Participatif
ACCÈS PUBLIC
28 / 04 / 2025 | 20 vues
Karen Gournay / Abonné
Articles : 12
Inscrit(e) le 03 / 02 / 2020

Le télétravail a profondément redessiné les équilibres sociaux et économiques du monde du travail

Depuis la crise sanitaire de 2020, le télétravail s'est imposé comme une modalité incontournable de l'organisation du travail. Face à cette transformation majeure, notre organisation syndicale  avait revendiqué l’ouverture d’une négociation interprofessionnelle qui a abouti à la signature de l'Accord National Interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020.

 

Si cet accord pose un cadre minimal, le recul aujourd’hui acquis par la pratique du télétravail permet de questionner ce mode d’organisation du travail au sein de toutes les entreprises afin de préserver les droits des salariés.


Pour rappel, le télétravail trouve aujourd’hui une définition à l’alinéa 1 de l’article L.1222-9 du Code du travail qui dispose que « le télétravail désigne toute forme d'organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l'employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l'information et de la communication ».

 

Si le Code du travail et l’ANI de 2020 fixent un cadre minimum au télétravail visant à protéger les salariés, l’accord d’entreprise n’est pas tenu de respecter les ANI ou les accords de branche depuis la remise en cause du principe de faveur par les ordonnances « Travail » de 2017. Il faut donc être extrêmement vigilant sur ce point.


L’augmentation des accords collectifs sur le télétravail (4 % des accords signés en 2022 contre moins de 1 % en 2017 selon l'INSEE( 1) est un signe d’une installation durable de ce mode d’organisation du travail. En 2019, deux tiers des accords de télétravail qui ont été signés proposent une journée en distanciel maximum par semaine, contre deux au maximum pour un tiers des accords (hors télétravail exceptionnel). Le nombre maximal de jours de télétravail augmente entre 2020 et 2022. À partir de 2020, les accords autorisant jusqu’à deux jours de télétravail par semaine deviennent majoritaires. Ainsi, en 2022, seul un tiers des accords prévoit toujours une journée au maximum et presque un cinquième permet trois jours ou plus par semaine.


Le télétravail a profondément modifié les rapports de force entre employeurs et salariés, redessinant les équilibres sociaux et économiques du monde du travail.

 

D'un côté, les entreprises ont largement bénéficié des économies générées par la réduction des frais immobiliers et des coûts de fonctionnement. De l'autre, les salariés se sont retrouvés confrontés à de nouvelles contraintes.

 


Il ne s’agit ni d’entériner ni de favoriser la généralisation du télétravail mais bel et bien de renforcer la protection des salariés dans cette situation.

 

Ainsi, il est essentiel de prendre en compte les risques liés à ce mode d’organisation du travail.


Le télétravail, une revendication forte des salariés et des externalités positives


La mise en place du télétravail répond à une aspiration massive des salariés, qui y voient une opportunité d'améliorer leur qualité de vie. En 2023, un tiers des salariés souhaitaient continuer ou commencer à télétravailler. Et, parmi ceux qui en étaient privés, plus d'un sur dix considéraient leur poste comme compatible avec cette modalité.

 

Entre juillet 2022 et juin 2024, 11 % des salariés occupant un emploi télétravaillable auraient souhaité télétravailler mais n’ont pas pu le faire, dont la moitié du fait de l’employeur. Parmi les télétravailleurs, 44 % souhaiteraient conserver la même fréquence hebdomadaire ou mensuelle de télétravail, et 45 %
l’augmenter, tandis que seuls 11 % voudraient télétravailler moins ou ne plus télétravailler du tout.
 

Plus le télétravail est pratiqué régulièrement, plus la satisfaction tirée de sa pratique est grande. Parmi les non-télétravailleurs, 69 % déclarent vouloir télétravailler. Ainsi, la pratique du télétravail est dans près de la moitié des cas en adéquation avec les souhaits des télétravailleurs, tandis qu’elle constitue une aspiration pour une majorité de non-télétravailleurs.(2)


Les motivations pour les salariés sont claires. Dans un premier temps, le télétravail permet une réduction du temps de transport et de la fatigue associée. La probabilité de télétravailler est de 12,2 points de pourcentage supérieure pour les personnes résidant à plus de 100 km de leur lieu de travail, par rapport à celles vivant à moins de 5 km. Pour les distances intermédiaires, la probabilité de recourir au télétravail augmente graduellement. Le télétravail dans ce cadre peut donc aussi permettre de diminuer des coûts liés aux trajets domicile-travail.

 

Le télétravail, lorsqu’il est bien encadré, peut aussi avoir d’autres externalités positives. En moyenne, lorsqu’ils sont à distance, les télétravailleurs déclarent disposer de plus d’autonomie que sur site. En 2023, seulement 3 % d’entre eux peuvent moins facilement organiser leur travail que sur site, tandis que 33 % pensent que c’est plus facile. Malgré l’intersection des sphères professionnelle et domestique, le télétravail semble être un facteur modérateur du risque de conflits intrafamiliaux, plutôt que l’inverse. Cela suggère aussi que le télétravail, et l’autonomie accrue que celui-ci confère, permet aux salariés de se rendre davantage disponibles pour leur
famille. Cette disponibilité accrue semble plus marquée pour les hommes : 19 % de ceux qui télétravaillent reçoivent des plaintes, contre 28 % des autres, tandis que la différence observée est faible pour les femmes.(3)


Pour nous, les avantages du télétravail ne peuvent se mettre en œuvre que lorsque ce mode d’organisation du travail est strictement encadré par un accord collectif. La réticence de certains employeurs qui tentent de limiter l’expansion du télétravail et de le mettre en œuvre en dehors de tout accord d’entreprise va, au contraire, engendrer des risques pour les travailleurs.


Notre confédération  rappelle que ce mode d’organisation du travail doit nécessairement respecter le volontariat des salariés, amener à une véritable prise en charge des frais professionnels engendrés par le travail à distance et être corrélé à une régulation stricte du temps de travail et du droit à la déconnexion. À défaut, le télétravail risque bien au contraire d’être un facteur d’accroissement des inégalités, de dégrader la santé des travailleurs et de mettre en péril le collectif de travail.


Des risques d’inégalités accrues par le télétravail


Derrière l'apparente modernisation du travail se cachent de profondes inégalités. D'abord, une fracture sociale et professionnelle :


• 63 % des cadres télétravaillent contre seulement 10 % des employés.
• Les salariés des grandes entreprises bénéficient plus du télétravail que ceux des PME.
• Le télétravail reste inaccessible à de nombreux travailleurs précaires.


Ensuite, une inégalité de genre : les femmes télétravaillent davantage que les hommes, mais avec des moyens souvent inférieurs et une charge mentale accrue, notamment en raison de la persistance des tâches domestiques.
 

Cette situation renforce les inégalités de répartition des responsabilités familiales, plaçant encore une fois les femmes dans une position de double contrainte entre exigences professionnelles et charge domestique. Ainsi une étude de l’Institut national d’études démographiques (INED) menée durant le 1er confinement a montré que les femmes en télétravail bénéficient moins souvent d'une pièce dédiée au travail (25%, contre 39% des hommes) et d'un équipement adapté ; sont plus souvent interrompues dans leur travail (48% vivent avec un ou plusieurs enfants, contre 37% des hommes) et que près de 37% des femmes qui télétravaillent six heures ou plus consacrent au moins deux heures aux tâches domestiques, contre 21% des hommes.


Enfin, le télétravail, bien que flexible, peut exacerber les tensions domestiques. Pendant le confinement de mars à mai 2020, les violences conjugales ont significativement augmenté. La mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violence (Miprof) a signalé une hausse notable des appels au numéro d'urgence pour les femmes victimes de violences, atteignant près de 30 000 en avril 2020, révélant des violences préexistantes exacerbées par la cohabitation prolongée.


Une menace pour la santé et la sécurité des salariés


Derrière la flexibilité vantée par les employeurs, le télétravail cache une intensification du travail et donc des risques d’atteintes à la santé des salariés. L’intensité du travail est l’une des principales dimensions des risques psychosociaux. Elle se réfère aux contraintes de rythme, à la charge et à la pression induites des exigences professionnelles, telles que le volume de travail, les délais serrés, et la complexité des tâches. Une étude de la DARES de mars 2025 sur les risques psychosociaux associés au télétravail4 démontre que ce mode d’organisation du travail
peut :


Accroitre l’amplitude des horaires de travail ;
➢ Complexifier la gestion de la charge de travail ;
➢ Amplifier l’hyper connectivité et la surcharge informationnelle.



Le télétravailleur n’a plus de cadre strict pour organiser ses journées, ce qui conduit à des. horaires souvent allongés et une hyper connexion constante.

Cette flexibilité accrue peut rapidement se transformer en aliénation, où le salarié est en permanence sous pression. Ainsi, en 2017, parmi les cadres du secteur privé en France, ceux qui télétravaillaient deux jours ou plus par semaine étaient en moyenne 1,6 fois plus susceptibles de travailler le samedi, et deux fois plus enclins à dépasser les 50 heures hebdomadaires ou à travailler en soirée.
 

Cette disponibilité permanente engendrée par l’hyper connectivité créée d’une part une intensification du travail, avec des attentes de réactivité de plus en plus fortes, qui pèse sur les salariés et d’autre part, un brouillage des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle. L’Organisation internationale du travail (OIT) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) préconisent que les télétravailleurs et télétravailleuses disposent d'une pièce dédiée, si possible au calme, où ils peuvent se concentrer sur leurs tâches professionnelles sans être perturbés par les bruits environnants ou les sollicitations familiales. Cette mise à distance spatiale entre l'espace de travail et les zones de vie quotidienne favorise une séparation mentale entre vie professionnelle et vie personnelle.


Pour notre organisation syndicale, l'accord sur le télétravail serait incomplet s'il n'abordait pas l'organisation du travail : quelle alternance entre le travail présentiel ou distanciel, quelles garanties en matière de charge de travail, quels systèmes de contrôle, etc. ?


Il est essentiel d’assurer un encadrement strict des temps et un droit à la déconnexion effectif afin de limiter au maximum le risque psychosocial. L’accord doit prévoir la mise en œuvre d’un bilan permettant de s’assurer qu’il n’y ait pas un impact négatif de la mise en œuvre du travail à distance sur la santé mentale des salariés. Les élus du CSE jouent aussi un rôle en la matière notamment à travers la mise en place d’enquêtes sur le fondement de l’article L.2312-5 al 2 du code du travail.

 

Un véritable suivi de la part de l’organisation syndicale et des élus doit permettre de s’assurer que l’employeur respecte bien son obligation de préservation de la santé des salariés et met bien en œuvre les mesures de prévention nécessaires. Cela doit se traduire de manière concrète avec l’intégration des risques liés au télétravail, et notamment des risques psycho-sociaux, dans le document unique d’évaluation des risques professionnels.


Le télétravail, une menace pour le collectif de travail


Enfin, le télétravail menace l'un des piliers du monde du travail : la solidarité et le collectif. Moins d'échanges informels, plus de difficultés à partager l'information, une individualisation du travail renforcée par les logiques managériales : autant de risques qui fragilisent la construction des revendications collectives et affaiblissent l'action syndicale.


Une étude des différences des conditions de travail des télétravailleurs, entre activité à distance et présence sur site, effectuée par la DARES démontre que de nombreuses difficultés augmentent pour les salariés en télétravail : absence de discussion avec le collectif, absence de discussion avec les institutions représentatives du personnel, manque de soutien des collègues…. Autant de difficultés qui mettent à mal les structures collectives pourtant essentielles dans le milieu professionnel. Les besoins de coordination et d’échanges d’informations augmentent en même temps que l’isolement de plus en plus accentué de nombreux travailleurs.



Il est donc indispensable de préserver au sein des entreprises des temps permettant aux salariés de continuer à mener des projets communs et de se rencontrer afin de préserver les échanges informels, le partage d’information et ainsi préserver les collectifs de travail.


Dans ce cadre, c’est aussi le droit syndical et le droit des institutions représentatives du personnel qui peut être mis à mal. Avec le développement du télétravail et la multiplication des sites distants dans les entreprises, il est parfois difficile de maintenir le lien avec les travailleurs. Il est indispensable de garantir un dialogue social de qualité à travers des accords créateurs de droits pour les organisations syndicales et les IRP. Il peut notamment s’agir de prévoir un cadre pour l’utilisation des outils numériques, de la communication syndicale ou pour instaurer un contact direct avec les salariés.


Le télétravail est une réalité que la confédération investit pleinement pour en faire une avancée sociale, et non une régression.


Face à la volonté des employeurs de flexibiliser toujours plus le travail,  rappelons  que le télétravail n'est pas un privilège, mais un droit qui doit s'exercer dans des conditions équitables et protectrices pour l'ensemble des salariés.

 

(1) INSEE ANALYSES, n°105, Mars 2025

(2) INSEE ANALYSES, n°105, Mars 2025
(3) DARES ANALYSES, n°65, Novembre 2024

(4) Dares, Les risques psychosociaux associés au développement du télétravail, 27 mars 2025
 

 

Pour information également: 


-  Télétravail et présentiel : le travail hybride, une pratique désormais ancrée dans les entreprises, INSEE Analyses, Mars 2025
https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/8379375/ia105.pdf


-  Les risques psychosociaux associés au développement du télétravail, DARES, Mars 2025 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/les-risques-psychosociaux- associes-au-developpement-du-teletravail


-  Le télétravail améliore-t-il les conditions de travail et de vie des salariés ? DARES, Novembre 2024

https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dossier/teletravail-evolution- des-pratiques-et-conditions-de-travail

Pas encore de commentaires