser de nouvelles compétences personnelles.

 

Mais, du texte de loi à la pratique, il y a souvent un monde de différence.


Logiques financières



« Évaluer pour faire progresser le savoir-faire des salariés est un objectif louable. Mais, en réalité, l’évaluation est largement détournée par certaines directions d’entreprise et cache des logiques financières ou arbitraires, voire discriminatoires, moins avouables », estime Clara Gandin, avocate au cabinet 1948 avocats. « Bien entendu, au cabinet nous ne voyons que les salariés victimes du système mais il y a tous ceux qui subissent sans réagir, en pensant que s’ils font le dos rond, leur situation s’améliorera. Certains supportent des changements incessants de critères, d’autres se voient imposer des critères sans lien avec leur métier ou leur poste de travail. Des femmes dont les qualités professionnelles sont reconnues et appréciées pendant des années vont subitement être mal notées après leur retour d’un congé maternité. Enfin, grand classique, dans certaines entreprises, l’évaluation des syndicalistes aboutit toujours sur des remarques désobligeantes concernant leur esprit d’opposition ou leur manque de disponibilité ».

 

C’est sans compter les méthodes de ranking* non écrites qui persistent malgré leur interdiction légale. « On devine leur présence à travers les témoignages. Il n’y a pas suffisamment de postes pour promouvoir tous ceux qui le mériteraient, ni d’enveloppe budgétaire pour augmenter tout le monde. Dans ce cas, les critères nébuleux ou difficiles à évaluer sont bien utiles pour cacher les décisions prises en fonction d’affinités ou d’inimitiés personnelles », ajoute l'avocate.

 

« L’évaluation annuelle, c’est du bla-bla destiné à faire avaler le refus des augmentations de salaire et le manque de progression professionnelle aux salariés. Ça sert aussi à repérer les salariés qui sont récalcitrants et les ‘talents rares’ qu’il faut conserver ». Anouer Souai est en guerre contre le mode de management d’Econocom, un gros prestataire de services informatiques qui compte 8 000 salariés en France.


Le délégué syndical dénonce l’individualisation à outrance de la gestion du personnel et pointe du doigt les 25 % de taux de renouvellement annuel. « Le système est fait pour protéger les revenus astronomiques des associés en gardant les salaires au plus bas. La frustration est énorme chez les salariés, les cas de harcèlement ne sont pas rares et les démissions sont nombreuses. Mais toutes les boîtes d’informatique ont adopté le même système ». Ce jugement à charge est partagé par Pascal Régnier, DS central FO World-line qui insiste sur la facilité avec laquelle une évaluation se transforme en outil de discrimination syndicale. « Les tâches qui me sont attribuées sont répétitives et inintéressantes et j’ai été sorti du planning de mon équipe sans raison ni explication mais ma hiérarchie me reproche mon manque de motivation. Impossible de monter en compétences en interne alors que j’ai obtenu un diplôme d’ingénieur au CNAM. Je n’ai jamais aucune échéance, ce qui permet à mon n+1 de me reprocher de ne pas terminer à temps. D’ailleurs, il ne tient jamais compte de mes nombreuses délégations syndicales ou d’élu ».


Laisser une trace écrite


Plus généralement, un délégué syndical (qui préfère rester anonyme) souligne que les résultats de l’évaluation annuelle du personnel ne modifient en rien le strict contrôle de la masse salariale décidé par la direction. « Les décisions d’ordre financier sont prises dans le processus d’élaboration du budget. Dans mon entreprise, la direction des ressources humaines fixe des quotas de notes (bon, moyen et mauvais) par échelon et les managers s’arrangent pour que le résultat des évaluations respecte ces recommandations. Difficile de croire aux vertus du système d’évaluation dans ces conditions ».

 

Face à ces pratiques frustrantes, certains salariés se tournent vers les représentants du personnel ou les syndicalistes. « À cette occasion, je deviens un peu psychologue. Les salariés ont d’abord besoin de s’épancher et de partager leur détresse. Ce n’est qu’après avoir vidé leur sac qu’ils peuvent entendre mes explications et mes conseils », relate Anouer Souai.
 

Le syndicaliste décortique la logique globale pour permettre à ses interlocuteurs de réaliser qu’ils ne sont pas coupables mais bien victimes d’un système. « Contrairement à ce qui nous est constamment rappelé, ce système n’a pas pour objectif de récompenser les salariés qui « performent » ou d’aider les autres à progresser. Il est pensé pour justifier des décisions managériales, bonnes ou mauvaises, prises au-dessus de nos têtes dans l’intérêt à court terme de la direction », affirme-t-il.

Aucun syndicaliste sérieux ne peut affirmer qu’il va pouvoir modifier les résultats d’une évaluation. Mais tous conseillent de laisser une trace écrite, pour pouvoir, si nécessaire, démontrer les incohérences de son manager sur plusieurs années ou porter l’affaire aux Prud’hommes . « Le seul intérêt de l’entretien est d’offrir une occasion unique pour s’expliquer avec son responsable, lui parler de sa charge de travail et négocier sur ses objectifs. Au final, ça permet de cerner sa personnalité. Si vraiment, il n’y a pas moyen de parvenir à se mettre d’accord, alors il faut contester le compte-rendu par écrit », ajoute Jérôme Marty, directeur d’une caisse locale du Crédit Mutuel à Toulouse et DS FO du groupe bancaire.


Discuter et sonder


L’évaluation est-elle pour autant une pratique à combattre ? Ancien permanent syndical, Pascal est directeur d’une agence bancaire dans l’est de la France et s’occupe des entretiens d’évaluation annuels des conseillers de clientèle attachés à son agence. Il est lui-même évalué par son directeur régional. Son point de vue est plus nuancé. « Je reconnais que des critères comme l’investissement, l’application ou l’engagement personnel ne sont pas très précis. Il est donc possible pour l’évaluateur de broder dans un sens ou dans un autre. Sa personnalité pèse logiquement sur ses commentaires mais pas plus que sur son mode de management. L’intérêt de l’entretien d’évaluation réside ailleurs. C’est le seul moment dans une année où l’on peut prendre le temps de discuter du métier, de l’organisation de l’équipe ou de ses aspirations personnelles ». Et d’ajouter que l’entretien d’évaluation est un exercice qui se pratique à deux. « Les salariés peuvent en profiter pour sonder leur responsable hiérarchique sur son sentiment concernant les critères d’évaluation imposés par la direction ou, plus généralement, sur l’évolution du métier, les résultats de l’agence ou ceux de l’entreprise ».

 

Traduction, il n’est jamais inutile de chercher à améliorer sa relation avec un supérieur hiérarchique. Et se tenir au courant permet d’anticiper sur les évolutions qui modifieront la suite de sa carrière professionnelle...Un salarié (en particulier un cadre) ne peut plus se contenter de correctement faire son travail ; il doit développer un savoir-faire « relationnel ».

 

(*) Le ranking est une pratique managériale qui tend à évaluer puis classer les collaborateurs afin « d’éliminer » les moins performants.

 

Entretien avec Clara Gandin, avocate chez 1948 Avocats, qui considère que l ’évaluation est une procédure trop souvent détournée.
 


Le Code du travail donne-t-il des précisions concernant l’évaluation des salariés ?

Il ne rend pas l’entretien d’évaluation obligatoire mais les articles L. 1222-1 à 4 y font référence plus ou moins directement. L’article L. 1222-2 indique que toute information demandée au salarié dans le cadre de l’exécution de son contrat doit permettre « d’apprécier ses aptitudes professionnelles » et que « ces informations doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l’évaluation de ses aptitudes ». L’article L. 1222-3 précise que « les méthodes et techniques d’évaluation des salariés doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie ». L’évaluation doit donc avoir porté sur des compétences appréciables objectivement, rapportées à l’exercice concret d’un métier et à une fiche de poste. Dans le cas contraire, le droit n’est pas respecté.
 


À votre connaissance, le droit est-il respecté ?

L’évaluation peut être une opportunité pour un salarié si son travail est reconnu et si cela nourrit sa progression professionnelle mais les outils imposés par les entreprises sont régulièrement détournés et dissimulent l’arbitraire de certaines décisions. C’est notamment le cas de la gestion des carrières et des augmentations des syndicalistes et représentants du personnel. Par ailleurs, ces outils incorporent souvent des critères subjectifs, comportementaux et flous comme « l’adhésion aux valeurs de l’entreprise », le « courage », le « savoir-être » (lequel est rarement défini) le « leadership » ou encore « l’esprit d’innovation ». Ces notions ne sont ni quantifiables ni mesurables et laissent libre cours aux préjugés des évaluateurs. Alors que l’évaluation doit théoriquement aussi permettre de dégager des « axes d’amélioration » des performances du salarié.
 


L’entretien d’évaluation peut-il se confondre avec l’entretien professionnel ?

Non. L’entretien professionnel est décrit par le Code du travail à l’article L. 6315-1. Son objet n’est pas d’évaluer le travail du salarié mais de le faire bénéficier d’un « état des lieux récapitulatif [de son] parcours professionnel ». C’est l’occasion de vérifier qu’il a « suivi au moins une action de formation, acquis des éléments de certification par la formation ou la Validation des acquis de l’expérience (VAE), bénéficié d’une progression salariale ou professionnelle ». Dans les entreprises d’au moins 50 salariés, celui qui n’a pas bénéficié de ces entretiens et d’au moins deux mesures sur les trois, au cours des six années précédentes, doit voir son compte personnel de formation abondé.


La jurisprudence a-t-elle fait évoluer la situation dans un sens favorable aux salariés ?

Un arrêt de la Cour d’appel de Toulouse du 21 septembre 2011 a clairement jugé les critères d’évaluation sans lien avec l’activité professionnelle illégaux. Les juges ont estimé que si « des critères reposant sur le comportement ne sont pas a priori illicites, encore faut-il qu’ils soient exclusivement professionnels et suffisamment précis pour permettre au salarié de les intégrer dans une activité concrète et à l’évaluateur de les apprécier avec la plus grande objectivité ». Autrement dit, des critères comme « agir avec courage », « faire face à la réalité», « faire preuve d’autonomie », « avoir des capacités de communication » ou encore « avoir de la compassion » sont subjectifs et ne peuvent être invoqués pour évaluer le travail d’un cadre, d’un ouvrier ou d’un employé.
 


Des critères subjectifs sont-ils encore employés dans certaines entreprises ?

Quels que soient  les outils employés, on retrouve des critères d’évaluation peu précis dans de nombreuses entreprises. Comme « la capacité de travailler en équipe » ou encore « la disponibilité » qui permettent de critiquer les syndicalistes dont la hiérarchie veut bloquer l’évolution ou refuser une augmentation. De la même façon, l’évaluation permet de justifier la promotion ou la régression d’un salarié en fonction des besoins de l’entreprise. Au niveau individuel, l’ambiance et la façon dont un entretien d’évaluation est mené découlent directement de la qualité des relations avec son supérieur hiérarchique... Le salarié qui n’est pas d’accord avec son évaluation doit impérativement la commenter pour apporter des réponses et du contexte aux reproches formulés.

 


Quelle doit être la procédure pour mettre en place ou modifier un système d’évaluation ?

L’employeur ne peut mettre en place ou modifier un système d’évaluation sans une présentation devant les représentants du personnel élus au comité social et économique. Il a aussi l’obligation d’avertir la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dans le cas où les documents édités à l’occasion de l’entretien seraient conservés sous forme de fichier électronique. Je précise que le ranking, c’est-à-dire le classement des salariés en fonction de leurs performances, ce qui implique nécessairement une « fin de peloton » des mal notés, n’est pas légal.

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