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Les finances publiques au défi des crises
Alors que le gouvernement commence à s’engager dans la sortie du « quoi qu’il en coûte », que l’Union européenne s’apprête à emprunter pour la première fois pour financer son plan de relance (approuvé par les 27) et que la Commission reçoit ceux que les États membres lui transmettent, il était justifié de porter un regard pluridisciplinaire et international sur les mesures en tous points exceptionnelles mises en place pour suppléer une économie à l’arrêt. C’est l’objet du colloque tenu il y a quelques mois par le Centre d’études fiscales et financières de l’Université d’Aix-Marseille, dont la Revue Gestion et Finances Publiques (revue de référence des professionnels des finances publiques) rend compte dans son dernier numéro, avec une première série d'articles réunissant une grande diversité de compétences scientifiques fédérant juristes, économistes, universitaires, historiens etc. (*).
Un encadrement budgétaire européen qui vole en éclats et un contrôle des aides d’État souplement interprété démontrent la capacité d’adaptation de l’Union et des États. Alors comment financer le « quoi qu’il en coûte » ? Qui va payer et quand ? Fiscalité, emprunt, budget, financements européens et prêts garantis par l’État : chacun de ces instruments analysés en détail a ses vertus et comporte ses risques. Sont-ils la bonne réponse à des problèmes qui révèlent et aggravent les faiblesses des dispositifs pour lesquels ils ont été élaborés ?
Chacun sait qu’une crise est un bouleversement profond et que l’on ne revient jamais complètement au monde d’avant ; ce sera a fortiori le cas de cette crise sanitaire, d’une ampleur et d’une durée inédites. Elle a déjà transformé l’Europe, dans ses modes d’intervention et dans sa relation aux États-membres. Elle est certainement porteuse de bouleversements plus profonds encore.
Plus largement, ce que la pandémie nous révèle, avec brutalité, c’est que nous vivons dans un monde plus instable que jamais, où chaque phénomène nous régissant et chaque intervention que nous mettons en place interfèrent (voire entrent en conflit) avec d’autres : santé publique, économie, social, mobilités, échanges, avenir des jeunes etc. Cette complexité du « développement durable », plus aisément appréhendée dans sa déclinaison environnementale, est devenue la composante de toutes les politiques publiques.
Ce sera le thème du colloque du centenaire de la Revue, qui se tiendra le 6 décembre 2021 à Bercy. Nous avons choisi de questionner les « finances publiques vertes » à travers plusieurs initiatives récentes, comme les budgets verts, la fiscalité écologique, la finance à effets etc. Illusion ou révolution ?
Les principales réflexions présentées dans le dernier numéro de la Revue
- Thierry Lambert, directeur du CEFF, président de l'institut international des sciences fiscales et professeur à l'Université d'Aix-Marseille : « Quoi qu'il en coûte... Et maintenant ? »
« L'argent public est venu en soutien d'une économie très perturbée par la crise du covid-19. Nous sommes devant deux murs de dettes, la dette publique et la dette des entreprises, alors que l'épargne des ménages est très abondante. Les dettes, publiques et privées, existaient avant la crise. Elles ont pris beaucoup d'ampleur avec la crise. Il va falloir apprendre à vivre avec elles pendant très longtemps. Le remboursement ou non de cette dette publique est une question centrale. Le défaut de remboursement des entreprises est tout aussi important. La situation sanitaire et financière nous laisse présager une longue sortie de crise, qui peut être l'occasion d'envisager les politiques publiques de long terme, avec une planification restant à définir, autrement que par des logiques comptables et managériales ».
- Michel Bouvier, professeur émérite de l'Université Paris Panthéon-Sorbonne, président de FONDAFIP, directeur de le Revue Française de Finances Publiques : « Sortir du quoi qu'il en coûte... Quelles réformes structurelles ? »
« La crise du covid-19 est la cause d'une crise économique et sociale déjà grave. À terme, elle pourrait entraîner une crise majeure des finances publiques et mettre en péril toutes les institutions qui reposent sur elles, au premier chef desquelles on trouve l'État. Un tel risque n'est pas à prendre à la légère. Il nous faut dès à présent nous attacher à répondre à la situation plus que difficile qui sera celle de l'après-crise ».
- Takumaro Kimura, profsseur à l'Université de Chiba (Japon) : « Les réformes des finances publiques au Japon face à la crise contemporaine »
« Alors que, depuis 1947, il existe au Japon une règle d'or budgétaire au niveau législatif, les emprunts dérogatoires de l'État ont continuellement été admis par d'autres législations, au détriment complet de l'équilibre budgétaire. En raison du manque d'effectivité de cette règle, des mesures supplémentaires ont successivement été prises, non seulement pour l'État mais aussi pour les collectivités territoriales ».
- Julien Defline, docteur en droit public, ATER à l'Université d'Aix-Marseille, centre d'études fiscales et financières : « Une remise en cause des contraintes européennes par la crise ? Entre capacité d'adaptation et imperfections »
« Si, au regard de l'asphyxie économique que les États subissent, il était urgent d'activer de nouveaux instruments. Ces instruments étaient prévus par les textes, qu'il s'agisse de la possibilité d'émettre certaines aides d'État dans des circonstances exceptionnelles ou de suspendre les règles de discipline budgétaire. Toutefois, si la capacité d'adaptation des contraintes européennes est apparue à travers cette crise, certaines imperfections ont également été accentuées, participant alors à l'éternelle remise en question des contraintes européennes ».
- Jerôme Germain, maître de conférence HDR en droit public, Faculté de Metz, Université de Lorraine, ancien assistant à l'Université de Bielefeld (Allemagne) : « La politique budgétaire allemande pendant la crise... Entre poursuite de la relance et retour à l'orthodoxie »
La rapide et puissante intervention de l'État fédéral pour amortir les effets de la crise économique due à la pandémie contraste avec les hésitations et les demi-mesures de la crise de 2008. Cette détermination semble noter une certaine réhabilitation de la dépense publique, une certaine volonté de restauration de l'investissement public et, peut-être, un début de déculpabilisation envers la dette publique. Le gouvernement fédéral tente d'utiliser la crise comme un tremplin et une aubaine pour moderniser et décarboner l'économie. Toutefois, ce sursaut pourrait être compromis par un retour trop précoce du frein à l'endettement, ce mécanisme constitutionnel qui limite l'endettement public annuel outre-Rhin. Derrière ce débat, une concurrence entre modèles économiques (européen, américain, chinois, britannique et.) se dessine.
- Christophe Pierucci, maître de conférence à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne : « La réaction de la France face à la pandémie... Sous l'angle des finances publiques »
La réaction française à la pandémie a entraîné de considérables baisses de recettes et hausses de dépenses publiques. Faut-il pour autant la réduire à un coût pour les finances publiques ? Si celui-ci est considérable et mérite d'être précisé, la stratégie adoptée s'apparente également à bien des égards à un investissement pour l'avenir...
- Corinne Delon-Desmoulin, MCF-HDR en droit public, Université de Rennes 2 : « Le destin du budget de l'Union européenne »
Enserré dans un cadre normatif de plus en plus étroit, le budget européen semblait prisonnier de son destin alors que le contexte devenait de plus en plus mouvant. Dans cette aporie, la crise sanitaire a déverrouillé le processus de réforme.
- Manuel Chastanet, maître de conférences HDR de droit public, Centre d'études fiscales et financières, responsable adjoint DESU Douanes à l'Université d'Aix-Marseille : « L'impôt, cet inconnu »
La crise sanitaire porte de nombreuses interrogations fiscales auxquelles les pouvoirs publics ont apporté des réponses denses mais également parcellaires. L'analyse des difficultés et des mesures fiscales permet de mesurer l'étendue réelle ou supposée de l'inconnu fiscal.
- Matthieu Conan, professeur de droit public à l'École de droit de la Sorbonne, co-directeur du département de fiscalité et des finances publiques de l'Institut de recherche juridique de la Sorbonne, Université de Paris I : « L'emprunt tant attendu ou l'avènement des prêts garantis par l'État aux entreprises »
Au regard du succès rencontré par les « PGE », force est de constater que le le financement de la crise s'opère pour l'Etat de manière externalisée, n'affectant quasiment pas les délicats (dés-)équilibres budgétaires et financiers, du moins dans l'immédiat : de nature à quelque peu entretenir les incertitudes sur le « quoi qu'il en coûte ».
- Stéphanie Damarey, professeur des universités, agrégée de droit public de l'Université de Lille, centre de droit et perspectives du droit : « La crise financière et le juge »
Si les situations de crise sont d'abord gérées par le politique et saisies par l'administratif et par l'économie, elles trouvent également une traduction devant les juges. Cela a été le cas avec la crise financière de 2007, ça l'est également avec la crise sanitaire de 2020. Un constat s'impose alors : les situations de crise mènent à tolérer ce qui ne le serait pas habituellement. Une tolérance que l'on retrouve jusque devant le juge...