Organisations
Le déni des conséquences de l'organisation du travail en projet sur la santé
Les recherches de la jeune sociologue Lucie Goussard se focalisent depuis sa thèse sur « l’organisation du travail en projet ». Elle a poursuivi ses recherches en post-doctorat dans un centre de recherche industrielle, afin d’analyser de plus près les conséquences de cette organisation du travail sur la santé des travailleurs qualifiés.
Lucie Goussard fait partie des lauréats 2012 du DIM Gestes.
C’est interpellée par le suicide de trois cadres d’une grande entreprise industrielle du secteur automobile, ayant eu lieu en l’espace de quelques mois, que Lucie Goussard (aujourd’hui 31 ans) a souhaité comprendre comment ils travaillaient. Pour les besoins de sa thèse menée sous la direction de Jean-Pierre Durand (Université d’Evry), elle est alors entrée en contact avec des salariés et a découvert, dans leur service de conception, l’organisation du travail « en projet ».
« L’organigramme était matriciel. Les techniciens et les ingénieurs avaient non seulement un chef de groupe, qui exerçait sur eux un pouvoir hiérarchique, mais aussi un ou plusieurs chefs de projet en même temps. Les équipes de travail regroupaient des salariés issus de plusieurs métiers différents, et étaient régulièrement renouvelées, tous les trois à six mois dans certains cas ». Un environnement « assez déstabilisant ». En outre, la doctorante remarque que cette organisation complique la formation de collectifs de travail, susceptibles de la remettre en question. Résultat : isolés, les ingénieurs et les techniciens n’avaient pas d’autre choix que d’y consentir malgré une certaine pénibilité, par ailleurs relativement niée par la direction. Soucieuse de vérifier ces analyses, la doctorante a ensuite poursuivi cette enquête dans un centre d’ingénierie aéronautique.
« Déni »
Poursuivre ses travaux sur l’organisation en projet après le doctorat était pour la jeune sociologue l’occasion de traiter davantage de ses conséquences sur la santé. Un axe qui n’avait, selon elle, pas été suffisamment traité dans sa thèse, où elle s’était davantage penchée sur l’implication et le rapport au travail. Cette fois-ci, elle a pris pour terrain un centre de recherche industrielle dans le secteur de l’énergie, également organisé en projet. « Je voulais enquêter sur une organisation du travail qui me semblait nouvelle et sur laquelle peu de travaux avaient été menés en sociologie, contrairement aux sciences de gestion ». C’est donc pour son projet « la santé des travailleurs qualifiés dans les organisations par projet. De l’expression au refoulement des pénibilités : quelles modalités d’actions de prévention ? », qu’elle a obtenu en 2012 une allocation post-doctorale du DIM Gestes.
Depuis, 80 entretiens et une dizaine d’observations sur poste de travail ont été réalisés. Après avoir rencontré les représentants de la direction, du personnel, des médecins du travail, des techniciens, des ingénieurs et des chercheurs, la jeune sociologue a de nouveau constaté un certain « déni » des difficultés du travail en projets. L’entreprise étant anciennement nationalisée, les maux des salariés sont notamment relativisés par les statuts très protecteurs dont ils bénéficient et qui n’est pas négligeable en période de chômage de masse. « Ils ont aussi la réputation d’être des salariés difficiles à contrôler, très autonomes, rétifs à toute forme de contrôle, et s’intéressant davantage à la recherche fondamentale qu’à la recherche appliquée, demandée par l’entreprise. Mais ce sont des stéréotypes ». Des incompréhensions qui ne vont par ailleurs pas sans s’accroître puisque, année après année, le profil des membres de la direction change : il ne s’agit plus uniquement d’anciens chercheurs montés en grade, susceptibles de bien comprendre le travail réel, mais d’ingénieurs au profil généraliste et aux carrières marquées par la mobilité entre les différentes directions du groupe.
Dispersion
Bien que les bastions disciplinaires soient plus préservés dans la recherche que dans l’ingénierie, pour Lucie Goussard, la tendance n’en reste pas moins au délitement des collectifs, d’autant que les chercheurs travaillent sur un nombre de plus en plus important de projets. « Ils ont de moins en moins le temps d’aller aux réunions disciplinaires, de confronter leurs résultats à ceux d’autres chercheurs… ». Autre difficulté : la perte de temps liée au passage d’un projet à l’autre. « Constamment sollicités, ils sont souvent obligés de changer de travaux de nature très différente. Ce qui s’avère contre-productif : retrouver à chaque fois le fil de sa réflexion demande du temps ». Sans même compter les activités hors travail scientifique, ou « périphériques », qu’il s’agisse de tâches de gestion, de tâches administratives, d’entretien de réseaux pour décrocher des financements ou de veille scientifique. Des tâches nombreuses et chronophages.
« Et cela l’est d’autant plus qu’elles n’ont parfois aucun sens ». C’est notamment le cas du reporting car « les chercheurs passent leur temps à contourner ces outils pour masquer le travail réel, les dérives de budget, de délais, dans l’optique de préserver leur réputation et d’être sélectionnés pour des contributions importantes sur les projets les plus prestigieux, où les conditions de travail sont généralement moins difficiles que lorsqu’ils sont chargés de petites parties de très nombreux projets différents ».
Les maux de la surcharge et de la sous-charge
La jeune sociologue a alors identifié plusieurs facteurs de problèmes de santé au travail. Le premier : la surcharge de travail. C’est notamment le cas des managers. « Certains d’entre eux travaillent près de 60 heures par semaine, avec une grand partie réalisée à domicile, le soir et le week-end. Nombreux sont ceux qui déclarent ne pas pouvoir prendre plus d’une semaine de vacances, au risque de mettre un an à rattraper leur retard ». Ulcères, fatigue généralisée, prises de poids, troubles du sommeil… Les plaintes sont nombreuses. Également concernées par ces risques, les femmes chercheuses à temps partiel, généralement mères de famille, qui cherchent à cumuler ce rôle avec leur profession. Or, pour « rester dans la course », « elles travaillaient quatre jours au bureau mais aussi le mercredi en gardant leurs enfants… Face à de nombreuses tensions entre leurs injonctions maternelles et professionnelles, certaines « décrochent » en prenant des projets plus petits et moins intéressants, d’autres tentent tenir les deux bouts, non sans risque sur leur santé ».
Les chercheurs en « sous-charge », n’étant pas appelés sur les projets, ne sont pas non plus épargnés. « Il s’agit de ceux dont les activités ont été interrompues suite à une restructuration, une décision stratégique, une fermeture de laboratoire ou une interruption de projet, ou bien de ceux dont les projets sont passés d’un département à un autre, suite à des jeux d’acteurs entre des managers qui cherchent à récupérer des projets importants dans leur unité pour en accroître l’activité et la renommée ».
Refoulement/expression
N’est-il pas plus complexe de remettre en question une organisation du travail pathogène, lorsque l’on exerce le métier (-passion ?) de chercheur ? « En effet. C’est d’ailleurs l’un des arguments évoqués pour dénier leurs difficultés : les chercheurs ont tendance à penser que s’ils se rendent malades, après tout, ce n’est pas de la faute de l’entreprise ou de l’organisation, mais d’eux-mêmes car ils s’engagent trop dans leur travail ».
Sauf que, selon la sociologue, les tâches réalisées à domicile, le soir, le week-end et pendant les vacances ne le sont que parce que les chercheurs peinent à trouver suffisamment de temps au bureau. « Ils traitent par exemple leurs courriels (80 à 150 par jour pour les managers) et effectuent des tâches nécessitant de la concentration, comme de la lecture ou des rédactions de notes scientifiques… Impossibles à réaliser au bureau puisqu’ils sont constamment interrompus, sollicités et donc dispersés ». Pourquoi certains sont-ils dans le refoulement et d’autres dans l’expression de critiques ? « Cela dépend de ce dont ils souffrent. Les chercheurs qui refoulent sont surtout ceux qui sont en surcharge de travail. Ils peuvent d’abord être concernés par des problèmes de santé au travail sans en avoir conscience, croire qu’ils en sont responsables, qu’ils ne sont pas assez efficaces ou pas assez « endurants » et donc, sans les revendiquer, demander du soutien ou une réparation. Ils peuvent ensuite penser que leurs difficultés sont constitutives de leur métier et, enfin, les taire parce qu’ils s’inscrivent dans une perspective de carrière ascendante. Ces salariés sont d’ailleurs généralement très reconnus par leur entourage professionnel. Le plus souvent, ils ne commencent à exprimer leurs difficultés que lorsque leur corps craque ».
Pour les chercheurs en « sous-charge », la problématique est différente : « ce ne sont pas leurs compétences qui sont mises en cause mais l’utilité de leur discipline ou de leur projet au regard des préoccupations des clients… Certains doivent donc se reconvertir dans une autre spécialité. Ce qu’ils vivent particulièrement mal ». Mais, par là même facilite la remise en question des choix stratégiques de l’entreprise, notamment pour ceux s’étant spécialisés dans les énergies renouvelables qui estiment que les crédits accordés ne sont pas à la mesure des enjeux de leurs recherches.
« Je pense que le travail en projet a de nombreux points commun avec d’autres sortes d’organisations du travail contemporaines et qu’il a même tendance à concentrer plusieurs traits caractéristiques du nouveau modèle productif : individualisation de la relation salariale, délitement des collectifs, dispersion, « gestionnarisation » du travail avec de plus en plus d’indicateurs à renseigner qui n’ont pas toujours de sens, ou sont parfois détournés… Je pense que l’organisation par projet constitue donc une sorte de laboratoire pour explorer le travail aujourd’hui ».
Que fait-elle d’autre actuellement ? Outre ses enseignements à l’IUT de Brétigny-sur-Orge et autres projets de recherches, rédaction d’articles, participations aux colloques, la jeune femme poursuit son enquête dans le centre de recherche spécialisé dans l’énergie et cherche, plus particulièrement, à approfondir sa compréhension de la surcharge de travail et de l’envahissement des tâches de gestion sur le cœur de métier.
Références :
- « Travailler en projets dans la R&D. Contraintes temporelles et transformations du travail de recherche », Temporalités, n° 18, 2013 (avec Tiffon G.).
- « Le consentement limité au travail. Résistances et consentement des salariés de l’ingénierie automobile », Tracés, n° 14, mars 2008, p. 175-194.
- La rationalisation dans tous ses états. Usages du concept et débats en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Sociales, 2013 (avec Sibaud L.).