Canaliser l’expression des salariés ne se décrète pas
Les approches participatives prennent des formes différentes selon qu’elles s’intègrent dans un accord de qualité de vie au travail, constituent des phases de pré-négociation d’accords sur le travail en lui-même ou sont unilatéralement proposés par les syndicats.
« L’expression des salariés, la coopération ou l’autonomie ne se décrète pas. Les salariés ont perdu l’habitude de parler d’un travail qui est aujourd’hui devenu essentiellement quantifié et source d’une grande violence », lance Lydia Couchaux, présidente du cabinet Alteo, partenaire expert de l’atelier organisé le 28 mars sur les modalités de l’expression des salariés, qui intervient dans le cadre des expertises légales sur les conditions de travail, à la demande des CSE ou des CHSCT encore en place.
QVT et groupes d’expression chez Thales
Signé en avril 2018, l’accord sur les conditions de vie au travail (QVT) de Thales prévoyait que les groupes d’expression se mettent en place dès septembre à l’initiative de chaque manager de proximité. L’idée étant de ne pas avoir plus de 20 salariés dans des groupes amenés à se réunir deux fois par an, en plus de la réunion de lancement, sur le temps de travail (environ trois heures). Les groupes se sont seulement mis en place quasiment un an plus tard. Il a fallu s’assurer que les responsables locaux des ressources humaines aient été en capacité de jouer les animateurs et assurer le compte rendu si les volontaires peinaient à émerger des quelque 2 000 groupes sensés voir le jour. Il s’agit de canaliser des solutions opérationnelles, en privilégiant un retour de proximité. Les réponses seront retournées aux intéressés sous deux mois au maximum et aux syndicats dans le cadre de la commission de suivi de l’accord.
« Le cadre de l’expression se révèle contraint et cela ne peut déteindre sur la capacité critique. Nous souhaiterions par exemple que le sujet du développement d’une filière médicale pour réduire la part de nos activités militaires puisse avoir une place dans les groupes d'expression. Il s'agit de parler du sens du travail, un vrai sujet de qualité de vie au travail », explique Grégory Lewandowski, délégué syndical CGT chez Thales, qui souligne les moyens de la direction pour distiller sa parole dans les orientations stratégiques de l’entreprise. Cette emprise passe aussi par les associations internes à l’entreprise pour la promotion de l’égalité professionnelle ou l’intégration des recrues. « La direction incite d’ailleurs les salariés à promouvoir Thales sur les réseaux sociaux mais en alertant sur les risques induits par des critiques qui seraient publiques », précise Gregory Lewandowski.
QVT et baromètres chez Axa
Chez Axa, la direction se donne les moyens de mettre ses engagements sur le grill interne, via Pulse, le questionnaire sur la QVT revisitée. Comme chez Thales, la démarche est intégrée dans l’accord sur la QVT avec des syndicats qui sont dans la boucle de restitution globale des résultats (avec les verbatims) alors que Pulse se veut être un levier d’animation des équipes. Fini le précédent baromètre annuel et ses 70 questions sans implication des syndicats. Place à Pulse et à ses 11 questions posées chaque semestre. « C'est un support d’échange au sein des équipes pour avancer concrètement sur l’organisation du travail et contribuer à des plans d’action adaptés à des périmètres bien identifiés. Le fait d’engager la discussion avec l’équipe responsabilise les managers dans la réalisation effective des engagements pris auprès des salariés», explique Anne Fourneau, en charge du pilotage et du support commercial chez Axa Santé & Collectives et qui encadre en direct une équipe d’une vingtaine de salariés dans laquelle les résultats de Pulse sont discutés sous l’animation d’un volontaire non hiérarchique. Les managers ne manquent pas par ailleurs de comparer ces résultats entre eux, pour mieux saisir les marges de progression.
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Négociation participative à la Maif
Chez Thales et Axa, le participatif s’intègre dans la QVT. Pas à la Maif où les salariés ont été directement invités à co-construire l’organisation du travail dans le cadre d’un accord de méthode. En 2017, 13 % des 7 000 salariés se sont ainsi portés volontaires pour participer à des groupes d’expérimentation en amont de la négociation d’un accord qui a notamment remis à plat les temps de travail en mode élargissement.
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« Le cadre d’expression était contraint aux différents projets portés par la direction mais nous avons décidé de jouer le jeu car une partie des salariés attend de participer. Des contreparties financières qui n’étaient pas prévues au départ ont été accordées au regard des retours des groupes. L’élargissement du télétravail a également fait partie des concessions », souligne Adel Rachedi, délégué syndical CAT à la Maif. Cette phase de « co-construction » s’est traduite par la négociation d’un accord en deux mois. Fin juillet 2017, la CFDT, la CFE-CGC et la CAT ont signé l’accord OSER (organisation souple épanouissante et responsabilisante). Ils pèsent pour un peu plus de 54 % des voix. Les signataires mesurent leur responsabilité tant le cadre de cet accord d’aménagement du temps de travail conjugue rupture et souplesse. Les syndicats opposés à la démarche (CGT, FO et UNSA) arguant du fait qu’accepter le principe des expérimentations revenait de fait à acter le projet de la direction. Notamment sur l’annualisation, impossible à expérimenter. Il n’empêche que la CAT, première organisation syndicale depuis les élections de novembre 2018, est prête à rejouer le jeu. L’occasion devrait se présenter avec la prochaine négociation sur les emplois et les compétences avec la redéfinition des postes. Un bon levier participatif…
Les conditions de la confiance
« Le recueil de l’expression des salariés doit permettre de faire évoluer l’organisation du travail. Mais la confiance est essentielle pour permettre aux gens de se livrer. C’est ainsi qu’au cours de l’une de nos missions, des paroles ont récemment révélé un fonctionnement clanique généralisé et du harcèlement sexuel au niveau d’une usine car les chefs d’ateliers ont une totale autonomie pour déterminer les primes et recruter sans que la DRH ne soit dans la boucle. Dans cette situation, ce sont les femmes intérimaires qui subissent cette violence. L’autonomie ne peut pas rimer avec laisser-faire. Il y a là un véritable dysfonctionnement organisationnel », précise Lydia Couchaux. Certaines directions reconnaissent cette valeur ajoutée apportée par un tiers et écoutent les salariés pour interroger l’organisation du travail. Encore faut-il avoir en face des DRH en capacité de corriger les dysfonctionnements générés par les exigences de performances. C’est assurément s’exposer.
Partition participative syndicale
Le cas d’Orange illustre bien à quel point le participatif ne se décrète pas. Plazza, le réseau social interne n’affiche pas un niveau d’adhésion décoiffant tandis que les Agrumes (ex-TSQTBCOQ), le groupe privé spontanément lancé sur Facebook il y a 4 ans, compte 12 000 membres salariés parmi lesquels se mélangent tous les profils avec une équipe de modérateurs bénévoles qui veillent à ne pas laisser passer les contributions politiques, religieuses ou syndicales, quand bien même beaucoup sont par ailleurs engagés dans les différents syndicats du groupe.
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Agrumes continue donc de vivre même s’il a tendance à voir les plus jeunes salariés partir sur d’autres réseaux, comme Instagram par exemple. « L’éditorialisation du fil des contributions dictée par l’algorithme de Facebook rapproche les membres qui partagent le plus de points communs. On touche là les limites de l’exercice car cela va à l’encontre de la diversité des échanges », souligne Sébastien Crozier, président de la CFE CGC d’Orange, qui reconnaît toutefois que le groupe reste un excellent moyen de prendre le pouls. Le syndicat s’adapte et diversifie sa stratégie d’engagement. Sur LinkedIn par exemple, avec des représentants qui affichent clairement la couleur. Pour renforcer la proximité, le syndicat a organisé un débat sur un thème fort, à l’occasion de son dernier séminaire militant : le droit comme arme de guerre économique, avec les interventions d’Arnaud Montebourg, ancien Ministre de l’Économie et de Frédéric Pierucci, ex-cadre d’Alstom ayant passé deux ans en prison aux États Unis et auteur du livre Le piège américain. Résultat : plus de 500 participants. Pour Sébastien Crozier dont le syndicat porte désormais l’idée d’organiser des assises de la rétribution pour mettre les multiples variables d’une rémunération globale en débat : « participer à ces rencontres, c’est l’occasion de prendre du recul et d’ainsi libérer d’autant plus facilement l’expression des salariés ». Une illustration de la capacité des syndicats à jouer leur partition participative en solo, parallèlement aux actions initiées par la direction.