Suicides liés au travail et recours abusif aux statistiques
Le « suicide lié au travail » (ou « suicide professionnel ») est une notion qui appelle des clarifications préalables. Pour certains, il n’a pas d’existence propre, un geste suicidaire relevant tout à la fois de causes privées et professionnelles. Pour d’autres, un suicide ne peut être qualifié de professionnel que s’il se produit sur le lieu de travail, accompagné d’un écrit accusant explicitement l’entreprise. En réalité, les dispositions légales sont beaucoup moins restrictives : selon l’article L411-1 du Code de la Sécurité sociale « est considéré comme accident du travail, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail ». Dans ce cadre, la jurisprudence a notamment précisé que des suicides au domicile, ou pendant des congés, peuvent être reconnus comme accidents du travail.
Le caractère professionnel d’un suicide est presque toujours contesté par les employeurs : il accuse le système managérial et ses conséquences néfastes pour le personnel, ce qui nuit à l’image de l’entreprise. De plus, il est porteur de risques importants aux plans pénal et financier. La stratégie de défense des directions est dès lors prédictible : elle consiste à présenter l’évènement comme l’acte isolé d’un individu et à mettre en avant des facteurs personnels (décès d’un proche, divorce, fragilité psychologique, asociabilité, hygiène de vie...).
Des comparaisons statistiques automatiquement biaisées
Lorsque les suicides se succèdent, les employeurs tentent de démontrer que l’entreprise s’inscrit dans la fréquence nationale des actes suicidaires. Cette démarche est en soi malsaine : celui qui en est à l’origine laisse supposer qu'un taux de suicide inférieur à la moyenne serait acceptable et le dispenserait de prendre des mesures de prévention appropriées. En second lieu, elle passe sous silence le fait que des comparaisons de cette nature imposent des retraitements pour tenir compte des particularités de l’entreprise, car le taux de suicide est fonction de nombreux facteurs (métier, âge, sexe, inactivité éventuelle, etc.). Mais peu importe que la comparaison ne soit pas fiable, ce qui prime pour le dirigeant est de taire la souffrance engendrée par le travail et d’entrainer les salariés, et leurs représentants, sur un terrain chiffré où il est toujours mieux armé qu’eux.
Plus fondamentalement, les employeurs savent que les statistiques produites jouent automatiquement en leur faveur. Elles sont en effet biaisées dès le départ :
- Quand l’on cherche à identifier l’importance des suicides liés au travail, prendre en référence un taux de suicide global - cumulant causes privées et professionnelles - relève de la logique tautologique.
- En effet, le principal paramètre de comparaison n’est pas le taux de suicide lui-même, mais le poids relatif des suicides imputables à des causes professionnelles.
- Autrement dit, un taux de suicide inférieur à une référence nationale (ou sectorielle) peut fort bien masquer un niveau anormalement élevé de suicides liés au travail, ainsi que le démontre l’exemple théorique ci-après.
Quelques exemples révélateurs
Les chiffres 15,0 et 19,6 du schéma précédent ont été choisis à dessein. Ils avaient été utilisés par René Padieu (inspecteur général honoraire de l’Insee), en octobre 2009, lorsqu’il affirmait dans le journal La Croix : « On se suicide plutôt moins à France Télécom qu'ailleurs ». Il légitimait son propos en comparant le taux de suicide de France Télécom (15 d’après lui) à celui de la population française d’âge actif (chômeurs compris), soit 19,6. Cette comparaison, non rigoureuse car faussée par le taux de suicide des chômeurs (structurellement très élevé), avait provoqué des polémiques. En tout état de cause, elle n’était en rien pertinente : l’instruction des dossiers des 32 suicides de 2007-2008 a prouvé que tous, sans exception, étaient liés au travail. Après le départ de Didier Lombard, son remplaçant Stéphane Richard a d’ailleurs de lui-même requalifié en accidents du travail un certain nombre d’entre eux. Brandir des statistiques soi-disant objectives peut semer le trouble et museler les protestations, surtout quand l’employeur trouve des alliés complaisants, ou tout simplement peu avertis.
L’illusion de rationalité apportée par les chiffres continue aujourd’hui à faire des dégâts. À titre d’illustration, le ministère de l’Éducation nationale souligne, dans un communiqué de presse de novembre 2019, que son taux de suicide - 5,85 pour l’année scolaire 2018-2019 - est trois fois plus faible que la moyenne nationale de 2012 (soit 16,7)*. Les salariés du ministère n’auraient donc pas à se plaindre ! Un tel auto-satisfecit ne peut que produire de la désespérance : par son intermédiaire monsieur Jean-Michel Blanquer manifeste son refus d’entendre les griefs et fait passer le message que rien ne va bouger. Le suicide le 23 septembre 2019 de Christine Renon, dans la maternelle dont elle était directrice, et les autres passages à l’acte enregistrés depuis, devraient pour le moins inciter le ministre à davantage respecter la réalité de terrain dans sa communication… L’ensemble de ces éléments permet de mieux comprendre pourquoi Winston Churchill affirmait, non sans humour, qu’il y avait trois sortes de mensonge : par ordre de gravité, premièrement le mensonge simple, deuxièmement la calomnie et troisièmement les statistiques…
* La comparaison semble d’autant plus critiquable que le ministère ne tient apparemment pas compte des suicides pendant les congés scolaires.
- Olivier Sévéon a notamment coécrit le guide "CSE : comprendre les comptes de l'entreprise et leurs enjeux" (éditions GERESO).
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