« Mort professionnelle » des élus : un casse-tête pour les employeurs
L’engagement syndical mène beaucoup de représentants du personnel à passer autant voire plus de temps en heures de délégation qu’à leur poste de travail. Au temps passé en délégation, il faut ajouter le temps passé aux réunions à l’initiative de la direction. Le risque de déconnexion avec le poste occupé est d’autant plus fort que le degré d’implication du représentant du personnel dans ses mandats est élevé. Il s’ensuit qu’après un certain nombre d’année d’activité et de militantisme syndicaux où ils auront été quasiment ou totalement absents de leur poste de travail, beaucoup d’élus ou d’anciens élus se retrouvent en état de « mort professionnelle » (décrochage professionnel et insuffisance professionnelle). Dans ces conditions, l’encadrement sera bien souvent tenté soit de les pousser à partir d’eux-mêmes, soit de les mettre au placard.
D’ailleurs, la réduction du nombre de mandats via la mise en place du CSE dans toutes les entreprises de France au plus tard le 31 décembre 2019, aura ipso facto pour conséquence qu’un nombre important d’élus vont perdre leur(s) mandat(s), ainsi que les garanties et avantages du statut protecteur inhérents à ce(s) mandat(s). Cela est d’autant plus vrai que, même dans les entreprises où le CSE n’a pas encore été mis en place à ce jour, bien des élus perdront quand même leur(s) mandat(s) puisque le Ministère du Travail a refusé la prolongation des mandats arrivés à terme le 31 décembre 2019. Que vont donc devenir ces anciens élus, professionnellement parlant ?
Le risque pour un élu de voir sa carrière pâtir du fait de son engagement syndical est réel. Près d’un tiers des représentants du personnel syndiqués déclarent que leur fonction a été un frein à leur carrière professionnelle [1]. Côté employeur, la solution pour éviter (ou du moins limiter) ce risque passe à notre avis par une politique patronale de gestion du fait syndical qui soit pro-active en anticipant sur les fins de carrière syndicale. Pour ce faire, toutes les séquences de la trajectoire professionnelle de l’élu doivent faire l’objet d’un suivi administratif, opérationnel et organisationnel qui soit à la fois constant et rigoureux : entretiens de suivi, formation professionnelle et garantie d’évolution salariale, pour ne citer que ça.
Singularité statutaire
La singularité statutaire des représentants du personnel est telle que, même en cas d’insuffisance professionnelle, ces derniers bénéficient d’une protection juridique exorbitante. En effet, alors qu’aucune disposition législative ou réglementaire ne pose l'obligation de rechercher un poste de reclassement au salarié dont l'insuffisance professionnelle est avérée, la jurisprudence a imposé cette exigence en faveur des représentants du personnel. Ainsi, dans le cas où la demande de licenciement d’un élu est motivée par son insuffisance professionnelle, il appartient à l'inspecteur du travail de rechercher si ladite insuffisance justifie le licenciement, compte tenu de l'ensemble des règles applicables au contrat de travail de l'intéressé, des caractéristiques de l'emploi exercé à la date à laquelle elle est constatée, des exigences propres à l'exécution normale du mandat dont le représentant du personnel est investi et de la possibilité d'assurer son reclassement dans l'entreprise. En d’autres mots, l'inspecteur du travail est tenu de refuser l'autorisation de licenciement en l'absence de recherche de reclassement de la part de l'employeur [2].
Du reste, l’absence d’entretiens professionnels ou d’entretiens d’évaluation fait partie des faisceaux d’indices qui laissent supposer une « mise au placard » et, par ricochet, une discrimination syndicale [3]. L’entretien individuel en fin de mandat doit dès lors être l’occasion pour l’employeur de procéder au recensement des compétences acquises au cours du mandat et de préciser les modalités de valorisation desdites compétences [4]. De ce point de vue, la valorisation des acquis de l’expérience syndicale nous semble être une vraie réponse managériale aux problématiques découlant de la perte d’employabilité des élus.
Maintien de l’employabilité
Par ailleurs, l’absence de formation suivie par un représentant du personnel suffit à établir un manquement de l’employeur à son obligation de veiller au maintien de l’employabilité de ses salariés [5]. L’employeur a en effet l’obligation de veiller au maintien de la capacité de ses salariés à occuper un emploi, même si ces derniers n’ont formulé aucune demande de formation. La jurisprudence est constante sur ce point [6]. Peu importe donc que le représentant du personnel n’ait pas demandé à suivre une formation, c’est à l’employeur de prendre l’initiative de la lui proposer. En outre, si l’employeur ne peut se dédouaner en se retranchant derrière l’inertie du salarié, il ne peut davantage invoquer la non-évolution du poste que ce dernier occupe pour justifier l’absence de formation [7]. Il convient alors pour l’employeur de développer l’employabilité des représentants du personnel en leur proposant régulièrement des actions de formation sans attendre que ceux-ci ne le demandent.
En tout état de cause, ces initiatives ne doivent pas simplement être appréhendées par les directions sous le prisme de la contrainte légale. L'employeur, lui, a un intérêt certain dans ces démarches. Il faut en effet avoir à l’esprit que si l’élu garde son employabilité, l’employeur aura plus de chances de le voir continuer de s’investir dans son travail ; cet élu continuera donc d’être rentable pour l’entreprise. Alors que l’élu qui se sait professionnellement « mort » pour avoir perdu ses compétences aura toutes les raisons de ne plus vouloir retourner à son poste de travail et de chercher à s’éterniser dans l’activité militante, il pourra ainsi continuer d’être payé à ne rien faire.
[1] Source : rapport d’enquête n° 084 publié en novembre 2014 par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES).
[2] Cette exigence de reclassement a été posée pour la première fois par le Conseil d’État (CE, 27 septembre 1989, n° 91.613, Association pour la formation professionnelle dans le bâtiment et les travaux publics c/ Monsieur Fourcault), puis confirmée par le Ministère du Travail (rép. Masson n° 4015 et 8010, Journal Officiel, 2 avril 2009, Sénat quest. p. 832).
[3] Cass. soc., 6 juillet 2016, n° 15-18419 et Cass. soc., 24 octobre 2012, n° 11-13315.
[4] Art. L. 2141-5 alinéa 4 du Code du travail.
[5] Article L. 6321-1 du Code du travail.
[6] Cass. soc., du 5 juin 2013, n° 11-21255 et Cass. soc., 18 juin 2014, n° 13-14.916
[7] Cass. soc., du 24 juin 2015, n° 13-28.784
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Une des suites de votre article...
Et bien, on peut dire que votre article est fort ! En notant des points justes mais certains oh combien choquant même si le fond est compréhensible : Rester à son poste d'élu pour être payé à ne rien faire...
Voici le lien vers un article paru ici, relatant mon histoire après 33 années d'ancienneté et 25 années dans les IRP : https://www.miroirsocial.com/node/65239
Ce que vous indiquez, je l'ai vécu à plusieurs reprises et longtemps surtout. Mais pour autant, l'employeur a fait la sourde oreille car il suivait son objectif de m'évincer de l'entreprise...
Si vous souhaitez les documents, je les tiens à votre disposition.
Clarification
Cher Monsieur,
Tout d'abord, je vous sais gré de l'intérêt que vous avez une fois de plus bien voulu porté à mes articles à travers votre commentaire.
Ensuite, je note que tout en appréciant certains points de l'article que vous considérez comme justes, vous estimez en revanche que d'autres points seraient selon vous "choquants". Il m'aurait plu de savoir précisément quels sont les passages de l'article que vous considérez comme choquants, ce afin de pouvoir éventuellement en discuter avec vous s'il vous agrée.
Loin de moi l'idée de vouloir faire passer tous les élus pour des salariés payés à ne rien faire. A cet égard, il vous souviendra que dans un autre article publié par mes soins il y a seulement quelques mois sur ce même site, j'écrivais exactement ceci :
"Dans le milieu syndical, on trouve sans doute des déserteurs du travail. Souvent en échec professionnel, ceux-là n’ont endossé le manteau de la lutte syndicale que dans le seul et unique but d’être maintenus dans leur emploi sans s’investir dans leur métier. Certains cumulent tant de mandats (et les heures de délégation y afférentes) qu’ils ne passent plus la moindre seconde de leur vie à leur poste de travail ; ainsi, ne profitant alors pas seulement d’une quasi-immunité liée à la protection légale conférée par leur statut mais également d’une véritable rente de situation relativement aux moyens, privilèges et avantages octroyés par l’exercice du mandat. Mais dans ce même milieu syndical, on trouve aussi des gens pétris de profondes convictions humanistes et engagés avec une sincérité irréprochable pour la défense du progrès social et de l’intérêt collectif. En définitive, tous les représentants du personnel ne sont pas des rabat-joie ou des empêcheurs de tourner en rond. D’ailleurs, dans le cadre de leur expérience syndicale, certains parmi eux ont acquis de solides compétences dont il serait dommage pour l’entreprise de se priver. La valorisation des acquis de la militance pourrait dès lors être une piste sérieuse à explorer par les employeurs, à l’effet d’appréhender, désormais, de manière saine, harmonieuse et constructive, les relations sociales en entreprise." (Source ==> https://www.miroirsocial.com/participatif/syndicalisme-et-crise-de-confiance-mythe-ou-realite)
Ceci pour vous dire que certes tous les élus ne sont pas payés à ne rien faire (heureusement !), mais si l'on veut rester objectif l'on se doit également de reconnaître que certains élus sont malheureusement payés à ne rien faire.
Je confesse humblement et respectueusement ne pas avoir vos longues années de sagesse syndicale, cependant ma pratique des relations sociales côté Employeur, pendant plusieurs années, dans différentes entreprises et dans différents secteurs d'activité, m'a permis de me rendre à l'évidence de la situation dont je fais état dans l'article. Ce n'est donc pas faire offense au monde syndical que d'affirmer que certains de vos "camarades" sont bel et bien payés à ne rien faire.
Salutations Cordiales,
Hermann Martial NDJOKO