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24 / 11 / 2015 | 697 vues
Claude Katz / Membre
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Souffrance éthique et travail : comment sortir du dilemme en préservant ses droits ?

Salarié et, par définition lié à son employeur par un contrat de travail caractérisé par un lien de subordination, un salarié n’en demeure pas moins pour autant un citoyen libre et protégé par la loi. Ainsi, en pénétrant dans l’entreprise, il conserve, dans l’exercice de ses fonctions, les attributs attachés à sa citoyenneté, attributs qu’il ne troque pas contre son « bleu de travail ».

Qu’est-ce que la souffrance éthique au travail ?

Parfois, cependant, en raison de l’activité même de l’entreprise et de son évolution, s’instaure pour le salarié un conflit de valeurs entre le travail qu’il doit exécuter dans le cadre de son contrat et les valeurs dont ce salarié est porteur en sa qualité de citoyen, notamment si ce travail est susceptible de générer de la souffrance à autrui. Ce conflit de valeurs, engendrant une perte de sens du travail, peut être source de honte, d’anxiété, de frustration, de colère ou de culpabilité et, plus généralement, de souffrance pour le salarié : « sacrifier une valeur importante pour soi pour en actualiser une autre imposée par son supérieur, son groupe ou les normes de l’organisation, sans que cela « fasse sens » ou soit raisonnable d’un point de vue personnel, sera générateur de malaise. Si le malaise persiste, la souffrance s’installe ».

Le spectre des situations de souffrance éthique au travail est large et souvent lié à des stratégies et choix éthiques des employeurs dans l’entreprise, guidés exclusivement par des impératifs de compétitivité, d’optimisation du rendement et de gains financiers parfois imposés par les actionnaires et ayant recours à des méthodes de management peu respectueuses de la personne du salarié. La souffrance éthique peut également être le résultat d’une politique commerciale de l’entreprise. Exemple : le salarié d’une entreprise de distribution d’eau licencié pour avoir refusé de couper l’eau à des familles en situation particulièrement impécunieuse. La situation de souffrance éthique peut aussi résulter de l’activité même de l’entreprise dont l’évolution s’avère contraire aux valeurs essentielles et personnelles du salarié.

Le cas de M. J.D. confronté à la société Q.

C’est à cette problématique, qui n’est pas seulement personnelle mais aussi en lien avec la nature du travail à accomplir, que M. J.D. a été confronté en qualité de salarié d’une société Q. Cette société proposait à ses clients une solution clef-en-main de monitoring et d’optimisation des réseaux IP mais son activité a évolué vers une activité d’écoute et d’interception des communications, fournissant des logiciels de surveillance et d’interception, par l’intermédiaire de sociétés étrangères, à certains gouvernements étrangers (tels ceux de la Libye et de la Syrie), permettant d’identifier, d’arrêter, de détenir, voire de torturer et d’exécuter les opposants aux gouvernements dictatoriaux de ces pays. On précisera que M. J.D., responsable du service de la documentation technique, exerçait des fonctions lui permettant d’avoir un regard d’ensemble sur le produit final livré.

C’est dans ce contexte que la presse commencera à informer des activités de la société Q et qu’au mois de février 2011, M. J.D. interrogera sa direction sur la nature des activités réelles auxquelles il collaborait. La direction « apaisera » les inquiétudes de M. J.D., prétendant que « les valeurs éthiques de Q l’emportent et l’emporteront toujours ». Cependant, la réaction de la société Q fut alors agressive à l’égard de M. J.D. puisque ce dernier fera l’objet d’une stigmatisation et d’une hostilité de plus en plus véhémente et insistante, notamment de la part de son supérieur hiérarchique direct (N+1), lequel remettra en cause l’adhésion mais aussi la loyauté de M. J.D. à la société Q, s’exprimant ainsi : « Es-tu avec nous ou contre nous ? ». Le supérieur hiérarchique multipliera sciemment les incidents et les provocations, accompagnés de sanctions sous diverses formes. Ce comportement de stigmatisation de M. J.D. par son N+1 se conjuguera avec une charge de travail sans cesse croissante, consécutive à la demande des clients libyens et syriens. À partir du mois d’avril 2011, l’état de santé de M. J.D., profondément affecté par cette situation, se dégradera progressivement, ponctué par une multiplication des arrêts de travail et la prescription d’un traitement d’anxiolytiques de plus en plus sévère. Au mois d’avril 2012, M. J.D. ne reprendra plus ses fonctions, étant en arrêt maladie régulièrement renouvelé jusqu’à son licenciement intervenant au mois de décembre 2013. Parallèlement, M. J.D. sera conforté dans son analyse du caractère gravement illégal des activités de la société Q par la lecture de multiples articles de presse mais également par l’ouverture d’une enquête préliminaire par le parquet de Paris à l’encontre de la société Q pour complicité d’actes de torture au mois de mai 2012 en Libye et début 2013 en Syrie. On précisera que le 17 avril 2015, la société Q sera entendue par la juridiction d’instruction en qualité de témoin assisté dans l’information ouverte concernant la Libye. Les procédures judiciaires avaient été initiées suite aux plaintes de deux organisations de défense des Droits de l’Homme, la Fédération internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH) et la Ligue française des Droits de l’Homme (LDH), représentant les familles des victimes libyennes et syriennes.

En raison de la gravité de la dégradation de l’état de santé de M. J.D., celui-ci fera l’objet d’une visite de pré-reprise du travail en novembre 2012, le médecin du travail mentionnant qu’il était à prévoir une inaptitude au poste. Or, avec une précipitation surprenante mais explicable car la société Q était informée de la décision d’inaptitude physique émise par le médecin du travail, laissant très probablement présumer d'une décision d’inaptitude définitive quinze jours plus tard, M. J.D. sera convoqué à un entretien préalable par lettre du 19 novembre 2012 et licencié pour faute lourde le 13 décembre suivant, alors que le médecin du travail avait émis un avis d’inaptitude physique définitive de M. J.D. à son poste le 30 novembre 2012. Le motif du licenciement se rapportait à la publication par le salarié de liens postés, l’un sur le blog du site Médiapart et l’autre sur son blog ayant trait aux activités de la société Q.

Toutefois, préalablement à son licenciement et par l’intermédiaire de son conseil, dès septembre 2012, M. J.D. avait saisi le conseil de prud’hommes de Paris afin de solliciter la résiliation judiciaire de son contrat de travail en raison du non-respect par la société Q de son obligation de sécurité de résultat et de prévention. Par jugement rendu en date du 5 mars 2015 par le conseil de prud’hommes de Paris (RG n° F 12/10352, section encadrement, 1ère Chambre), puis par arrêt confirmatif prononcé par la Cour d’appel de Paris le 14 octobre 2015 (RG n° 15/03604, 9ème Chambre, pôle 6), il sera fait droit à la demande de résiliation judiciaire du contrat de travail de M. J.D. aux torts exclusifs de la société Q, ce qui équivaut à un licenciement sans motif réel, ni sérieux, allouant au salarié diverses indemnités au titre de la rupture de son contrat de travail mais également au titre du licenciement sans motif réel, ni sérieux et des dommages et intérêts en réparation du préjudice moral subi, ainsi que pour non-respect de l’obligation de sécurité de résultat et de prévention.

Quelles sont les stratégies juridiques et judiciaires offertes au salarié pour mettre un terme à la souffrance éthique générée par l’exécution de son contrat de travail ?
Guidé par le souci essentiel de préserver sa santé, le salarié dispose de plusieurs types de recours juridiques et judiciaires dès lors qu’il lui apparaît que la situation de travail à l’origine de son mal-être et de la dégradation de son état de santé est telle qu’elle n’évoluera pas en raison de facteurs propres à la politique de l’entreprise qui l’emploie et qui n’entend pas y déroger. Le salarié pourra prendre acte de la rupture de son contrat de travail aux torts de l’employeur ou démissionner en motivant sa lettre de démission et introduire ultérieurement une procédure pour faire reconnaître, par exemple, les pratiques gravement irrégulières de son employeur à l’origine de situations conflictuelles avec les clients, enfreignant des règles éthiques fondamentales relevant de la loyauté du respect du client et, plus généralement, du principe de dignité (Cass. soc. 27 novembre 2013 n° 12-22626). Rappelons toutefois que jusqu’au prononcé d’une décision judiciaire définitive reconnaissant le bien-fondé de la prise d’acte ou de la démission du salarié requalifiée en licenciement, celui-ci ne pourra prétendre à des indemnités de Pôle Emploi qu’après requalification par décision judiciaire de la rupture produisant les effets du licenciement ou examen du dossier par l’instance paritaire régionale en vue d’une prise en charge.

La démarche judiciaire choisie dans le cas de M. J.D., non encore licencié, a été de solliciter, alors qu’il était en arrêt de travail depuis six mois, en septembre 2012, en saisissant le conseil de prud’hommes, la résiliation de son contrat de travail pour non-respect par l’employeur de son obligation de sécurité de résultat et de prévention, demande à l’appui de laquelle M. J.D. a invoqué sa surcharge de travail, la stigmatisation dont il faisait l’objet par son supérieur hiérarchique (N+1) et donc la dégradation de son état de santé. Dans son arrêt, la Cour d’appel de Paris relevant qu’en dépit de multiples courriers d’alerte sur la détérioration de ses conditions de travail adressés à la direction auxquels celle-ci n’avait pas réagi, a dès lors considéré que la société Q avait manqué à son obligation de sécurité de résultat et de prévention « et que ce manquement avait empêché la poursuite du contrat de travail dès lors que la dégradation de l’état de santé causée par le non-respect par l’employeur avait conduit au constat de l’inaptitude physique définitive du salarié à son poste ».

Dès lors, une fois la résiliation judiciaire du contrat de travail de M. J.D. aux torts exclusifs de la société Q ainsi prononcée par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, il n’y avait plus juridiquement lieu de statuer sur le bien-fondé du motif du licenciement pour faute lourde invoqué par la société Q. En effet, il était reproché à M. J.D. d’avoir publié deux liens, d’une part sur le blog du site Médiapart en juillet 2012 et, d’autre part, en reprenant en novembre 2012 une dépêche de l’agence Reuters sur les activités de la société Q en lien avec les gouvernements libyen et syrien. Toutefois, à titre subsidiaire, dans sa défense, M. J.D. argumentera pour démontrer l’absence de fondement de son licenciement en tant que « lanceur d’alerte », juridiquement fondé à dénoncer les activités gravement illégales de la société Q. Rappelons sur ce point que le droit à la liberté d’expression du salarié est encadré par la jurisprudence, admettant cette liberté d’expression en-dehors de l’entreprise à la condition qu’elle ne dégénère pas en abus, l’abus étant caractérisé par des propos ou écrits injurieux, diffamatoires ou excessifs alors qu’aucun élément ne conforte les dires du salarié (Cass. soc. 25 janvier 2000 n° 97-45044 ; 12 juillet 2006 n° 04-10075 ; 6 mai 2015 n° 14-10781). En conséquence, sanctionner disciplinairement un salarié qualifié de « lanceur d’alerte » nécessite pour l’employeur de démontrer la fausseté des faits dénoncés et la connaissance par le salarié de cette fausseté au moment de la dénonciation desdits faits. Or, dans le cas de M. J.D., non seulement les multiples articles concernant les activités commerciales de la société Q avec la Libye et la Syrie parus dans la presse mais également l’ouverture d’enquêtes du parquet puis d’une information judiciaire suivie d’une décision du juge d’instruction d’entendre la société Q en qualité de témoin assisté, attestaient de la bonne foi et de l’absence d’abus de M. J.D. susceptible de pouvoir justifier son licenciement.

En conclusion et s'il n’existait pour M. J.D. aucune possibilité de dialogue avec la société Q car celle-ci entendait poursuivre son activité particulièrement lucrative, son chiffre d’affaires ayant augmenté de 500 % en cinq années, pour autant, lorsque cela est possible, il est souhaitable d’instaurer dans les entreprises où l’employeur est réceptif à la notion de conflit de valeurs pouvant générer chez les salariés une souffrance éthique, un espace de dialogue permettant de concilier logique entrepreneuriale et respect des valeurs du travail et des règles du métier.

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