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Conditions de travail et survie de sans-papiers aux États-Unis
Lauréate du DIM Gestes en 2013, la jeune doctorante Ana Portilla revient des États-Unis, où elle a enquêté plusieurs mois sur la condition immigrée dans un quartier d’une ville du nord de la Californie
Ana Portilla, 28 ans, est née en France, d’un père français et d’une mère mexicaine. Elle a grandi au Mexique, puis a émigré avec sa famille aux États-Unis à l’âge de 14 ans. Une expérience de vie qui explique sans aucun doute, du moins en partie, son intérêt pour l’intégration des immigrés outre-Atlantique, objet de sa thèse. Si la sociologie a fait partie intégrante de son cursus aux États-Unis (licence en « liberal arts » ou arts libéraux), la jeune femme ne s’est pas tout de suite dirigée vers la recherche. C’est comme secrétaire juridique, dans un cabinet d’avocats spécialisé dans le droit des étrangers qu’elle fait ses premiers pas sur le marché du travail à San Francisco. « Au départ, je souhaitais devenir avocate et me spécialiser dans le droit des étrangers. Mais j’avais le sentiment de devoir faire « entrer les gens dans des cases », c’était très frustrant ». Et de constater : « une part importante de la population immigrée ne bénéficie d’aucune régularisation. Même lorsque certains « citoyens-modèles » vivent et travaillent aux États-Unis depuis une vingtaine d’années ». Elle quitte alors le cabinet d’avocats et décide de partir en France.
Conditions de travail et vulnérabilité face aux expulsions
« C’est à ce moment-là que j’ai pensé à reprendre la sociologie ». Elle intègre alors le master « pratiques de l’interdisciplinarité » (ancien master « enquêtes, terrains et théories », ENS/EHESS). Après un mémoire de master 1 sur les femmes demandeuses d’asiles en France, elle étudie, en master 2, les ouvriers sans-papiers latinos œuvrant à la reconstruction de la Nouvelle-Orléans post-Katrina. Son enquête ethnographique montrait que leur vulnérabilité face aux expulsions n’est pas seulement déterminée par la demande de travail sur le marché local ou par les politiques fédérales du gouvernement de Barack Obama mais aussi par l’importance de nouvelles pratiques policières locales sur les expulsions. Celles-ci sont majoritairement « justifiées » par des infractions banales telles que l’oubli de la ceinture de sécurité et elles augmentent à la faveur d’une précarité avancée de l’administration juridique et policière qui trouverait chez les sans-papiers, selon la doctorante, une cible facile pour répondre aux quotas d’arrestation.
Cette enquête lui a permis de constater que les conditions de travail et la vulnérabilité face aux expulsions variaient beaucoup entre les sans-papiers, en fonction notamment des ressources sociales dont ils disposent. Elle a alors envisagé une thèse à partir de ce questionnement. Terrain d’enquête cette fois-ci : une ville du nord de la Californie, dans laquelle elle a déjà passé plusieurs mois entre novembre 2013 et juin 2014.
Approcher, écouter… « Ethnographier » la condition immigrée
Pour entamer cette recherche, la méthode ethnographique lui est apparue comme étant la plus utile. « Après la Nouvelle-Orléans, j’ai voulu réduire l’échelle et me concentrer sur la population d’un seul quartier ». Son terrain d’enquête, un quartier populaire d'immigrés, où cohabitent différentes nationalités latino-américaines, est aussi en voie de gentrification. « C’est donc un lieu privilégié pour observer les différents rapports sociaux qui façonnent la condition sans-papiers aujourd’hui ».
Si le terrain se trouve en Californie, un État plutôt « tolérant » envers les sans-papiers, la jeune femme mène sa recherche dans le contexte d’application du programme fédéral de partage d’empreintes digitales (« secure communities »). Comme à la Nouvelle-Orléans, ce programme fait collaborer tous les services d’immigration aux niveaux à la fois fédéral, étatique et local. But initial : expulser les non-citoyens accusés de délits graves. Mais, comme le soulignait Human Rights Watch dès 2011, « 59 % des personnes expulsées au titre du programme entre octobre 2008 et juillet 2011 n’avaient fait l’objet d’aucune condamnation pénale ou n’avaient été condamnées que pour de petits délits, notamment des infractions au code de la route ».
Sa propre histoire l’aide-t-elle à approcher ses enquêtés sur le terrain ? « Si la proximité est facilitée avec certains, avec d’autres c’est la distance qui prime et qui est même nécessaire pour se faire accepter en tant que jeune femme dans des groupes parfois exclusivement masculins. Il est donc « impératif de travailler les relations avant même les entretiens. Il faut s’adapter en fonction de la personne rencontrée car il arrive parfois qu’elle dise ce qu’elle croit que l’on veut entendre ». D’où l’importance d’une approche en douceur. « Il me fallait recueillir des données un peu inédites, c’est-à-dire qui n’auraient pas été évoquées dans un autre cadre : sentiment de solitude, soucis économiques, éventuelles difficultés matrimoniales… Ces éléments semblent être des détails personnels mais ce sont des données précieuses qui aident à comprendre les différents types de ressources dont ils disposent et comment ils les utilisent : comment gèrent-ils leur condition ? Cherchent-ils de l’aide ? Comment cela se reflète-t-il dans leur travail ? »
Un groupe social et des ressources hétérogènes
Lors de ses premiers mois d’enquête dans un quartier d’une ville californienne, Ana Portilla a pu côtoyer des ouvriers journaliers du bâtiment mais aussi des ouvriers du bâtiment stabilisés et syndiqués, des commerçants ou encore des travailleurs de l’économie informelle. Une « diversité de métiers et parcours migratoires » et divers degrés d’intégration, qui méritaient d’être mis au jour. La jeune doctorante s’est à nouveau penchée sur le cas des travailleurs journaliers, essentiellement des personnes venant d’entrer dans le pays, et en provenance du Guatemala, du Salvador ou du Mexique.
Par cette ethnographie, l’objectif d’Ana Portilla est donc d’étudier les conditions de vie, de travail et les ressources sociales des immigrés, « telles qu’elles sont à la fois déterminées et déterminantes dans le contrôle qu’ils subissent de la part de l’État ». Lorsqu’on lui demande sur quelle référence théorique elle compte s’appuyer, c’est, sans surprise le nom de Pierre Bourdieu qui lui vient le plus naturellement à l’esprit. « Les immigrés sans papiers sont souvent pensés comme un groupe homogène qui « subit » les politiques de l’État ou l’exploitation au travail. Les outils conceptuels de Bourdieu aident à rompre avec cette vision ethnocentrée. » En effet, Ana Portilla souhaite comprendre la diversité des expériences migratoires, à l’aune des « capitaux » détenus, de leur combinaison et de leur valeur au sein d’un espace social donné. « Leur disposition à parler, à se défendre sur le marché du travail, à se sentir légitimes… Tout cela dépend de leur parcours et de leur propre histoire mais aussi de leur statut social local. L’objet de ma recherche est donc de comprendre ce parcours individuel, les luttes internes aux groupes, d’étudier également l’influence des stéréotypes selon le pays d’origine ou les divisions religieuses… Il est important de garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’une communauté homogène. Certains sont très politisés, d’autres moins. Tous ne sont pas intégrés au même degré à la vie de ce quartier. Certains sont appréciés par les populations de gentrifieurs, d’autres non… Certains sont même jugés par d’autres immigrés sans-papiers comme « méritant d’être expulsés »… En résumé, l’État n’est pas le seul à « mettre dans des cases » ».
Ana Portilla devrait de nouveau se rendre sur le terrain en 2015.