Émirats Arabes Unis : la main d’œuvre étrangère, victime de discrimination… et de morts subites
À l’approche de la COP28 qui doit s’ouvrir à Dubaï le 30 novembre, les ouvriers étrangers des Émirats Arabes Unis subissent des conditions de travail démentielles pour finir les chantiers. Des drames qui perdurent malgré les promesses des autorités.
Le phénomène n’est pas nouveau, et touche tous les pays de la péninsule arabique : les travailleurs étrangers, véritables citoyens de troisième zone, vivent dans des conditions déplorables et subissent une pression hors norme à l’approche des grands rendez-vous internationaux. Si le cas de la Coupe du monde de football au Qatar et ses 6500 morts est encore dans toutes les esprits, c’est au tour des Émirats Arabes Unis de (re)faire parler d’eux.
COP28 : la COP de tous les dangers
Le 20 octobre dernier, le quotidien britannique The Guardian révélait les conditions inhumaines dans lesquelles les ouvriers africains et asiatiques travaillent sur les chantiers des trois sites dubaïotes qui doivent accueillir la prochaine COP28, du 30 novembre au 12 décembre : « Selon des preuves visuelles et des témoignages obtenus par les chercheurs, les migrants travaillaient dans une chaleur et une humidité extrêmes pendant "l’interdiction de midi" – une loi des Émirats Arabes Unis interdisant le travail en extérieur pendant les heures les plus chaudes de l’été afin de protéger les travailleurs en plein air d’une exposition à la chaleur qui peut être mortelle. » Le journal londonien relayait des témoignages – anonymes afin de protéger les principaux intéressés – des ouvriers, comme celui-ci : « La semaine dernière, je pensais que j’allais mourir à chaque seconde où nous étions dehors… mais nous devons être payés. » Triste routine dans ce pays où 90% des employés du secteur privé exercent dans le bâtiment.
The Guardian s’appuie sur un plaidoyer réalisé par l’ONG britannique Fair Square et intitulé This Weather isn’t for Humans (ndlr : Cette météo n’est pas faite pour les êtres humains). Selon James Lynch, le directeur de Fair Square, « si le comité d’organisation de la COP28 des Émirats Arabes Unis affirme vouloir protéger la santé de la population contre le changement climatique, elle doit commencer chez lui, où les travailleurs migrants préparent le site de l’Expo City sous des températures qui font s’évanouir les touristes. Cela représente un risque grave pour la vie de ces travailleurs, leur santé et même leur vie ». L’ONG, s’appuyant sur le long rapport intitulé Killer Heat: Extreme Temperatures and Migrant Workers du collectif Vital Signs, plaide avec vigueur pour la mise en place et le respect d’un code du travail à l’attention des travailleurs immigrés.
Les chantiers des Émirats, comme ceux du Qatar ou de l’Arabie saoudite, ont été de tout temps dénoncés par les ONG de défense de droits de l’Homme, tant les ouvriers payent un lourd tribut à l’édification des infrastructures dans des temps records. Déjà en 2021, lors des chantiers de l’Exposition universelle de Dubaï, plusieurs ouvriers étaient morts à cause de conditions de travail dantesques, ce qui avait d’ailleurs poussé le Parlement européen à boycotter l’événement.
Les « domestiques », les autres victimes du système
Mais les chantiers de construction ne sont pas les seuls cimetières des Émirats, appartements et palais feutrés aussi. Dernière victime en date : Vergie Tamfungan, âgée de 39 ans et mère de quatre enfants, venait d’arriver dans l’émirat de Sharjah (à la sortie nord de Dubaï). Elle a été retrouvée morte le 25 septembre dernier. Le décès de cette « domestique » philippine a fait la Une des journaux et a remis un coup de projecteur sur un fléau qui embrasse les autorités émiraties – même si ces dernières s’en défendent – affirmant mener l’enquête dans un communiqué : « L’enquête garantira que les responsables d’infractions à la loi, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises, seront tenus responsables. Les Émirats Arabes Unis accordent une énorme valeur à la contribution de leur main d’œuvre étrangère et s’engagent à protéger et à améliorer les droits et le bien-être des travailleurs à tous les niveaux. » Seulement voilà, les Émirats traînent derrière eux une fâcheuse réputation d’esclavage moderne.
En 2022, un autre rapport de Vital Signs révélait que 10000 travailleurs asiatiques mourraient chaque année dans les pays du Golfe. Les Émirats, eux, comptent principalement des Indiens (28% de la population totale), des Pakistanais (13%), des Bangladais (8%) ou encore des Philippins (6%), tous ces ressortissants n’étant évidemment pas des cols blancs. Au total, la population des EAU est à 87% étrangère, toutes nationalités confondues. Ces populations déshéritées – attirées par de meilleurs salaires que dans leurs pays respectifs – s’exposent malheureusement à de nombreux abus. En mai dernier, l’ONG australienne Walk Free publiait son baromètre sur l’esclavage moderne, le Global Slavery Index. Selon ce rapport, environ 132000 êtres humains aux Émirats Arabes Unis seraient des esclaves modernes au service de leurs « propriétaires ». Les pays arabes dans leur ensemble fonctionnent selon la loi du « kafala », un système de tutelle liant employeurs et employé(e)s, signifiant que les premiers ont quasiment tous les droits sur les seconds, à commencer par celui de conserver le passeport des employés qui se retrouvent pris au piège.
Toujours en 2022, l’association internationale Human Rights Watch faisait un constat similaire : les droits des travailleurs et travailleuses émigré(e)s aux Émirats sont bafoués. « Le droit du travail des Émirats Arabes Unis n’a prévu aucune protection pour les travailleuses et travailleurs domestiques, qui ont été confrontés à une multitude d’abus : salaires impayés, séquestration, jusqu’à 21 heures de travail par jour, abus physiques et sexuels de la part des employeurs. Les travailleuses et travailleurs domestiques ont rencontré des obstacles dans la pratique et sur le plan juridique pour obtenir réparation. Bien qu’une loi de 2017 sur les travailleurs domestiques leur garantisse certains droits, ces protections sont plus faibles que celles prévues dans le droit du travail et restent en deçà des normes internationales. » Contrairement à ce qu’affirment les autorités du pays.
Les Occidentaux s’y mettent aussi
Mais il serait injuste de ne pas évoquer ici le comportement des Occidentaux installés aux Émirats. Car les Émiratis ne sont pas les seuls à « avoir une bonne à la maison ». Européens, Américains ou autres succombent eux aussi à la facilité d’avoir, pour un salaire misérable, une personne à domicile. Cette réalité peu reluisante a été mise en évidence dans l’excellent livre de la sociologue Amélie Le Renard intitulé Le privilège occidental : Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï (éd. SciencesPo Les Presses). « Les femmes d’expatriés managent du personnel domestique, et entretiennent à ce sujet un discours ambivalent. Elles savent que leur famille ou leurs amis en France désapprouvent ce genre de pratiques, note la sociologue. […] L’exclusion, le racisme et les discriminations s’exercent à l’égard de groupes comme celui des Indiens, pourtant majoritaires dans la ville. Les frontières entre Occidentaux et non-Occidentaux peuvent parfois se brouiller mais certains groupes nationaux sont toujours fortement mis à distance, voire déshumanisés. » Quelle que soit la nationalité des employeurs, que ces travailleurs soient exploités sur des chantiers ou dans des cuisines, la réalité est toujours la même à Dubaï : il y a les élites d’un côté, et les esclaves des temps modernes de l’autre.
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