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04 / 04 / 2019 | 1044 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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Le travail inspire t’il-encore les écrivains ?

La thématique du travail est omniprésente dans la littérature. Avec l’avancée de la Révolution industrielle en Europe au cours des deux derniers siècles, les romans ont profondément contribué à l’évolution de notre société. Aujourd’hui, le travail parle encore aux écrivains mais l’entreprise leur reste trop méconnue.
Le travail a été une source d’inspiration puissante pour les écrivains. On retrouve ce thème dans la littérature depuis que les hommes écrivent. Mais il est vrai qu’au cours des 19 et 20ème siècles cette thématique a occupé un vaste champ littéraire, ce qui a contribué à ouvrir des perspectives sociales pour la grande communauté des mortels.
L’adolescence des jeunes français résonne des œuvres romanesques de Charles Dickens, d’Emile Zola ou encore de Victor Hugo, pour ne citer que ces géants de la littérature. Ces romans relatent les inégalités sociales, les injustices supportées par les humains au travail condamnés à un dur labeur pour survivre, la pénibilité de l’existence et la nécessité impérieuse d’en protéger les enfants.
En 1822, la famille de Charles Dickens déménage de la campagne du Kent à Londres, confronté à une forte baisse de revenus, l’enfant se retrouve ouvrier, prisonnier de la grisaille d’une usine. Devenu adulte, l’écrivain, sa vie durant, s’investit corps et âme pour défendre la cause des enfants. David Copperfield, son héros, raconte sa vie d’orphelin, employé notamment à coller des étiquettes sur des bouteilles. Toute l'œuvre de Dickens est tournée vers la critique sociale ; il dénonce « les nantis » qui deviennent les « Scrooge » c’est-à-dire les desséchés, ceux qui en raison de leurs richesses s’autorisent à mépriser les malheureux plutôt qu’à leur venir en aide. On le sait moins, vers 1850 Charles Dickens publie de nombreux articles sur les accidents du travail, blâmant les propriétaires d’usines irresponsables qui ne prennent pas la mesure des risques qu’ils font courir aux ouvriers.
Emile Zola, peintre naturaliste du travail, s’est beaucoup documenté pour écrire son « Germinal » le 13ème roman de sa fresque historique, Les Rougon-Macquart. Germinal s’avère une authentique approche anthropologique au pays de la mine. Après une quête colossale d’éléments factuels, l’écrivain relate les conditions de travail effroyables des mineurs à la fin du 19 -ème siècle. Le roman, véritable reportage réaliste sur la condition ouvrière de l’époque n’incite pas les lecteurs à la fatalité bien au contraire, il les invite par l’engagement et la construction d’organisations syndicales et politiques à lutter pour vaincre l’injustice et améliorer leur vie ordinaire. Germinal, c’est aussi l’évocation du printemps qui viendra pour faire germer d’autres pratiques, une autre humanité.
Outre la description du monde du travail et du peuple ouvrier, Zola apporte aussi à ses contemporains une description ciselée des postes de travail. Ce fait est connu. L’approche littéraire que l’on peut caractériser comme relevant de la psychopathologie l’est en revanche beaucoup moins. Avec une précision quasi clinique, il rend compte d’événements post traumatiques survenus au cours du travail. Gervaise, la blanchisseuse de « L’Assommoir » épouse Coupeau un l’ouvrier zingueur. Quand ce dernier, chute du toit sur lequel il travaillait, elle le soigne pendant des mois, mais ce choc a bousculé l’existence de l’homme qui ne le surmonte pas, et se met à boire, beaucoup plus que de raison. L’alcool, chacun le sait, est un usurier. Il vous rend au départ un petit service qu’il vous fait payer ensuite très cher. L’alcoolisme entraîne alors les deux amants dans la décrépitude. Là encore, que de similitudes avec les humains d’aujourd’hui confrontés à la dépendance à l’alcool, béquille qui aide à surmonter les difficultés professionnelles mais qui enferme aussi dans la circularité des risques ; la dépendance peut conduire à la violence et à l’amplification des problèmes (impact sur la famille, les enfants, le cercle vicieux).
 
Emile Zola, dans une tentative plus optimiste, nous fait aussi explorer les changements du travail au temps de l’innovation sociale que sont la création des Grands Magasins au Second Empire. Il nous fait vivre les transformations des métiers qui suivent l’avancée des modes de consommation et la spécialisation du travail.
Victor Hugo s’élève quant à lui vigoureusement, comme Dickens, contre le travail des enfants
« Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre
Qui produit l’argent en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil »
Pour lui, le travail de l’enfant doit se limiter à l’étude et à l’instruction qui devrait être gratuite, obligatoire et laïque. En 1889, la durée de la journée de travail demeure fixée à 12 h pour les enfants de 12 à 16 ans.
Dans son œuvre « Les Misérables », Victor Hugo critique le système social qui tolère la violation des droits des enfants (Cosette), l’humiliation de la petite ouvrière qui se tue à la tâche pour la survie de son enfant femme au point de se prostituer pour payer la famille Thénardier qui la fait chanter (Fantine). II incite les lecteurs à réfléchir sur les problèmes résultant de la surexploitation des plus faibles.
 
Hugo, comme Zola ou Dickens et bien d’autres écrivains, ont permis à de nombreuses générations d’enrichir la connaissance de leur époque et leur sens critique par le plaisir de la lecture. Romans révélateurs d’une société et incitant non seulement à une réflexion collective mais aussi accompagnant une réflexion et une action collective en faveur du progrès humain et social.
 
En dépit des attentes des lecteurs de nos jours, les écrivains investissent moins le monde de l’entreprise et le champ du travail. Cet univers n’est sans doute pas assez traité dans les fictions, à la fois dans les livres, les pièces de théâtre, et les films.
 
La perception des auteurs ne découle d’ailleurs pas toujours d’une immersion dans cet univers. Le constat est évident : 99% des auteurs français sont obligés de travailler pour vivre car l’écriture ne leur assure pas subsistance. Une bonne majorité sont enseignants ou fonctionnaires. L’entreprise et le monde du travail sont alors parfois appréhendés à partir d’une vision décalée, si ce n’est, caricaturée.
 
L’immersion pour l’écrivain parait souhaitable car le monde de l’entreprise se conjugue selon la rationalité des principes. L’organisation en vue de l’efficience, la recherche d’objectifs à atteindre et les moyens pour y parvenir. Le romancier se méfie de cette rationalité, qui serait le plus souvent mauvaise conseillère sur le plan artistique. En tant qu’artiste, l’écrivain, cherche à s’en extraire.
 
Les deux mondes semblent cohabiter en parallèle, se méconnaissant alors qu’ils ne sont pas tant séparés que cela puisque les femmes et les hommes qui interagissent au sein du monde du travail sont des êtres de chair et d’émotions. Les relations humaines s’entrelacent demeurent et dans l’entreprise comme dans le travail qui s’y déroule et constituent un formidable tremplin (réaliste) vers les passions humaines pour l’écrivain. Les personnages au sein du monde de l’entreprise restent mus par la fièvre du désir et par leur ambition. L’amour, l’amitié au sein des collectifs, les luttes de pouvoirs, les rivalités, les trahisons, les jalousies se côtoient.

Le Prix du roman de l'entreprise et du travail

Au-delà des caricatures, certaines pépites débouchent pour le lecteur sur un immense plaisir par la découverte de mondes cachés. Ainsi, depuis dix ans, en tant qu’organisateur du Prix du Roman de l’Entreprise et du Travail, j’ai été conduit à de multiples surprises qui m’ont profondément enrichi dans mon appréhension du monde.
 
Il est important d’apporter ici une précision. Le Prix du Roman de l’entreprise et du travail vise à récompenser un auteur pour la lucidité de son regard sur le monde professionnel et les qualités littéraires de son œuvre. Soutenu par Klesia MUT, Marianne et Sud Radio, le jury c’est à souligner, regroupe toutes les parties prenantes de l’entreprise. En effet s’y côtoie un représentant des principaux syndicats français CFDT, CGT, FO, CFE CGC, CFTC, UNSA, les représentants du MEDEF, de la CPME, du Cercle Européen des DRH et des intellectuels, des juristes, des journalistes et des politiques. Ce jury qui se réunit depuis dix ans, au moins deux fois par an pour valider ses choix s’avère une source de discussions sur le travail assez exceptionnelle. Les débats ne reflètent pas forcement les positions idéologiques. Je profite de ce papier pour remercier tous ceux qui depuis des années s’investissent « Pro Bono » dans cette aventure aux cotés des auteurs et des maisons d’éditions. Au premier rang, desquels bien sûr, les membres du Jury, les salariés de Technologia qui portent ce Prix et la journaliste Marie-José Gava devenue formatrice, qui, un jour m’a proposé il y a dix ans cette idée du prix du Roman de l’Entreprise que j’ai accepté d’organiser car c’est une lourde tâche. Idée que j’ai enrichie dès la seconde édition en y ajoutant la thématique essentielle du travail. Marie José contribuant à sa mesure à l’organisation.
 
Ce prix m’a donc conduit à des fulgurances qui ne recoupaient pas forcément les œuvres retenues au final comme Lauréat car, n’étant pas membre du jury, mon avis ne pouvait compter pour cette distinction.
 
Ce fut ainsi le cas pour le monde caché des vigiles « Debout Payé » de Gauz (Edition Nouvel Attila). Un de mes plus grands regrets. Cette œuvre autobiographique non primée par le jury, relate, le témoignage d’un sans papier. Vigile observateur dans un grand magasin « qui voit tout, en étant parfaitement invisible aux yeux des clients » gardien docile du temple de ce consumérisme débridé car un sans papier n’a pas de revendications si ce n’est celle de la simple survie dans l’ambiguïté de sa situation.
 
Ce fut encore le cas cette année avec cette avocate qui nous a ouvert les portes de son monde dans « Clientèle » de Cécile Reyboz (Editions actes Sud). Les affaires qui s’enchainent. La routine du métier. L’obsession de l’argent rapporté au temps qui caractérise ce métier très dur en voie de profondes mutations si ce n’est de précarisation. Le monde de l’angoisse des clients que l’on tient à distance. Le client qui a toujours raison et qui cherche à dicter sa loi.
 
Mais, en règle générale, j’étais le plus souvent aligné avec les choix du jury dont je n’ai manqué qu’une réunion en dix ans d’existence.
 
Les souvenirs qui me viennent sont nombreux. Je n’en cite que quelques réminiscences.
 
  • « Un élément perturbateur » (Gallimard) primé l’an passé était d’une drôlerie absolue. Je ne connaissais pas l’auteur et quand j’ai eu le plaisir d’entendre Olivier Chantraine dans cette salle des Accords de Grenelle au Ministère, je me suis dit que cet homme-là, avec cet humour-là, était vraiment comme dans ses livres. Et qu’il faisait sans doute bon de pouvoir vivre à ses côtés.
     
  • « Le grand Marin » édition de l’Olivier de Catherine Poulain primé il y a deux ans était d’une magnifique sauvagerie. Celle qui vous transcende, les hommes confrontés aux assauts de la nature.
     
Parmi les membres du Jury parfois une discussion est survenue dans les débats. « Faut-il récompenser ce livre qui n’a pas tant besoin de nous ? » Cette approche utilisatrice était apparue dès le lancement du prix avec « Les heures Souterraines » (Edition Lattès) de Delphine De Vigan première lauréate mais aussi l’année suivante avec le beau roman de Laurent Gounelle « Dieu Voyage toujours incognito » (Anne Carrière Editions). Mais bien vite le jury s’est affranchi de ses complexes pour ne se laisser guider que par son plaisir.
 
Ainsi, un des grands moments de ces dix années de sélections pour moi fut l’œuvre « Avec vue sous la Mer » (Allary Editions). Slimane Kader lève le voile sur les coulisses des immenses paquebots qui assurent les croisières au long cours. Sans voir la mer, ces damnes de l’Océan servent des touristes en mal de dépaysement. La langue, la dureté du travail au service de touristes assoiffés de bien-être sont saisissantes.
« Potentiel de Sinistre » de Thomas Coppey chez Actes SUD, était une grande réussite pour un premier roman. L’auteur montre comment la finance folle mise sur une catastrophe potentielle pour vendre un nouveau produit « les cats Bonds » Ces derniers visant à couvrir les risques de catastrophe naturelle par des montages financiers spéculatifs et comportant des taux extrêmement rémunérateurs.
 
Tous ces livres mériteraient de mieux rencontrer leur public. Tous les membres du jury s’évertuent sur leur support respectif de communication à faire connaitre les romans. Ainsi, un auteur m’expliquait récemment que cette profusion de papiers sur les supports des organisations syndicales et patronales et sur leurs sites avaient permis de toucher un public par un autre canal et que cette approche avait permis de prolonger la vie de son livre au moins d’un an.
 
Aussi il est temps d’aller plus loin. De faire rentrer dans les entreprises, les écrivains. C’est leur place. Nous pouvons dans les entreprises, dans les services publics permettre cette rencontre des auteurs et des salaries et des agents de la fonction publique. Ce sont les dirigeants qui ont les clefs de cette évolution. Les maisons d’éditions, les écrivains sont prêts et attendent ces invitations pour venir débattre et recréer du lien. Pour venir partager et s’enrichir au coté de tous ceux qui font le monde du travail aujourd’hui.
Les cercles littéraires valent bien tous les grands débats. Les salons littéraires permettront la conciliation de l’art, de l’émotion au service de la culture et du bien-être au travail.
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