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10 / 11 / 2011
Bertrand Marceau / Membre
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Le regard de l'histoire pour décrypter l'adhésion aux réorganisations

Les apports de la sociologie à la discipline historique sont connus : contributions à la fois de la sociologie générale, comme le modèle de l'institution totalitaire étudié par Erwin Goffman (1), et de la sociologie des organisations, comme les théories des systèmes ouverts ou fermés sur leur environnement (2).

  • Réciproquement, les apports de l'histoire à la sociologie des organisations, pour originaux qu'ils puissent apparaître, sont pertinents par la méthode et les corpus propres à l'historien.

L'utilité sociale de l'histoire n'est d'ailleurs plus à démontrer (3) et il importe seulement d'élargir le regard en confrontant des sources diverses. Formé par un savoir pluri-disciplinaire par excellence, l'historien est appelé à prendre en compte tous les facteurs intervenant dans un phénomène historique.

  • L'histoire peut être utile pour comprendre, par exemple, que les organisations anciennes ne sont pas plus autosuffisantes et pas plus fermées sur elles-mêmes que ne le sont les organisations contemporaines (4).

La majorité des organisations anciennes ont utilisé des moyens diversifiés pour se construire et conserver le contrôle des ressources nécessaires à leur existence et à leurs buts. Sans développer ici le regard sur le temps long, cher à Fernand Braudel, il s'agit de cerner certains modèles opératoires que l'historien peut observer et intégrer à la sociologie des organisations. À partir de recherches sur l'histoire religieuse, qui a pu être incluse dans l'histoire des systèmes de pensée par Michel Foucault pour la construction du dispositif disciplinaire (5), il est possible de tirer des enseignements sur le suivi et l'adhésion des personnels à toute réorganisation professionnelle, ou encore sur l'impact du modèle générationnel : l'enjeu est la restitution du temps humain dans l'analyse.

La notion de leadership dans l'histoire


Dans un monde en bouleversement constant (6), le changement d'organisation est généralement dynamisé par le haut alors qu'une réforme réussie est, dans les organisations ouvertes, le fruit de l'adhésion des personnels au discours réformateur d'abord, aux moyens humains et financiers proposés pour la mettre en œuvre ensuite, et enfin à la continuité de l'action sur un temps suffisamment long.

  • L'histoire du leadership, notion qui recouvre à la fois la centralité, l'autorité et le rayonnement du pouvoir, permet de considérer par exemple que les réformes introduites en France au XVIIème siècle dans les ordres religieux par des cardinaux aussi puissants que La Rochefoucauld (7) ou Richelieu (8) furent peu efficaces sur le long terme (9).

Le défaut ne résidait pas dans le premier point, puisque ces deux cardinaux avaient développé un programme de réforme conforme au concile de Trente et soutenu aussi bien par le roi Louis XIII que par les papes Grégoire XV puis Urbain VIII. En dépit des apparences, leur démarche était faible dans les deux derniers points : des moyens inadaptés aux objectifs (les bâtiments, l'argent et les hommes manquaient) et une action interrompue par le lancement d'autres actions impérieuses (le changement d'objectifs sur le temps court, voire la contradiction entre les objectifs, ébranle puis détruit de l'intérieur toute organisation plus sûrement qu'un assaut extérieur). Toute époque nécessite l'adaptation des structures aux nouvelles conditions économiques et technologiques, particulièrement aujourd'hui. Mais cela ne peut se faire en oubliant l'importance des moyens et du suivi dans le temps.

La réforme aujourd'hui


Si l'on pousse la comparaison avec des réformes conduites aujourd'hui aussi bien dans des organisations publiques que privées, plusieurs points de contact apparaissent.

  • La réforme de la formation des enseignants lancée à l'occasion de la masterisation semble ainsi ne pas être suivie par les ministères concernés.

Suivant le rapport publié au début du mois par Jean-Michel Jolion, président du comité de suivi du master, le défaut de continuité dans le temps est complet : « Nous nous devons de constater que les deux ministères concernés par cette réforme n'ont aucunement mis en place les outils de supervision qui permettraient aujourd'hui d'avoir une vraie connaissance de la réalité du terrain et surtout de la population étudiante engagée dans cette réforme » (10). Les conséquences négatives, perceptibles dès aujourd'hui, risquent de s'amplifier (11).

Un autre exemple récent peut être pris au sein d'une grande entreprise de téléphonie mobile, dont la croissance et les agrandissements successifs génèrent certains conflits. Les risques psychosociaux sont accrus lors des rachats et fusions entre différentes composantes organisationnelles : or, les relations professionnelles se construisent sur le long terme afin de créer une identité solide. Des hommes sont derrière les chiffres des personnels et leurs pratiques ne peuvent évoluer qu'à la condition que le changement d'organisation les associe et permette l'éclosion d'une nouvelle communauté de valeurs. Une charte de valeurs ne s'impose pas unilatéralement, et sans doute pas suivant un mouvement du haut vers le bas, mais se construit en associant l'ensemble des travailleurs concernés (12). L'absence de construction collective de culture au travail augmente les risques d'atteinte à l'intégrité physique et mentale dans l'entreprise.

  • Il importe de donner au facteur temporel toute sa place, y compris dans un univers professionnel où les délais se sont raccourcis.

 

L'impact générationnel


Penser le temps dans une dimension historique offre ainsi l'avantage de considérer les évolutions en termes de génération : un salarié, un cadre ou un dirigeant ne se départ jamais de son épaisseur temporelle.

  • Formé dans ses plus jeunes années par des cadres mentaux et sociaux qui sont généralement dépassés à l'époque de son entrée dans le marché du travail, il achève sa carrière alors que le monde a déjà brisé les cadres dans lesquels il a travaillé pendant sa vie professionnelle.

Au XVIème siècle, au moment où la Réforme protestante de Luther, Calvin ou Zwingli prend son essor et divise violemment l'Europe, trois générations se succèdent : la génération sous le choc des années 1520-1550, la génération qui fixe les différentes confessions religieuses dans les années 1550-1580, et la génération réformatrice de la fin du XVIème siècle, qui met en application réelle les décisions théoriques de la génération précédente (13). Si aujourd'hui l'accélération de l'histoire (14) peut faire croire que les processus sont radicalement différents, le substrat humain demeure et conduit la société à exclure certaines catégories de la population en fonction de leur âge (15). Or, les ruptures de génération dans la chaîne du travail et dans la transmission des connaissances génèrent des angoisses profondes et un délitement social dont on ne mesure les conséquences que sur plusieurs générations.

  • La succession de trois générations a été nécessaire pour fixer la carte religieuse d'une Europe dont les limites ont ensuite perdurées solidement.

La collaboration entre générations est nécessaire et l'éviction rapide, voire brutale, de générations jugées improductives conduit à des pertes de savoir. Il n'est pas rare, notamment dans l'industrie nucléaire, de rappeler certains ingénieurs mis à la retraite trop tôt face à des difficultés que leurs successeurs ne peuvent gérer (16). L'exemple de la téléphonie pourrait être repris de la même manière : en France, l'opérateur historique s'est séparé de nombreux techniciens qui connaissaient le réseau et dont l'expérience fait aujourd'hui défaut. Une organisation rationnelle du travail pourrait faire évoluer la place des travailleurs expérimentés, diminuant la charge et les déplacements tout en conservant l'apport de leur expérience. Si l'histoire peut apporter à la connaissance et à la gestion des organisations, c'est en rendant au facteur temporel toute sa place.

Les études pluri-disciplinaires, plus souvent louées que pratiquées en France, notamment du fait du cloisonnement de nombreuses institutions, peuvent illustrer la fécondité des modèles historiques appliqués aux réalités les plus contemporaines du travail. En donnant le recul du fait accompli et par l'analyse critique des sources, l'histoire offre à la fois un laboratoire et des modèles probants qui peuvent enrichir la vision de tout dirigeant : l'analyse du passé éclaire celle du présent en élaborant des modèles diachroniques.

  • Au contraire, l'oubli du passé conduit parfois à la surestimation des capacités présentes.


1. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, 1968, 451 p. Ce modèle d'institution totalitaire est appliqué notamment aux asiles, mais aussi aux prisons, aux casernes, aux navires et aux monastères. Voir par exemple I. Heullant-Donat, J. Claustre et É. Lusset (éd.), Enfermements : le cloître et la prison, VIème -XVIIIème siècles, Paris, 2011, 379 p.
2. Nizet, « Les ordres religieux du Moyen-Âge : des organisations fermées ? Le cas de Cluny », Archives de sciences sociales des religions, t. 123, juillet-septembre 2003, p. 41-60. Cet article est issu d'un programme plus large sur « L'histoire du christianisme : un miroir pour les théories sociologiques », développé à Namur.
3. Voir par exemple le propos de Marc Bloch devant les élèves de l'École Polytechnique en 1937. M. Bloch, « Que demander à l'histoire ? », in Mélanges historiques, Paris, 1963, p. 3-15.
4. Contrairement à certains présupposés. Cf. F. E. Emery et E. L. Trist, « The causal texture of organizational environnments », Human Relations, t. 18, 1965, p. 21-32.
5. Foucault, « Éléments d'une histoire des dispositifs disciplinaires : les communautés religieuses au Moyen Âge », in Le pouvoir psychiatrique. Cours au collège de France (1973-1974), Paris, 2003, p. 65-94.
6. Bernoux, Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations, Paris, 2004, 307 p.
7. Bergin, Cardinal de La Rochefoucauld : leadership and reform in the French Church, Londres-New Haven, 1987, VIII-302 p.
8. Denis, Le cardinal de Richelieu et la réforme des monastères bénédictins, Paris, 1913, XV-510 p.
9. La majorité des décrets de réforme ne furent pas appliqués, hormis dans quelques établissements minoritaires.
10. Jolion, Masterisation de la formation initiale des enseignants : enjeux et bilan, octobre 2011, p. 6 : « Il est évident que la dernière proposition du groupe pilote par le Recteur W. Marois : assurer un suivi du dispositif et son évaluation après une année de fonctionnement n'a pas retenu l'attention des ministères puisqu'aucun dispositif réel d'observation et de suivi n'a été mis en place ».
11. « Au-delà des difficultés inhérentes à toute réforme et à sa phase de construction, cette réforme porte en elle des écueils qui ne pourront être levés par de simples ajustements », ibid., p. 5.
12. Le lien professionnel est un lien social qui se forme au long d'un processus lent. F. Laplantine, L'anthropologie, Paris, 2001, p. 124.
13. Sur ce choc et les conséquences dans le monde des religieux français, voir J.-M. Le Gall, Les moines au temps des réformes. France (1480-1560), Seyssel, 2001, 647 p.
14. Cette accélération est pourtant diagnostiquée par Daniel Halévy dès l'après-guerre. D. Halévy, Essai sur l'accélération de l'histoire, Paris, 1948, 167 p.
15. Les individus partagent un « destin de génération » qui influe autant ou plus sur leur mode de vie que les inégalités de classes sociales ou de sexes. L. Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXème siècle, Paris, 1998, X-301 p.
16. Il faut insister sur la perte considérable que constitue l'arrêt du travail du jour au lendemain. Si les raisons de droit du travail ou de productivité ont leur valeur, il est patent que le cumul d'expériences et de savoir-faire sont indispensables aussi bien aux entreprises qu'à la cohésion générale de la société. La mémoire industrielle par exemple n'est pas qu'une question patrimoniale.

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