Diversité et unité des services publics en Europe
On peut dire que des services publics existent dès lors que nous vivons en collectivité, pour assurer la sécurité tant interne qu’externe de chaque individu et de chaque groupe ; les conditions de vie ont amené de tous temps la création de services collectifs, de police, de justice, de défense et d’infrastructures - routes, canaux, aqueducs, égouts, etc.
Services publics en Europe, de quoi parle-t-on ?
Les services publics couvrent une multiplicité de domaines (services régaliens, administratifs, sociaux, culturels, industriels et commerciaux) ; des responsabilités à chaque niveau d’organisation humaine ; des formes diversifiées d’action ( administrations, entreprises publiques, économie sociale, délégations à des entreprises privées, etc.).
Derrière l’expression française « services publics » - ou ses traductions dans les différentes langues – coexistent dans tous les pays européens deux conceptions :
- la conception organique, qui assimile le service public à l’activité administrative et à la propriété publique ; au statut public de l’opérateur qui preste le service
- la conception fonctionnelle, qui définit le service public par ses finalités et objectifs, ses missions ou obligations (« droit » à la sécurité, à l’éducation à la santé,…), quel que soit le statut juridique de l’opérateur.
Dans les deux cas, il s’agit de répondre aux besoins individuels et collectifs d’une population sur un territoire, pour lesquels une autorité publique (« autorité organisatrice ») édicte des normes ou règles spécifiques, qui ne relèvent pas seulement du droit commun de la concurrence ou des seules logiques de marché.
Les services publics ont été des ferments du progrès sans précédent des années qui suivront la Libération (les dites « 30 glorieuses »), conjuguant progrès économique et social, avec l’extrême souplesse du « service public à la française », des grandes administrations aux services publics locaux, des entreprises publiques aux délégations de service public à des entreprises privées ou aux missions confiées à des associations.
Diversité en Europe
En France comme dans les autres pays européens, la définition et l’organisation des services publics est le fruit des histoires longues de la construction de chaque Etat.
Chaque pays a défini ses « services publics » dans sa construction nationale. Selon l’agencement institutionnel de chaque Etat, les institutions compétentes pour définir l’organisation d’un service public peuvent être nationales, régionales ou locales. Partout existent des services publics nationaux et des services publics locaux relevant des compétences de chaque collectivité territoriale, mais la répartition des compétences est différente.
Ainsi, dans les Etats fédéraux, la définition et l’organisation des services publics relève dans de nombreux domaines des Etats fédérés et de leurs collectivités territoriales. Par exemple pour l’éducation la France a un service public national, les collectivités territoriales ont des responsabilités limitées aux locaux et aux infrastructures, alors qu’en Allemagne l’État fédéral fixe seulement les lignes générales et chacun des seize Länder dispose de pouvoirs législatifs et possède une autonomie importante.
Plus généralement, les histoires nationales ont conduit à ce que les opérateurs de service public relèvent de statuts diversifiés : services administratifs, entreprises publiques, missions confiées à des associations, délégations de missions de service public à des entreprises privées.
Alors que la France avait une organisation verticale (en « silos ») pour chaque secteur d’activités, avec certains grands opérateurs publics nationaux (EDF, SNCF, La Poste), l’Allemagne a, dans certains domaines, une organisation locale transversale et décentralisée, avec un millier de Stadtwerke, entreprises communales qui ont la responsabilité de la distribution de l’eau, de l’électricité et du gaz, souvent des transports publics locaux ou même de caisses d’épargne.
Ils ont donc la possibilité de mettre en œuvre des solidarités entre activités pour répondre aux besoins des populations et des territoires.
Dans la plupart des domaines, il n’existe pas d’homogénéisation européenne en la matière, ni d’objectifs et de missions, ni de formes d’organisation ou de modes de financement.
Cette diversité liée aux histoires, institutions et traditions de chaque pays, se conjugue avec l’existence de 24 langues officielles, qui n’ont pas d’équivalents termes à termes ; les langues sont des concentrés de cultures nationales et les sédimentations historiques ont débouché sur des constructions juridico-politiques et des concepts différents, n’ayant pas la même place dans le système de références.
Lorsque s’est posée la question des « services publics », les difficultés de traduction et de compréhension (1) ont conduit à l’invention de termes et concepts nouveaux.
Le traité de Rome de 1957 évoque les « services d’intérêt économique général », sans les définir, mais pour préciser que leurs « missions particulières » peuvent conduire à ne pas respecter les règles générales de concurrence.
Certains déduisent de cette sorte de patchwork une irréductibilité des « modèles » nationaux et l’incapacité à construire une conception commune.
Unité de valeurs communes
Les services publics sont des résultantes d’histoires longues, marquées en Europe par la reconnaissance de l’individu et de sa place dans la société, par des développements d’acteurs et de mouvements sociaux, par l’édification d’Etats de droit et la montée en puissance de la démocratie et de relations de solidarité.
Certains parlent à ce propos d’« héritage des Lumières » (2) , de « civilisation européenne », d’« économie sociale de marché », pour désigner un système de valeurs qui structure les activités et relations humaines et qu’on ne retrouve pas dans d’autres parties du monde.
Pour ce qui concerne les « services publics, dans tous les pays européens, les autorités publiques – nationales, régionales ou locales – ont été amenées à décider que certaines activités ne pouvaient pas relever seulement du droit commun de la concurrence et des règles de marché, mais formes spécifiques d’organisation et de régulation, de normes et règles spécifiques dans trois objectifs complémentaires :
- reconnaitre le droit d’accès de chaque habitant d’accéder à des biens ou services considérés comme essentiels,
- assurer des rapports d’égalité ou de solidarité entre les humains pour promouvoir la cohésion économique, sociale et territoriale,
- prendre en compte le long terme, ce que l’on qualifie aujourd’hui de développement durable.
Ces trois objectifs, que l’on retrouve avec des formes différentes de concrétisation au plan local, régional ou national forment le trépied de légitimité des services publics ou de leu équivalent. Ils représentent un élément clé du modèle social européen caractérisé par les interactions et l’intégration de l’économique, du social, du territorial et de l’environnemental.
Depuis la fin des années 1990, ils sont considérés dans les traités européens comme « valeurs communes » de l’Union européenne et de ses Etats membres et leur accès fait partie aussi bien de la Charte des droits fondamentaux que du socle des droits sociaux.
Même si dans tous les pays européens coexistent conceptions organique et fonctionnelle, c’est cette dernière qui va fonder leur long processus d’européanisation.
En dehors des services strictement régaliens (administration générale, sécurité, justice, finances publiques, défense), considérés comme relevant de chaque Etat membre, les activité de service public sont au centre d’un « carré magique » avec quatre pôles, qui génèrent de fortes tensions entre eux, chacun étant en tension avec les trois autres :
- le marché intérieur et ses règles de concurrence ;
- les missions et obligations de service public ;
- la politique de cohésion, avec ses enjeux environnementaux ;
- le principe de subsidiarité .
On peut dès lors les représenter sous forme d’un « carré magique ».
Le principe de subsidiarité à l’œuvre
Dès le traité de Rome de 1957, la construction européenne a été fondée sur la mise en œuvre progressive des quatre et libertés fondamentales de circulation : des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. L’objectif n’a pas été non dans d’édifier un « super-Etat », qui viendrait replacer ou chapeauter les Etats membres, mais dans la recherche d’outils adaptés aux objectifs définis en commun.
L’Union européenne n’est ni une fédération ou confédération, ni une organisation internationale, mais une autorité publique de type nouveau, une sorte d’Union d’Etats-nation reposant sur les principes de subsidiarité et de proportionnalité – on fait ensemble ce qui est plus efficace que chaque Etat agissant séparément, mais on ne fait ensemble que ce qui est proportionné aux objectifs définis.
La construction européenne repose sur des démarches de dialogue et d’échanges, de recherche de compromis et de consensus et non sur des mécanismes de décision à la majorité dans lesquels la minorité reconnait le fait majoritaire comme légitime et accepte de s’y soumettre.
Plus généralement sur la mise en œuvre de coopérations et de coordinations davantage que sur le respect de règles et de contraintes, même si celles-ci sont nécessaires dans certains domaines. L’européanisation vise à conjuguer unité – ce que l’on veut fait ensemble et la manière de le faire – et diversité des histoires, traditions, institutions, nationales, régionales et locales. C’est le principe de subsidiarité qui a été mis en œuvre à parti des années 1980 pour européaniser les services publics pour promouvoir les libertés fondamentales de circulation.
Dans chaque secteur, compte tenu de ses spécificités techniques, économiques, sociales et territoriales, il s’est agi de mettre en œuvre une dynamique de « marché intérieur ».
Dans la situation géopolitique et idéologique des années 1980, il a conduit à dépasser les formes nationales diversifiées d’organisation et de régulation des services publics qu’avaient défini dans l’histoire chacun des Etats membres de l’Union européenne, en développant des stratégies de libéralisation fondées sur l’introduction progressive de la concurrence et les logiques du marché, sans définir en même temps des objectifs et normes communautaires, qui auraient pu déboucher sur des solidarités européennes.
Dans certains Etats membres, cette logique a conduit à privatiser les opérateurs de service public. On a vu se développer les références au New Public Management (NPM) visant à aligner les références des opérateurs sur la gestion privée courtermiste.
Dans les pays d’Europe centrale et orientale, les rejets du « tout public » et de l’économie et de la société « administrées » ont débouché sur des attirances pour le marché et les privatisations.
Mais la logique de libéralisation est porteuse d’une série de polarisations mettant en cause des objectifs de service public ou d’intérêt général :
- polarisation économique du fait de concentrations rapides, débouchant souvent sur une concurrence oligopolistique entre quelques grands groupes qui structurent les marchés et peuvent abuser de leur position dominante ;
- polarisation sociale, les gros consommateurs, qui disposent d’un « pouvoir de marché », et la clientèle solvable étant favorisés par rapport aux petits consommateurs, ce qui met en cause l'égalité de traitement, les possibilités de péréquation des tarifs ;
- polarisation territoriale en faveur des zones denses au détriment des habitats isolés, avec accentuation des inégalités ;
- polarisation temporelle, survalorisant le court terme, pour lequel le marché donne de précieuses indications, au détriment du long terme, pour lequel le marché est myope, ce qui favorise les investissements les moins coûteux en capital au détriment d'une politique d'avenir et finalement de la recherche du moindre coût pour l'utilisateur ;
- polarisation financière, chaque concurrent cherchant à externaliser les effets de ses activités en matière environnementale et à pratiquer des formes de dumping social.
Les années 1990 et 2000 ont vu un long processus contrasté, marqué par les propositions du Comité économique et social européen, du Comité des régions, la lente émergence d’un espace public européen pour faire émerger une construction originale conjuguant certaines règles communes et diversité des histoires et des formes, sans uniformisation.
Après de longs débats et combats marqués par l’inscription des services d’intérêt général dans la Charte des droits fondamentaux, et dans le socle des droits sociaux, le traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009, comporte des innovations majeures avec un Protocole 26 annexé aux deux traités, qui comporte des points d’appui nouveaux pour garantir les services d’intérêt général, leurs objectifs et valeurs :
- le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour réponde aux besoins des utilisateurs ;
- la diversité et les disparités tenant au niveau des besoins, des préférences des utilisateurs, situations géographiques, sociales ou culturelles différentes ;
- un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, égalité de traitement, promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs.
Aujourd’hui existe ce que l’on peut qualifier d’« acquis » européen :
1. Les Etats membres (les autorités nationales, régionales et locales) ont la compétence générale pour définir, « fournir, faire exécuter et organiser » les SIG, ainsi que de financer les SIEG.
2. Les institutions européennes ont la même compétence pour des services européens qui s’avèrent nécessaires à l’accomplissement des objectifs de l’UE.
3. Pour les services non économiques, les règles du marché intérieur et de la concurrence ne s’appliquent pas ; ils ne relèvent que des seuls principes généraux de l’UE (transparence, non-discrimination, égalité de traitement, proportionnalité).
4. Pour les services d’intérêt économique général, les autorités publiques doivent clairement définir leur « mission particulière » (principe de transparence).
5. Sur cette base, elles peuvent définir les moyens adaptés au bon accomplissement de la « mission particulière » (principe de proportionnalité), y compris, s’ils s’avèrent nécessaires et proportionnés, des aides et subventions, des droits exclusifs ou spéciaux.
6. Les Etats membres ont le libre choix des modes de gestion : interne, « in house », délégué, etc.
7. Ces définitions doivent clairement établir des normes de « qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs » (cf. ci-dessous « des valeurs communes »).
8. Les règles de concurrence et de marché intérieur ne s’appliquent que si elles ne font pas obstacle, en droit ou en fait, à l’accomplissement de leur mission particulière. Le développement des échanges ne doit cependant pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’UE.
9. Les Etats membres ont la liberté de choix du type de propriété des entreprises (principe de neutralité).
10. Dans tous les cas, il peut exister des abus relevant d’une « erreur manifeste », que la Commission peut soulever, sous le contrôle de la Cour de Justice de l’UE.
Dès lors, la gouvernance des services publics doit s’inscrire dans un cercle vertueux :
- le pré requis est l’organisation de l’expression des attentes et besoins de tous les utilisateurs, débouchant sur la claire définition des objectifs et missions du service ;
- parallèlement doit être décidé le(s) territoire(s) pertinent(s) d’organisation du service, amenant à mettre en œuvre une (des) autorité(s) organisatrice(s), fonctionnant sur un mode de coopération non hiérarchisés avec tous les acteurs et niveaux ;
- la mise en œuvre opératoire doit se faire au plus près des réalités et du terrain, permettant des rapports de proximité avec tous les utilisateurs ;
- l’opération du service doit s’accompagner de modes continus de régulation multi-acteurs et réguliers d’évaluation multicritères, au regard des missions définies ;
- les retours d’expériences doivent permettre d’adapter le service à l’évolution des besoins et des préférences.
Il reste que les défis qu’a à affronter l’Union européenne devraient l’inciter à édifier, dans le plein respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité, des services européens d’intérêt général, par exemple dans les grands réseaux transeuropéens d’énergie et de transport, dans les domaines de la santé – le Covid en a montré l’urgence et les potentialités – du changement climatique ou de la connaissance, de la sécurité ou de la défense.
Mettre en œuvre la transition écologique, la décarbonation de l’énergie, des transports et de l’habitat, la sobriété de nos rapports à la nature, en particulier en matière d’usages de l’eau, autant d’objectifs qui doivent conduire à actualiser et compléter les missions de service public, à reconnaître la pertinence l’Union européenne et de ses valeurs pour exercer ses responsabilités, appuyer, coordonner et compléter les initiatives locales, régionales, nationales et de la société civile (3 ), pour être un acteur majeur de la multi polarisation du monde.
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(1) L’expression française « services publics » a ainsi trois équivalents possibles en anglais : « public service », qui désigne les administrations publiques (conception organique), « public services », qui renvoie de manière générale à une conception fonctionnelle, et « public utilities », qui désigne les services de réseaux industriels et commerciaux.
(2) Le XVIIIè siècle a été en Europe le « siècles des Lumières », aujourd’hui considéré comme un patrimoine commun (cf. mon ouvrage Le XXIè siécles des Lumières, Ed. du Croquant, 2023)
(3) Comité économique et social européen, Avis d’initiative, Pour une meilleure mise en œuvre du socle des droits sociaux et la promotion des services essentiels, TEN/692, 2019, rapporteurs Raymond Hencks et Krzysztof Balon, en ligne
* Extrait des Cahiers français n° 436 « Quels services publics pour demain ? »
Pour aller plus loin:
- Pierre Bauby, Service public, services publics, La Documentation française, 2è éd., 2016 - Pierre Bauby L’européanisation des services publics, Presses de SciencesPo, 2011
- Geert Bouckaert; Sabine Kuhlmann et Christian Schwab (dir.). L’avenir des administrations locales en Europe : Leçons tirées de la recherche et de la pratique dans 31 pays. Institut de la gestion publique et du développement économique, Paris, 2018.
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