Organisations
« La santé au travail n’est pas une discipline. C’est toute sa richesse et en même temps sa faiblesse » - Corinne Gaudart
Après une licence en psychologie, Corinne Gaudart a commencé à travailler, durant son année de DESS en psychologie du travail à Toulouse, dans un cabinet de consultants ergonomes. L’occasion de se pencher sur la conception dans le secteur agroalimentaire et d’être sensibilisée aux problématiques d’organisation du travail et de santé. Elle a ensuite poursuivi avec un DEA en ergonomie, au laboratoire de l’EPHE à Paris, à l’époque dirigé par Antoine Laville. C’est celui-ci qui lui a proposé de travailler avec le CREAPT (Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail), un réseau de recherche qui venait alors d’être constitué en collaboration avec Serge Volkoff. C’est également Antoine Laville qui a dirigé sa thèse, soutenue en 1996, sur les transformations de l’activité avec l’âge dans les tâches de montage automobile sur chaîne.
Entrée au CNRS en 2002 et au LISE en 2008, Corinne Gaudart a continué de travailler avec le CREAPT dont elle a repris la direction en 2012, après Serge Volkoff. Tout au long de sa carrière, elle a eu l’opportunité de travailler dans des secteurs professionnels très divers : automobile donc, mais aussi sidérurgie, dans le tertiaire, le BTP, les hôpitaux, la pétrochimie ou encore, plus récemment, l’aéronautique. Avec, toujours comme fil rouge, la thématique de l’âge au travail. « J’ai toujours tenté d’attraper les relations entre âge et travail, à la fois en considérant l’âge comme catégorie, c’est-à-dire l’âge à un moment donné, mais aussi comme un processus, dans une vision beaucoup plus diachronique ».
Qu’apportent les questions de temps, de « temporalités » à l’ergonomie ?
Les questions relatives à l’âge et au vieillissement au travail ne sont pas du tout nouvelles en ergonomie. Elles ont même précédé le CREAPT. Ces préoccupations étaient déjà formalisées par les ergonomes, dont Antoine Laville pour qui le vieillissement relevait d’un accroissement du temps vécu. La création du CREAPT, avec des ergonomes, des statisticiens, des démographes, avait pour objectif de s’intéresser au processus de vieillissement au travail en croisant des approches qualitatives et quantitatives, en vue de saisir ces liens en évolution, et dans leurs différentes dimensions temporelles. Il s’agit donc vraiment d’un croisement pluridisciplinaire. Plus récemment, l’approche de l’ergonomie constructive, qui insiste sur une conception du travail comme un potentiel opérateur de santé et participant au développement des compétences des gens, remet au goût du jour la question du temps, des parcours professionnels et la question de savoir comment ils se construisent. Les travaux du CREAPT, en considérant le vieillissement comme un accroissement du temps vécu, contribue ainsi à éclairer cette problématique des parcours.
Le vieillissement au travail n’est-il pas perçu en France essentiellement sous la forme du déclin ?
Oui, en effet. Il y a une approche très péjorative organisée sur le modèle de l’usure plutôt que de celui de l’accroissement de l’expérience. Je n’ai pas travaillé, en temps qu’ergonome, sur la question des stéréotypes sociaux directement mais je peux constater qu’ils orientent souvent les demandes qui nous sont adressées. La littérature, notamment en sociologie, montre que ce n’est pas propre à la France. Cela dit, les dispositifs français qui ont permis de financer des départs anticipés (s’ils pouvaient se justifier par ailleurs) ont pendant plusieurs décennies participé à renforcer ces stéréotypes. L’idée d’être « vieux » et de n’être « plus en capacité », est très associée à cet âge de départ. On est même soupçonné d’être en incapacité quelques années avant de partir à la retraite…
Cela n’a-t-il pas à voir avec la capacité, considéré réduite chez les « seniors », de s’adapter à un environnement changeant ?
En effet, c’est le cas dans un marché du travail caractérisé par le flux et le changement permanent. C’était déjà présent dans des sondages réalisés à l’après-guerre mais entretemps on a pu constater une accélération du changement. Il y a donc un énorme travail à réaliser en matière de déconstruction des stéréotypes liés à l’âge. Le problème est circonscrit à une certaine catégorie de gens, ce qui peut, de fait, dédouaner de s’intéresser au travail et à ses effets. Il y a alors tout un déplacement de points de vue à opérer dans les entreprises pour considérer autrement les liens entre l’âge et le travail. Considérer ces liens comme un objet de recherche en tant que tel est donc important pour soutenir cette population qui, en raison de son parcours de travail, peut rencontrer des difficultés. Tout comme utiliser l’âge comme un révélateur des transformations du travail.
Dans votre article*, on comprend que l’expérience est souvent négligée. Vous parlez de « présentisme », qu’est-ce ?
Je suis allée chercher ce terme chez l’historien François Hartog, qui ne s’occupe pas spécifiquement de travail. Il permet de comprendre les conséquences des temps sociaux, à la fois de manière synchronique et de manière diachronique. On peut faire un parallèle assez fort entre la manière dont se caractérise l’intensification du travail et ce qu’il nomme « présentisme ». Ce régime opère une rupture avec le passé et le futur ; le présent est vécu comme un ajustement permanent et de court terme. On peut lire la flexibilité des outils et de la main d’œuvre, l’accélération des rythmes, comme relevant du présentisme. Celui-ci fragilise particulièrement les plus âgés en leur empêchant d’accéder à leur expérience passée, mais aussi les plus jeunes quand, par exemple, le temps de la transmission se trouve réduit.
Eux aussi ont une histoire…
Oui. Quand on travaille sur les questions de transmission, on se confronte souvent à une représentation des anciens comme étant âgés et des nouveaux comme étant jeunes et sans expérience. Ce que véhiculent aussi les politiques publiques, avec ses débats et accords, qui se focalisent sur des catégories d’âge. Toujours dans les stéréotypes. Mais aujourd’hui, la question d’être ancien ou nouveau est très dépendante de parcours aujourd’hui destandardisés et aux changements de métiers. On peut, à 35 ans, être à la fois ancien et nouveau selon son parcours. Cela revient à interroger les prêt-à-penser.
Vous abordez donc ces questions à travers le concept de « temporalités », en rappelant qu’il ne faut pas se limiter à la seule prise en compte du temps linéaire et chronologique. Quels sont les autres types de temporalités ?« Le temps n’est pas seulement quantitatif, il est aussi qualitatif et indissociable de son contenu. »
Encore une fois, je suis allée puiser dans des travaux d’autres disciplines. C’est un concept qui est souvent utilisé en référence au calendrier, à la durée, au rythme, en référence au temps chronologique, et quantitatif. Or, le temps n’est pas seulement quantitatif, il est aussi qualitatif et indissociable de son contenu. Les temps sont ainsi pluriels et peuvent entrer en conflit selon les objectifs qu’ils soutiennent.
De la nécessité de produire un « temps à soi »
Pour les gens, il s’agit donc d’une « alliance » à réaliser entre des temporalités qui ne sont pas toujours aisément compatibles ?
Les psychiatres Paul Sivadon et Adolpho Fernandez-Zoïla, qui se sont penchés sur le temps de travail, conçoivent l’activité comme une recherche permanente de quelqu'un pour tenter d’allier des temps externes, imposés, avec des temps internes qui tiennent compte de leurs objectifs propres. La question est de savoir comment on peut en faire une alliance durable. Car il faut pouvoir se reconnaître dans son temps… S’il n’y a pas réappropriation par le travailleur, s’il est impossible de « produire un temps à soi », alors, pour ces auteurs, cela peut produire des « maladies du temps », c’est-à-dire une dégradation de la santé au travail.
Comment fait-on pour « produire un temps à soi » ?
Je peux donner un exemple concret sur lequel j’ai travaillé avec une doctorante, Jeanne Thébault : un service de gérontologie en CHU, qui a été beaucoup secoué pendant des années avec des changements de spécialité (orthopédie, puis médecine générale), sans que le personnel soignant ne reçoive de formation spécifique, le tout dans un contexte de réduction des effectifs. Nous avons appris que, quelque temps auparavant, toutes les anciennes du service étaient parties, du fait d’une mésentente avec l’encadrement sur la manière de s’occuper des personnes âgées. Là, nous avons collectivement une rupture : c’est un service qui n’a plus d’histoire. Nous avons suivi l’activité de transmission qui s’est mise en place entre une aide-soignante et sa stagiaire, à laquelle s’est greffée au dernier moment une nouvelle aide-soignante, qui avait cependant déjà de l’expérience en gérontologie. Nous avons vu comment, petit à petit, cette nouvelle a pris la main sur le dispositif, et en a profité pour affirmer auprès de sa collègue ce que cela voulait dire, pour elle, de s’occuper de personnes âgées. Là, on peut dire qu’elle re-confectionne ce temps de formation, qu’elle réattribue des objectifs à ce temps… Cela lui permettait aussi de débattre des règles de métier et de marquer ses repères. Donc la question du temps à soi, en l’occurrence, c’est vraiment l’idée de se réapproprier un espace au départ conçu sans elle, d’y apporter ses propres objectifs et d’affirmer ce que sont, pour elle, les règles du métier. Ce qui lui permet également de construire son propre parcours dans ce service, avec les repères qu’elle apporte.
La transmission demande temps et énergie… Mais on devine dans votre article que les organisations n’y accordent pas beaucoup d’importance.
En effet. La vision de la formation dans l’entreprise repose beaucoup sur les dispositifs, très formalisés, pas toujours organisés sur le lieu de travail et limités dans le temps. On a le sentiment que l’on va faire rentrer ce temps d’apprentissage dans ce dispositif. À côté de ces dispositifs formalisés, on peut trouver des formations « sur le tas », au fil de l’eau, avec une vision un peu simpliste des choses qui consisterait à dire : « Il suffit de mettre les gens ensemble et ça va se passer ». Évidemment, c’est plus compliqué que cela. D’abord, on ne s’improvise pas tuteur. Par ailleurs, c’est un contexte dans lequel il y a tension entre l’activité de production (dans laquelle il faut continuer d'être performant) et l’activité de transmission. Toute la difficulté est de parvenir à les articuler. C’est souvent très usant pour les tuteurs et les « nouveaux ». On considère que cela ne demande pas de temps supplémentaire et que le temps de la transmission s’articule « naturellement » aux objectifs de performances. Mais cela peut provoquer beaucoup de dégâts en termes de santé. À savoir que transmettre signifie rendre visible sa propre activité en tant que tuteur et donc parfois rendre visible auprès de soi-même et des autres ce que l’on fait mais qui ne nous convient pas forcément. Du point de vue de la qualité par exemple, quand une belle toilette dans un service hospitalier prend 25 minutes mais que l’on n’a jamais 10 minutes devant soi… Que transmettre ?
En quoi le DIM Gestes vous a-t-il aidée vous, personnellement, et qu’a-t-il selon vous apporté au monde de la recherche sur le travail ?
« La pluridisciplinarité est importante car la nouveauté se développe souvent aux marges. »Il y a pour moi un intérêt initial majeur : la santé au travail n’est pas une discipline. C’est toute sa richesse et en même temps sa faiblesse d’un point de vue institutionnel. Donc l’idée de mettre en place un réseau, en recensant et soutenant les chercheurs qui s’intéressent à cette question me semble fondamental. Il est aussi intéressant de constater que nous sommes finalement assez nombreux, ce que nous ne croyions pas forcément auparavant à titre individuel. Ensuite, la pluridisciplinarité est importante car la nouveauté se développe souvent aux marges. C’est un espace qui me semble donc tout à fait pertinent et stimulant. Il est aussi important de pouvoir soutenir financièrement des formations doctorales et des colloques, dans des perspectives pluridisciplinaires, car la santé au travail a beau revenir régulièrement dans le débat public, il n’est pas du tout évident de la faire reconnaître institutionnellement.